d’Lëtzebuerger Land : La clientèle que vous accueillez dans votre cabinet de psychanalyse au Kirchberg est internationale, riche, éduquée, et malheureuse. Comment les cadres de la place financière qui vous consultent entre les heures de bureau décrivent-ils leurs maux ?
Thierry Simonelli : Pour les plus jeunes, la détresse se manifeste sous la forme de problèmes très isolés, bien délimités, ressentis comme des déficits, des blocages qui empêchent d’avancer dans la carrière. Ils restent donc dans la logique de la productivité effrénée et s’attendent à apprendre à mieux contrôler ce qui fait problème. À un âge plus avancé, vers la quarantaine et au-delà, surgissent les questions plus générales, posées dans un contexte plus large : « À quoi bon ? », ou « Ferai-je ce travail le restant de ma vie ? » Ces personnes se retrouvent dans une situation de désorientation, de perte de fil quant à l’utilité de l’activité qu’elles exercent. Il y a un phénomène d’épuisement du sens : Ça ne tourne plus rond. La motivation ne prend plus.
Dans un milieu où la performance est un impératif, pousser la porte d’un cabinet psychanalytique pour s’y adonner à l’introspection ne doit pas être évidente…
Beaucoup de personnes qui me consultent ont l’impression de ne plus vraiment avoir le choix. Elles se sentent poussées à la réflexion critique de par leur malaise, de par leur souffrance. Elles en sont arrivées à un point où il faudra bien passer par là. C’est une sorte de motivation négative et on pourrait presque dire que cette souffrance est leur dernière chance de se sortir du carcan de l’efficacité totalitaire. C’est ce qui les arrache à cette compétition, à cette course sans fin. Souvent, la critique de ce mode de vie ne pourra se faire qu’à un certain âge et, souvent aussi, après un certain degré de réussite. Il faut avoir grimpé avec succès les échelons pour réaliser que, au bout de l’ascension, il y a le vide.
Il faut passer par la désillusion du succès ?
La déception et la découverte qu’il n’y a plus d’histoire personnelle, plus de biographie cohérente. Qu’on a vécu une vie fragmentée, divisée, au rythme et à l’image du travail, attelé à des tâches toujours fragmentaires, toujours plus ou moins rapidement accomplies, suivies par de nouvelles tâches, tout aussi fragmentaires, demandant adaptation sur adaptation. Dans les milieux financiers, l’expérience, qui pourrait constituer un fil narratif biographique, n’est pas valorisée, puisqu’elle vous ancre trop dans un certain type de travail. Or ce qui est demandé, c’est le potentiel, l’adaptabilité, la flexibilité. Vous n’allez pas rester au même poste toute une vie, vous ne devez pas accomplir les mêmes tâches des années durant. Ce serait mal vu, parce que cela montrerait clairement que vous n’êtes pas assez flexible, pas assez dynamique, que vous n’arrivez pas à vous adapter aux besoins changeants de l’entreprise et du marché.
Pour les cadres intermédiaires et supérieurs, passer quotidiennement douze heures au bureau est de bon ton. S’agit-il là d’une contrainte sociale ?
Il y a cette exigence extérieure de démontrer son engagement, et les heures de présence y comptent pour beaucoup. Si vous envoyez le dernier e-mail de la journée après minuit, tant mieux, ça jouera favorablement dans votre évaluation. Si on parle d’heures supplémentaires, on parle d’ailleurs quasi systématiquement d’heures supplémentaires non-payées ! La personne est censée montrer son investissement dans l’espoir d’avoir, à l’avenir, la chance de monter l’échelle, et de faire, à nouveau, plus d’heures supplémentaires. La logique est la même que celles des « stages en entreprise », c’est celle de l’exploitation maximale. Vous travaillez sans retour, mais, en même temps, ce travail est considéré comme une sorte d’investissement dans votre carrière future.
N’est-ce pas aussi l’expression d’une esthétique ou d’une éthique du travail intériorisées ?
