Ainsi donc, le 9 mars dernier, la Banque Centrale Européenne (BCE) est entrée concrètement dans la voie de « l’assouplissement quantitatif » (quantitative easing). L’opération consiste à racheter aux banques commerciales, qui en sont gorgées, soixante milliards d’obligations d’État, tous les mois d’ici à septembre 2016, pour les aider à retrouver leur liquidité et leur permettre de prêter davantage.
Cette décision n’est que le dernier avatar des « mesures non conventionnelles » (comprendre : non prévues dans ses statuts) prises par la BCE de manière accélérée depuis l’arrivée à sa tête de Mario Draghi en novembre 2011. Nées des circonstances, elles ont d’autant plus facilement été avalisées et pérennisées qu’elles correspondent à la volonté exprimée depuis longtemps par des hommes politiques et économistes de faire de la BCE une banque centrale comme une autre, en élargissant son champ et ses moyens d’action (lire encadré).
Lors de sa création en 1999, la BCE avait reçu pour mission principale de maintenir la stabilité des prix dans la zone euro, en contenant l’inflation annuelle « au-dessous, mais à un niveau proche, de deux pour cent sur le moyen terme ». Pour un établissement officiellement en charge de la politique monétaire de la zone euro, ce mandat est déjà réducteur par rapport à ceux assignés à dautres banques centrales. Ainsi la Fed américaine a un double objectif, stabilité monétaire et encouragement de la croissance, et peut choisir de privilégier l’un ou l’autre selon les circonstances.
Pour atteindre ce but, la BCE devait s’appuyer essentiellement sur une palette de taux directeurs, au nombre de trois : le taux des prêts à court terme accordés aux banques (ou « refi »), le taux de facilités marginales (prêts au jour le jour) et le taux de rémunération des dépôts. Là aussi la BCE ne disposait à l’origine que d’une boîte à outils réduite par rapport ses homologues, mais pendant les dix premières années de son existence elle s’en est contentée.
En septembre 2008, la faillite de Lehman Brothers a complètement bloqué le marché monétaire interbancaire. Les banques n’osaient plus se prêter entre elles, de peur que leurs contreparties ne fassent défaut. Celles qui avaient une trésorerie positive gardaient leurs fonds, tandis que les autres étaient totalement exsangues. En temps normal, une banque centrale n’intervient sur le marché monétaire que pour « faire l’appoint » quand il existe un besoin net de liquidité. Mais là, pour débloquer la situation et éviter un effet de domino dévastateur, la BCE a décidé de fournir la totalité de la liquidité demandée par les banques, à un taux d’intérêt modeste. Cette intervention, destinée à rester temporaire, a quand même duré plusieurs mois, le temps que les banques retrouvent confiance les unes envers les autres : pendant cette période, celles qui le pouvaient plaçaient directement leurs excédents auprès de la BCE, laquelle reprêtait aux banques dans le besoin, un cas de figure inhabituel pour une banque centrale qui n’est pas supposée faire de l’intermédiation.
La BCE est venue au secours des banques en d’autres occasions, comme par exemple fin 2011, lorsqu’à la suite d’un accord de swap avec la Fed américaine, elle a fourni des liquidités en dollars aux banques commerciales qui en manquaient cruellement. À la même époque, la BCE a acquis directement auprès de certaines banques des obligations privées « sécurisées » pour faciliter leur refinancement.
A partir de 2010, et le déclenchement de la crise des dettes publiques européennes, ce rachat de titres a aussi concerné les obligations d’État, notamment pour éviter que certains pays assèchent leur trésorerie, voire se trouvent en défaut de paiement, au moment de l’arrivée à échéance des obligations émises. La BCE a ainsi acquis en deux ans pour près de 220 milliards d’euros de titres d’emprunts des États grec, portugais, italien et espagnol dans le cadre du programme SMP (securities market program).
Une intervention inédite, mais pérennisée par l’annonce en septembre 2012, d’un programme de rachat illimité d’obligations émises par des États en difficulté. Selon le dispositif d’ OMT (outright monetary transaction), la BCE pouvait intervenir autant de fois que nécessaire pour racheter sur le marché secondaire les obligations d’une maturité de un à trois ans : les pays concernés étaient ceux bénéficiant de l’aide du Fonds Européen de Stabilité Financière, mais pas ceux ayant fait l’objet, comme la Grèce, d’un « programme d’ajustement complet » et n’ayant pas accès au marché. Mais la contrepartie était aussi l’acceptation de mesures d’assainissement des dépenses publiques. Aucun OMT n’a été finalement mis en place. Toutefois la simple annonce du dispositif a suffi à relâcher la tension sur les taux d’intérêt des pays en difficulté.
