L’avant-garde luxembourgeoise de la monnaie virtuelle se réunit au premier étage du Café Independent. Ils étaient une douzaine de jeunes hommes (et une femme) ce lundi soir : un voyageur scandinave, un lycéen trader, un fondateur d’une start-up, une bloggeuse américaine et quelques fonctionnaires-informaticiens. Autour de la table règne un stupéfiant syncrétisme idéologique, qui combine suspicions envers l’État et le système financier établi, et une inébranlable croyance dans le progrès technologique comme source de « l’amélioration de l’humanité ». Par moments, les conversations peuvent prendre des tournures inattendues. Un jeune informaticien, qui se dit « libertarian », passe de la crise de la dette publique à un plaidoyer pour la libéralisation des lois sur les armes : « Historiquement, qui a interdit aux personnes privées le port des armes ? L’extrême gauche et l’extrême droite ! »
« Tôt ou tard, toutes les monnaies étatiques vont finir par s’effondrer, c’est une certitude mathématique », explique un jeune Norvégien, arrivé il y a deux semaines au Luxembourg. Et d’ajouter : « C’est un fait accompli : on ne peut plus forcer les gens à payer des impôts. Il y aura toujours des paradis fiscaux. Et ce sera pareil pour les bitcoins. La compétition entre juridictions joue en notre faveur. On ne peut combattre un système décentralisé avec un système centralisé. » Ce petit groupe s’est réuni pour préparer les lendemains numériques qui chantent. En attendant, dans un langage tout aussi encodé que la monnaie virtuelle, ils se refilent des tuyaux sur des bitcoins, litecoins, et autre dogecoins. Les monnaies cryptées sont le cash de l’internet : elles permettent des transactions rapides d’un utilisateur à un autre, sans supervision centralisée, intermédiaire, sans paperasse ou commissions, le tout sous couvert d’un anonymat quasi impossible à lever. Les monnaies virtuelles reposent sur des algorithmes, génétiquement imperméables à toute influence politique. Friedrich Hayek et Milton Friedman l’avaient rêvé, les jeunes internautes l’ont fait : un modèle monétaire d’une formidable abstraction mathématique, basé exclusivement sur l’offre et la demande.
« Je l’ai baptisé ,Frankenstein’ », s’amuse ce jeune informaticien, en faisant défiler sur son portable des photos d’une boîte en bois dans laquelle s’enchevêtrent fils électriques, hardware et cartes graphiques. Au-dessus, à l’aide de ficelles, il a pendu une demi-douzaine de ventilateurs PC. C’est une machine à faire du « minage» de monnaie virtuelle : en contrepartie d’une petite commission (rémunérée en bitcoins & co.), l’ordinateur, en réseau avec des centaines de milliers d’autres mineurs, confirme et enregistre les transactions opérées en bitcoins à travers le monde. Depuis deux mois, la machine tourne « 24 sur 24, à pleine vitesse », dit le mineur, en concédant que ne serait « pas exactement très écologique ». Ni très discret. Le boucan produit par « Frankenstein », lui aurait fait passer des nuits d’insomnie. Après déduction des frais d’électricité, la machine à miner de la monnaie virtuelle lui rapporterait quatre euros la journée.
« C’est mignon, mais pas rentable », estime pour sa part Xavier Buck, fondateur d’EuroDNS et entrepreneur dans le secteur informatique. Le minage, extrêmement gourmand en électricité, se fait aujourd’hui à échelle quasi industrielle. Un fonds israélien ayant levé « plusieurs millions » pour se lancer dans le minage de bitcoins aurait ainsi demandé aux data centers gérés par Buck de jouer l’hôte pour pas moins de 4 000 serveurs. Alors que la hardware est de plus en plus spécialisée et préconfigurée, le processus de concentration de la monnaie virtuelle – en principe décentralisée – est entamé.
