d’Lëtzebuerger Land : Un an après la faillite de Lehman Brothers, qu’est-ce qui a changé dans le secteur financier luxembourgeois ?
Jean-Jacques Rommes : Je crois qu’il y a évidemment une sécurité, une confiance en nous-mêmes qui ont été ébranlées. Nous nous étions habitués, non seulement sur la place financière, mais dans l’économie luxembourgeoise en général, à des chiffres de croissance impressionnants, à des certitudes qui s’avérent intenables à plus long terme. Je dois dire que, pour le principe, cela n’a pas tellement étonné l’ABBL. Sur le détail et sur la force de l’impact par contre oui. Nous avions toujours dit que les arbres n’allaient pas pousser jusqu’au ciel. Mais alors, que les racines les plus solides de la place financière se trouvent ébranlées comme cela, je vous avoue volontiers que je n’y aurais pas cru.
Nous partageons à l’ABBL, le même ébranlement que doit ressentir l’homme de la rue, qui lui aussi s’était sans doute figuré que les choses seraient un peu plus solides que cela. Voilà pour l’impression. Ensuite, il y a les faits : Le fait que la place financière ne va plus générer à l’avenir les chiffres de croissance des dernières quinze années ; le fait que l’économie luxembourgeoise en général, ses budgets et les possibilités de l’État luxembourgeois devront s’adapter à cette donne ; le fait que la crise n’est pas terminée et que des impacts certains sur l’économie luxembourgeoise ne sont même pas encore ressentis.
Vous faites ici référence à l’impact que la crise aura sur le niveau de l’emploi. À quoi faut-il s’attendre ?
Oui, je parle de l’impact au niveau de l’emploi ; car de fortes incertitudes continuent de peser sur la place financière. Ce qui a disparu depuis cet automne affreux, c’est la crainte directe que nous avons pu ressentir pour les établissements qui ont rencontré des difficultés. Cette crainte directe s’est largement estompée. Mais nous voyons maintenant des effets concrets de la crise. Nous voyons que la valeur des actifs se retrouve à des niveaux inférieurs, que les revenus se trouvent insécurisés, car les bons résultats que nous avons écrits maintenant en 2009 sont dus à certains effets de baisse des intérêts qui ne sont peut- être pas récurrents. Par contre, nous ne sommes pas sûrs de retrouver, au niveau des commissions, un rythme de croisière, tel qu’il a pu être avant la crise. Il reste donc des incertitudes majeures. Il y a aussi le fait que tout le monde en appelle désormais à une finance sage, assainie presque ennuyeuse. Il faut savoir que si l’on veut cette finance-là, la croissance sera réduite au niveau international et donc aussi au Luxembourg.
Quelles sont les activités de la Place, de l’industrie des fonds ou de la gestion privée, qui ont le plus souffert et qui risquent de souffrir le plus durablement de la crise ?
La seule bonne nouvelle, c’est que nos deux grands créneaux, à savoir la banque privée et le back-office des fonds d’investissement, sont relativement résistants à la crise. Ce n’est justement pas le cas de l’investment banking. Nos activités principales connaissent donc une relative stabilité par rapport à une place financière comme Londres, beaucoup plus exposée à ce genre d’activité. Nous souffrons évidemment du rétrécissement des avoirs en valeur et d’une réduction des commissions
perçues sur ces avoirs. Au niveau de la banque privée, nous avons un phénomène identique auquel s’ajoute un autre paramètre : Les politiciens ont découvert ce qu’ils appellent les paradis fiscaux comme bouc émissaires de la crise. Ils ont profité des événements pour obtenir ce qu’ils ont toujours voulu, et qui n’a rien à voir avec la crise, à savoir une mise en cause très forte de la confidentialité bancaire dans les pays qui sont plus petits que les leurs.
Vous avez failli dire secret…
Non, je veux bannir ce mot-là (rires), car il est mal vu.
Est-ce que l’on connaît déjà l’impact que la restructuration du secteur financier allemand aura dans l’industrie financière luxembourgeoise ?
Tout reste à venir car la restructuration du paysage bancaire allemand n’est guère amorcée. Je constate au passage que le ministre allemand des Finances cherche beaucoup à l’étranger les origines de la crise, mais que peu de secteurs financiers nationaux ont été aussi impactés qu’en Allemagne et cela pour des raisons très spécifiquement allemandes.