On la retrouve surtout chez les jeunes. Il y a une fascination pour un type de vie, qui semble très prometteur. Si vous vous montrez assez investi et, en même temps, assez flexible, on vous promettra le monde : une vie pleine de succès, pleine d’argent avec les images de la grosse bagnole, de l’appartement chic et des voyages prestigieux. Bien évidemment, cela ne se réalise que pour une minorité. Et quand ça arrive, ce supplément de luxe se traduit rarement en valeur d’usage. Ça reste, étant donné le temps du travail, une valeur de représentation, de statut, de compensation, inaccessible à la jouissance de l’usage.
Lorsqu’on interroge des banquiers sur leur travail, beaucoup évoquent « l’adrénaline » et le côté « sexy » des activités financières. Ils disent y trouver un épanouissement personnel.
Je ne suis pas sûr que le terme « épanouissement », en ce qu’il implique un développement personnel, soit si juste. L’épanouissement n’est certainement pas celui de l’artisan, qui évolue dans le rapport à l’objet de sa production. Sur la place financière, ce qui est érotisé, c’est l’aspect sportif du travail, son côté adrénaline justement. Ce qui est excitant, c’est la compétition : faire mieux que les autres, être moins cher, plus rapide, plus fort. C’est donc une satisfaction qui reste purement formelle quant à l’objet du travail ; un tel investissement serait d’ailleurs tout à fait contre-productif. Je parlerais plutôt de jouissance, comme dans la jouissance sexuelle : un orgasme de l’égo. Le sentiment de force et de supériorité qui vient avec la réussite.
L’hyper-connectivité a considérablement étendu le domaine du travail. Comment avez-vous vécu l’arrivée du premier Blackberry il y a douze ans ?
Par les sonneries incessantes durant les séances. Des textos et e-mails, toujours importants, évidemment. L’impératif technologie a introduit une nouvelle temporalité et a dissous les limites entre vie de bureau et vie privée. Mais je vois de plus en plus de personnes qui, avant de commencer la séance, éteignent leur I-Phone ou leur Blackberry pour s’accorder ce temps pour parler de soi. Je crois qu’il y a un début de résistance face à cette forme d’ubiquité du bureau.
Dans une étude faite pour le compte de l’ABBL, le directeur de TNS-Ilres, Charles Margue, a insisté sur la nécessité du « commitment » des employés bancaires. Et de décrire cette attitude réunissant « l’engagement, l’adhésion, la loyauté, l’implication et la motivation de l’employé (… et combinant) toutes les dimensions humaines, émotionnelles et rationnelles de l’être humain sur le plan privé et du travail. » C’est une vue pour le moins totalisante...
Cette citation est très jolie. Elle se lit comme le crédo de la psychologie néolibérale. Cette adhésion à la logique de l’entreprise est cruciale, car la disponibilité au travail efficace et vite fait demande un certain type d’investissement personnel : une attitude corporate, un état d’esprit corporate. Et il faut que l’entreprise arrive à nourrir cette attitude par des contreparties de type bonus, attributions de titres et de responsabilités ou voitures de fonction. C’est ironique : plus vous êtes corporate, plus on vous accorde de libertés de décision.
Et la vie familiale et privée dans tout cela? Quelle place occupe-t-elle ?
On y a droit à petites doses entre les périodes de travail. Mais la logique du travail s’applique jusque dans la vie personnelle. La manière économique de concevoir les choses devient aussi la manière dont on se conçoit soi-même. Nous sommes censés devenir les gestionnaires de notre vie, les risk managers de nos pensées et les consultants de notre santé. Quant à la famille, elle fonctionne comme une PME, abordée en termes de management : Le contrôle des tâches ménagères, de la carrière scolaire des enfants, la gestion du personnel... Or la vie familiale a tendance à être incontrôlable, à excéder ces limites. Elle devient donc souvent une source d’inquiétudes, de promesses intenables et de sentiments de culpabilité.
Alors que, faute de temps libre, la vie familiale souffre, l’entreprise ne devient-elle pas aussi une sorte d’ersatz de famille ?