Assis derrière une tablette numérique sur laquelle s’affiche le cours des bitcoins, c’est pas la politique qui l’intéresse ; il cherche la combine pour se faire beaucoup d’argent en très peu de temps. En novembre, cet élève inscrit en treizième a trouvé la pierre philosophale : il a converti l’intégralité de ses épargnes (4 000 euros) en bitcoins. Depuis, il spécule sur les bourses où s’échangent les monnaies cryptées. Alors qu’il y a une année, un bitcoin s’échangeait pour une dizaine d’euros, en novembre 2013, il a franchi la barre des mille euros, pour se stabiliser autour de 700 euros en ce début 2014. « Toute la structure est démocratique, impossible pour les banques ou l’État d’intervenir », s’extasie l’apprenti trader. Et de dispenser gratuitement un tuyau en day-trading : « Lorsque les Chinois dorment, le cours tombe. On peut en profiter. Il faut observer tous les indices. » Combien y a-t-il gagné ? Il hésite, puis répond : « Assez pour me payer une belle voiture. Or, concède-t-il, la partie épineuse, c’est de retirer et de convertir l’argent ».
C’est ce que propose de faire Nexunity. Max Wolter, le cofondateur de cette nouvelle start-up, n’a pas beaucoup dormi. L’interview tombe mal, le jeune étudiant en informatique, qui dit avoir financé ses études par des parties d’online-poker « semi-professionnelles », est en plein stress des examens. Dans la filiale d’une chaine de restaurant à sushis où lui et son collègue Bastian Raschke, grelotant sous un mince costume d’affaire, ont fixé rendez-vous, il esquisse son projet : « Nous sommes poussés par le perfectionnisme, comme Steve Jobs ». Déjà, le pitch est rodé : « Notre équipe compte parmi le top cinq dans le domaine des bitcoins. Une autre start-up avec un projet équivalent aurait à sa disposition un budget de plusieurs dizaines des millions d’euros. Or nous sommes des managers et techniciens réunis en une personne. Nous n’avons pas besoin d’intermédiaires pour réaliser notre vision. »
Cette start-up, formée de trois personnes et financée par la famille et des collègues, veut créer un nouveau hub européen pour les bitcoins. Ou, de manière plus prosaïque, ouvrir un autre bureau de change où l’internaute pourra convertir monnaie virtuelle en monnaie réelle, et inversement. Pour les usagers, Nexunity sera une porte d’entrée et de sortie sur le marché des bitcoins. Or. l’opération que les jeunes entrepreneurs s’apprêtent à monter au Luxembourg, est délicate. Car, une fois entrées dans le circuit de l’internet, les transactions en bitcoins sont très difficilement repérables. Les interfaces entre monnaie virtuelle et réelle sont donc parmi les seuls points où une réglementation étatique peut s’exercer. C’est là que peut cesser le bal masqué et que les acheteurs et vendeurs peuvent être forcés de se découvrir.
À moins qu’ils ne se rabattent sur des plates-formes peu regardantes, qui leur permettent d’extirper l’argent du réseau, ni vu, ni connu. Des sites offrent ainsi de convertir, via leurs bureaux de change opportunément situés en Malaisie, en Russie ou au Nigeria, les bitcoins en dollars et euros, sans s’enquérir des bénéficiaires réels, en contre-partie de juteuses commissions, bien-entendu. Ces opérations ont fait en quelques mois des bitcoins la monnaie de choix du crime organisé. Fermé en 2013 pour blanchiment d’argent, Liberty Reserve a ainsi servi un million de clients et a permis des transactions en bitcoins d’origine criminelle à hauteur de six milliards d’euros.