Les mouvements de décentralisation de certaines fonctions s’accélèrent, on le voit avec la décision de RBC Dexia de délocaliser des activités en Malaisie. Jusqu’où va-t-on aller ?
Nous avons déjà dit à plusieurs reprises que si nous ne parvenions pas, au Luxembourg, à augmenter la valeur ajoutée ou à élever nos activités dans la chaîne de valeur, nous risquons de devenir trop chers. Il faut savoir que dans le domaine des fonds d’investissement, nous sommes les spécialistes de la structuration juridique et du back-office des fonds. Cette dernière activité risque de pouvoir être effectuée ailleurs à moindres frais. La compétitivité au niveau des coûts salariaux reste un sujet dans la crise comme il l’a été avant. Personne n’a voulu nous écouter à ce sujet. Maintenant, nos interlocuteurs seront sans doute forcés de nous entendre.
Comment a évolué depuis un an le rôle des risk managers ? Sont-ils vraiment devenus les personnages les plus importants des banques ?
Contrairement à ce que l’on pense, ils étaient déjà importants avant. Je voudrais quand même rappeler que les risques de la planète financière se sont manifestés brutalement au Luxembourg, mais n’y ont pas trouvé leur origine. Les deux grandes banques qui ont eu des difficultés directes les ont eue uniquement à cause de leurs maisons-mères et l’État luxembourgeois a contribué à stabiliser des groupes dont les maisons-mères étrangères ont causé les difficultés. Je ne vois que les cas d’IKB et des banques islandaises, qui sont relativement moins importants, par rapports auquels l’on pourrait éventuellement se poser la question de la surveillance du risque ici au Luxembourg.
Le gouvernement a justement apporté son soutien à certaines banques à travers une garantie d’État. Est-ce qu’il est l’heure de se retirer ? Quand le sera-t-il ?
Une aide directe a été apportée par l’État à deux établissements. C’est aux établissements eux-mêmes de définir le moment où ils n’en auront plus besoin. Ce qui est certain, c’est que l’État a vocation à se retirer à terme de BGL BNP Paribas et qu’il n’a pas vocation non plus à garder ad infinitum la garantie à Dexia. Je voudrais préciser à cet égard que non seulement l’État se retirera à moyen terme, mais qu’il aura gagné de l’argent sur ces transactions et qu’il en gagne en ce moment. Je le dis car je sais que dans l’opinion publique, largement influencée par ce qui se dit à la télévision outre-Moselle, on estime que le budget de l’État a subi des dépenses pour soutenir les banques. En tout cas, au Luxembourg, ce n’est pas comme cela que ça s’est passé. L’État est en train de retirer des recettes de son investissement, recettes auxquelles il a droit parce qu’il a pris des risques dans ces établissements.
Faut-il craindre les effets d’une seconde vague d’expositions aux risques, liés notamment aux défaillances des détenteurs de cartes de crédit aux États-Unis ? Quel est le degré d’exposition des banques luxembourgeoises à ce risque ?
Je ne crains pas tellement ce risque, car ça fait à peu près dix mois que l’on en parle et qu’il ne vient pas. Donc, je ne pense pas que ce soit là le risque majeur. Je ne crois pas par ailleurs que les établissements luxembourgeois soient très exposés à ce risque. Par contre, si vous me demandez si tous les risques ont disparu, la réponse est manifestement non. Il y a très peu de réponses réglementaires qui ont été apportées jusqu’à présent.
J’ai nettement l’impression que le G20 s’entretient sur les mauvais sujets. Je constate beaucoup de tergiversations qui tentent à mettre en vitrine de faux problèmes au lieu de toucher aux sujets réels qui sont très techniques, très complexes et dont on devrait pourtant parler.
Quels sont ces problèmes techniques dont les médias ne parlent pas? On peut présumer que la régulation en fait partie.
La régulation bien sûr. Parmi les problèmes qui se posent à ce sujet, on peut citer les standards comptables internationaux des établissements de crédit , les règles relatives à la titrisation et les bonus. La discussion autour des bonus est actuellement menée comme une question de jalousie sociale alors qu’il faudrait la traiter comme un problème de stabilité financière. Tout reste à faire par ailleurs au niveau de la collaboration des autorités de régulation au niveau mondial.
L’activité des fonds d’investissement s’est reprise avec des flux d’investissement désormais au vert. Les affaires semblent avoir plus de mal à redémarrer dans le domaine de la banque privée. Y a-t-il un espoir d’une reprise dans ce secteur et pour quand ?