À partir d’un certain âge, avec la motivation qui s’effrite, l’absence de vie familiale se fait de plus en plus sentir. Elle était suppléée par les liens sociaux du travail, par les rapports à l’équipe et par un langage amical, presque familial, complètement faux, puisque souvent, six mois plus tard, ces personnes ne travailleront déjà plus ensemble. Pour compenser psychologiquement ce manque (parce que tout cela est très rationnalisé) qui pourrait interférer avec le travail, les employés doivent se soumettre à toutes sortes d’exercices à la limite du ridicule – ce qu’on appelle « team-building » – les week-ends dans les forêts de l’Ösling ou dans les stations de wellness du Schwarzwald, censés souder les employés et créer l’illusion, du moins temporaire, d’une unité familiale.
Est-ce que certains de vos patients appréhendent leurs activités dans le monde de la haute finance en termes moraux ou religieux, voire de culpabilité ?
La question de la culpabilité est très présente. Mais elle entre surtout par le biais des questions sur le sens et l’utilité du travail. Il y a des moments où gagner de l’argent ne signifie plus rien. Cela a pu être jouissif, mais il n’y a rien de très sensé ou d’intéressant, parce que dans cette course à la croissance, je suis toujours en compétition avec les autres, je suis toujours seul. Il y a comme un retour du désir de rattachement à quelque chose de plus social, de plus humain. Il y a la recherche d’un rapport différent aux autres, et qui ne soit pas une simple interaction de business.
On entend souvent de la part des gens travaillant dans la finance des fantasmes d’évasion : « Dans trois ans, je vais me barrer, j’irai travailler pour une ONG ou j’ouvrirai un restaurant… »
Je l’entends systématiquement dans les séances. Souvent, c’est la carotte rêvée qui permet d’avancer, ou du moins de tenir le coup. Reste que certaines personnes arrivent à se positionner différemment au sein de leur milieu professionnel. Elles changent d’attitude par rapport au travail : celui-ci devient quelque chose de moins important. Évidemment, en refusant la logique de la carrière et de la course, ces personnes s’exposent à un certain nombre d’incompréhensions, de difficultés et même d’humiliations. D’autres changent de profession. Et il y a des reconversions assez fondamentales, ainsi, certains quittent leur banque pour aller refaire des études. Mais, malheureusement, on a rarement une seconde chance dans la vie. J’ai l’impression qu’au Luxembourg tout est fait pour que cela n’arrive pas.
La grande majorité de vos clients sont des expatriés. Comment décririez-vous ce milieu ?
Il y règne un sentiment d’isolement. D’une part,je pense que l’impossibilité de s’impliquer dansla vie sociale, dans les débats politiques y est pourbeaucoup. Les expats sont réduits au rôle de spectateurs. D’autre part, cet isolement semble parfois choisi. On acquiert vite le sens de l’importance dans un pays aussi petit, aussi limité en termes de compétition. On y acquiert assez rapidement une vue d’ensemble qui permet de situer son prestige, son poids et son petit pouvoir. Et après tout, on n’y est que de passage entre Paris, Francfort et Londres. À en croire ceux qui m’en parlent, les Luxembourgeois témoignent d’une certaine ambiguïté : un accueil extérieur mêlé à une mise à distance dès qu’ils s’agit de choses plus personnelles. Et à écouter les Luxembourgeois, il me semble parfois qu’il reste une sorte de honte, une crainte de s’humilier par rapport à ces personnes venant de l’étranger, très formées, vues comme inatteignables et occupant souvent des postes à haute responsabilité. Il y a un hiatus entre ces personnes à grande mobilité et les Luxembourgeois « à mobilité réduite », plutôt enracinés avec des prêts immobiliers à rembourser. La communication entre ces différentes attitudes semble très difficile. Cela m’a souvent fait penser au fameux « Il n’y a pas de société, il n’y a que des individus ». Sous l’apparence de la belle cohésion sociale, il y a beaucoup de solitude, d’appréhension et d’incompréhension. C’est le prix de l’utopie néolibérale dont se nourrit notre petit pays : des façades étincelantes et des intérieurs dépossédés.