Parallèlement à ces mesures de sauvetage ciblées sur les états du sud, la BCE s’est préoccupée après la crise financière de favoriser le redémarrage du crédit dans la totalité de la zone euro. Elle a pris conscience que son intervention classique fondée sur une politique de taux, même si elle a un effet psychologique indéniable, trouvait rapidement ses limites. D’où à nouveau l’utilisation de nouvelles « mesures non conventionnelles » comme par exemple la réduction des exigences minimales de qualité concernant les « collatéraux » (actifs fournis en garantie lors d’une opération de refinancement) et surtout l’octroi direct de liquidités aux banques.
Un débat s’est ouvert à ce sujet. Des voix éminentes se sont fait entendre dès 2010 (comme celles de l’ancien président de la Commission européenne Jacques Delors ou du prix Nobel d’économie Paul Krugman) pour que la BCE rachète en grande quantité, sur les marchés secondaires, la dette émise par les États, comme c’est le cas aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Ces titres étant essentiellement détenus par des banques cela revient à « liquidifier » leurs créances et à reconstituer leur capacité de prêts.
Craignant que cela ne constitue pour certains pays peu vertueux une incitation à relâcher leurs d’efforts pour se désendetter, l’Allemagne et les pays du nord de l’Europe se sont opposés à cette solution et la BCE a choisi la voie du LTRO (long term refinancing operations) : en décembre 2011 et février 2012 elle a permis à quelque 800 banques d’emprunter 1 000 milliards d’euros pour une durée de trois ans, des sommes qui ont en partie servi à acheter des titres publics et n’ont pas assez irrigué « l’économie réelle ».
A l’automne 2014, constatant que la distribution de nouveaux crédits demeurait faible, la BCE a lancé un programme « TLTRO » où le T est la première lettre de « Targeted » : il s’agissait d’une vaste opération de financement, d’un montant de 1 000 milliards prêtables sur quatre ans, ciblée pour favoriser les prêts aux entreprises. Comme le redoutaient plusieurs experts ce dispositif a connu un nouvel échec : sur 382 banques éligibles, 255 se sont manifestées, et, alors qu’elles auraient pu emprunter 400 milliards elles n’en ont demandé que 83 !
C’est ce qui a finalement convaincu la BCE de se lancer dans l’assouplissement quantitatif, malgré les réticences persistantes de certains Etats membres. Décidé en janvier 2015, le quantitative easing de la BCE est très important, avec un programme de rachat d’environ 1 140 milliards d’euros, vingt milliards de plus qu’attendu, sur un encours d’environ 6 500 milliards.
Pour autant il est très encadré. Seuls vingt pour cent des rachats d’obligations seront effectués par la BCE elle-même, les 80 pour cent restants étant acquis par les banques centrales nationales. La mutualisation européenne des risques portera donc sur un montant limité à environ douze milliards par mois.
D’autre part, pour réduire son risque de contrepartie, la BCE n’achètera pas plus du tiers du total de la dette de chaque émetteur et pas plus du quart de chaque émission. Enfin, les achats d’obligations seront réalisés au prorata de la détention du capital de la BCE par les banques centrales nationales, de sorte que près de la moitié (45,7 pour cent) des achats porteront sur les obligations des États allemands et français.
Pour devenir une banque centrale comme les autres, il reste à la BCE à franchir quelques étapes. Elles sont connues depuis longtemps, et d’ailleurs attendues par certains économistes, mais ces projets ne sont pas d’actualité et dont leur retour au premier plan signerait une situation gravissime.
Avec le retour à un calme relatif sur le front de la dette publique en zone euro, et la baisse généralisée des taux, la question de l’émission d’euro-obligations a perdu de son acuité. Dans cette hypothèse, et en l’absence d’un Trésor Européen, la BCE recevrait un mandat des Trésors publics nationaux pour emprunter directement sur les marchés financiers et ainsi mutualiser les risques de défaut.
L’autre cas de figure serait constitué par l’achat d’obligations à l’occasion d’émissions primaires des différents États. Cette pratique est actuellement interdite par les statuts de la BCE qui ne peut donc pas financer directement les dettes publiques des États membres de la zone euro. Elle était pourtant courante dans plusieurs pays avant la création de l’euro (à l’exception notable de la France, depuis 1973) et perdure au Royaume-Uni, au Japon et surtout aux États-Unis où la quasi-intégralité des émissions du Trésor local sont souscrites par la Fed, dont le bilan est composé à 90 pour cent de titres de dette publique. De l’open market à l’état pur !