En matière d’OPC, nous avons acquis des compétences qui ne vont pas nous être reprises si vite. Le fait que le marché ait retrouvé des couleurs a eu un impact positif et c’est tant mieux. Au niveau de la banque privée, les banques rencontrent des difficultés qui sont certainement à mettre sur le compte de la guerre de réputation que nous livrent actuellement nos voisins. Je n’ai pas l’impression d’ailleurs que cette guerre-là va cesser après la signature des conventions de non-double imposition.
Qu’est-ce qui pourrait convaincre les clients à remettre leur argent à Luxembourg ? L’ABBL a-t-elle défini une stratégie sur ce point. Attendez-vous un geste de la part des politiques ?
Nous n’avons pas eu l’occasion jusqu’à présent de soumettre à la politique notre feuille de route pour les prochaines années. Notre Private Banking Group est en train d’élaborer un plan d’action détaillé qu’il va sans doute soumettre au ministre des Finances. Nous sommes aussi en train de faire des réflexions plus générales sur l’orientation de la place financière, que nous soumettrons aussi le moment venu. La place financière a toujours mis l’accent sur son professionnalisme, son ouverture vers les professionnels et sa capacité de compréhension de leurs problèmes. Nous devons conserver cela, mais nous devons plus que par le passé faire comprendre quelle est la plus-value du Luxembourg par rapport à d’autres places, pour les clients et ceux qui investissent ici. Une réorientation vers le client, vers ses attentes me semble importante. Je retrouve d’ailleurs dans le projet gouvernemental les termes de banque éthique et de banque islamique. Je pense, dans la mesure où il faut entendre sous le terme de banque éthique un investissement conforme aux convictions profondes du client, que c’est certainement la voix indispensable à suivre. Il faut être à son écoute non pas parce qu’on a envie de lui vendre un produit, mais parce qu’on veut lui donner ce dont il a vraiment besoin. Il s’agit d’un changement de mentalité qui ne va probablement pas se faire du jour au lendemain, mais qui est important.
Vous avez maintenant un ministre des Finances à temps complet, ce qui ne devrait pas vous déplaire. Qu’attendez-vous de Luc Frieden ?
Nous ne nous sommes pas plaints haut et fort de la situation précédente, mais nous pouvons nous réjouir de la situation actuelle.
On ne vous a pas trop entendu ces derniers mois. Pourquoi ne pas avoir déjà envoyé votre feuille de route au nouveau gouvernement ? La crise vous rend-elle plus discrets que d’ordinaire ?
Nous ne sommes pas restés sans contact avec les responsables politiques au moment de la création du nouveau gouvernement. Nous pensons quand même qu’il serait utile maintenant de formaliser notre feuille de route qui ne parlera pas de choses très concrètes mais qui doit dire quelle est notre vision de la place financière dans les cinq ans. Ce n’est pas quelque chose que nous pouvions faire à la va-vite, ni avant, puisque nous avons été surpris par l’état de l’économie financière.
N’avez-vous pas quand même des revendications concrètes à formuler, qui pourraient notamment être inscrites au projet de budget 2010 ?
Nous n’avons pas demandé au gouvernement de réduire les impôts (rires), ce que nous n’avions de cesse pourtant de réclamer ces dernières années. Au niveau des revendications que nous adresserons très certainement, il n’y en a pas qui coûteront un argent très conséquent. Nous pensons que le Luxembourg n’a jamais beaucoup trop investi dans sa place financière, alors qu’il en a recueilli la manne et qu’il a trouvé bien agréable cet argent qui lui venait et l’a distribué sans trop se soucier de sa provenance. Or, il y a un certain déficit infrastructurel sur la place financière. Par exemple, dans le nouveau paysage réglementaire qui se profile, la Commission de surveillance du secteur financier devra avoir les moyens pour suivre le rythme. Le ministère des Finances est un des plus petits ministères, alors qu’il est responsable pour un pan très important de notre économie.
C’est vrai aussi pour d’autres administrations comme la justice dans laquelle on a beaucoup investi ces dernières années, mais où l’on entend ci ou là des choses qui pourraient être faites mieux encore, comme un renforcement des moyens du Parquet en matière de blanchiment.
Est-ce que cela veut dire que l’ABBL appuie le renforcement des pouvoirs de sanction de la CSSF ?
Lorsque je parle des moyens de la CSSF, je parle de ses moyens humains et de sa capacité à embaucher aussi des spécialistes de l’étranger. Nous voudrions éviter que la place financière se décline en des Luxembourgeois qui surveillent les étrangers. Au niveau des sanctions, nous ne freinons pas cela. Il ne faut pas croire pourtant que la sanction est ce qui change un paysage réglementaire. Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, la règle ne tient pas sa légitimité de la sanction. C’est la sanction qui tient sa légitimité de la règle.
Souhaitez-vous une relation plus structurée dans vos relations avec le gouvernement ?
Nous sommes toujours contents de rencontrer notre ministre. Le plus souvent ça arrive, le mieux c’est. Plus concrètement, nous sommes en train de mener une réflexion sur une refonte du Codeplafi (comité de développement de la place financière, ndlr), une redéfinition de son rôle. Cette réflexion a eu lieu au sein du Codeplafi même et demandera à un moment donné l’arbitrage du ministre compétent. C’est à lui de prendre une décision sur le Codeplafi qu’il veut.
Et vous, que voulez-vous ?
Nous pensons que le Codeplafi n’a pas besoin d’une très grande proximité par rapport à la CSSF, mais qu’il en a besoin par rapport à son ministre. Nous pensons aussi qu’au niveau de sa composition, le comité pourrait être plus flexible avec des mandats à durée déterminée par exemple. Les sous-comités comme le Cobma (Comité d’observation des marchés) et le Comité du domaine juridique ont montré leur utilité dans le passé et ils devraient être maintenus et même encouragés à l’avenir.
Des banques suisses auraient livré 3 000 noms de contribuables français à Paris. Un tel scénario serait-il techniquement possible au Luxembourg, dans le contexte par exemple de la nouvelle convention d’entraide fiscale qui ne prévoit que l’échange d’informations sur demande et non pas automatique ?
Les demandes d’informations que la France peut nous adresser sont des informations qui doivent être spécifiques. Les Français ont annoncé qu’ils vont provoquer des cas tests pour voir si ça fonctionne, ce qui est évidemment une insulte comme d’ailleurs tout ce qui nous vient de France ces derniers temps dans ce cadre-là. Aucune demande légale qui nous a été adressée ces dernières années depuis la France en matière d’entraide judiciaire ou en matière d’entraide quelle qu’elle soit ne s’est vue refusée. Il y aura très certainement maintenant, une entraide administrative effective en matière fiscale sur base de l’article 26 de l’OCDE, comme le Luxembourg s’est engagé à le faire. Encore faut-il que la convention soit ratifiée. Il s’en suit que ce n’est pas une bonne idée de cacher au Luxembourg son argent aux yeux de son fisc national, français par exemple. Cette époque-là est en train de prendre fin.Nous restons opposés à l’échange d’informations automatique, mais nous ne pensons pas que des Français vont fuir leur fisc pour ramener l’argent au Luxembourg comme ils ont pu le faire pendant les premières années Mitterrand.
Eric Woerth, le ministre français des Finances, a demandé à ses banques de transmettre des informations sur des transferts effectués dans certains pays, dont le Luxembourg. Que pensez vous de cette initiative. Est-elle conforme à la réglementation européenne sur la libre circulation ? Ne faut-il pas réagir ?
Il faut faire une distinction. La France est bien sûr libre de surveiller les virements qui sont faits à partir de son territoire. Si quelqu’un dans l’administration française pense qu’il y a des centaines de millions d’euros qui sont virés de France vers le Luxembourg en catimini tous les ans, c’est qu’il rêve. Ça ne se passe tout simplement pas. De plus, ça nous est égal qu’ils le fassent, car je suis persuadé que l’énorme majorité des transactions se révèleront parfaitement légales aux yeux de la
législation française. Si par contre la France annonce qu’elle va traiter différemment certains pays étrangers européens dont le Luxembourg, il y aurait discrimination par la nationalité et donc chicane des clients français qui traitent avec le Luxembourg par rapport à d’autres clients qui traitent avec l’Allemagne par exemple. Or, ce genre de chicane serait contraire aux traités européens. Il faudrait alors voir quels sont les moyens juridiques pour s’en plaindre. Normalement, ce serait le rôle de la Commission européenne d’interdire ce genre de procédé, bien que je vous avoue qu’avec l’expérience que nous avons en matière de DLU, par exemple, ou d’autres discriminations de la part de pays voisins, notre confiance dans la Commission européenne est très réduite.