« La première étape sera la vérification de la personnalité du client », assure Max Wolter. Tous les clients potentiels seront scannés, promet-il. Nexunity veut passer par un spécialiste anglais « très sérieux et très connu » qui, à partir des médias et d’institutions internationales, aurait compilé une liste noire. Quant à la sécurité des avoirs stockés en bitcoins, qui ont la fâcheuse tendance d’être piratés, Nexunity constituerait « la plate-forme la plus sûre sur le marché », grâce au stockage des précieux bitcoins hors ligne, grâce aussi à un système modulaire, dont les différentes parties seraient isolées les unes des autres ; « une attaque ne toucherait donc pas le système dans son ensemble ». Avant le lancement, Nexunituy dévoilera à quelques collègues informaticiens experts en hacking – qui, à en croire Wolter, auraient même réussi à pénétrer les systèmes informatiques de plusieurs grandes banques de la place financière –, l’ensemble de l’architecture de la plate-forme de change afin qu’ils aient un maximum d’informations d’initiés. Ensuite, ils seront mis au défi de trouver une brèche dans le système. Or, avouent Wolter et Raschke, en cas de gros braquage informatique sur Nexunity et de faillite de l’entreprise, les clients n’auront pas droit au remboursement. « Il y a toujours un risque résiduel. Celui qui prétend le contraire, est soit un menteur, soit un incompétent. »
Un détail reste cependant à clarifier, et il est de taille : à trois mois du lancement prévu, Nexunity n’a toujours pas de compte en banque par lequel elle pourra faire transiter ses opérations. C’est plutôt embêtant. Wolter et Raschke disent avoir approché toutes les grandes banques de la place financière où ils furent reçus par des cadres intermédiaires, dont aucun n’a voulu voir sa banque mêlée à l’aventure bitcoin. Les fondateurs de Nexunity crient à la peur irrationnelle, au manque d’innovation, et à la réglementation excessive et concluent : « Si on ne trouve pas de banque ici, on a un plan de rechange : on s’établira à l’étranger. » Quelques mois avant le passage des deux étudiants, Gonzague Grandval, le dirigeant de Paymium, la plus grande plate-forme de change française, avait lui aussi fait discrètement le tour des établissements bancaires de la place financière luxembourgeoise. Pour l’instant, sa démarche « de prospection » n’aurait pas encore abouti, concède-t-il.
Aux yeux des vénérables instituts bancaires, les monnaies virtuelles, qui permettent des virements à frais quasi zéro, constituent moins une merveilleuse opportunité, qu’une concurrence redoutable. Du moins dans l’immédiat. S’il dit ne pas vouloir « étouffer la tendance par des réglementations », Marc Hemmerling, qui suit le dossier pour le lobby des banques ABBL, sait aussi mettre sa « casquette ABBL » : « Il n’est pas concevable que les banques doivent suivre des règles en blanchiment d’argent et financement de terrorisme stricts, alors que d’autres acteurs les contournent. Same business, same rules ! »
Alors que certains patrons du secteur ICT poussent à faire accéder les bitcoins au même statut que les monnaies qui ont derrière elles des États, les banquiers de la place financière sont nettement moins enthousiastes. Dans un courriel, Hemmerling évoque une demi-douzaine de raisons qui expliquent les réticences des banques : un cadre légal flou, le positionnement par rapport aux systèmes de paiement existants, le risque de se faire voler son stock virtuel, la volatilité du marché. Sans oublier l’opacité des monnaies virtuelles : « Franchement, qui peut prétendre comprendre dans les moindres détails les mécanismes cryptographiques ? »
Pour les institutions bancaires, les monnaies virtuelles constitueraient toujours un sujet « quasi tabou », estime Jean Diederich, président de l’Association des professionnels de la société de l’information (Apsi). Or, Xavier Buck entend déjà sonner les bitcoins sur les serveurs luxembourgeois : « Pour le Luxembourg, c’est à nouveau l’opportunité de se positionner avec une seule circulaire qui créerait la clarté. Les acteurs suivront ». Or, à en croire Diederich, « par rapport au risque à prendre, les banques ne voient pas encore l’argent qu’ils pourraient y gagner. La question sera : quel acteur se jettera le premier sur les bitcoins ? »
D’ores et déjà, Yapital Financial AG, une firme de droit luxembourgeois spécialisée dans le paiement virtuel, se positionne pour le grand saut. « Si, politiquement, le Luxembourg, où le degré d’innovation est plus haut qu’en d’autres endroits, arrive à la conclusion qu’il veut s’ouvrir aux bitcoins, nous sauterons sur le train », dit Nils Winkler, directeur de Yapital. D’un point de vue technique, Yapital ne serait « pas très éloigné » d’un concept pour une plate-forme de change de bitcoins. Dépendant du groupe allemand Otto et employant une trentaine de salariés, ce nouveau positionnement de Yapital pèsera sans doute plus lourd que la petite start-up Nexunity.
Depuis l’arrivée de Pierre Gramegna (DP), on communique peu du côté du ministère des Finances. La règle se vérifie pour les bitcoins : Pour l’instant, on n’a pas de position formalisée sur le statut fiscal des bitcoins, se contente-t-on de déclarer. Entre la finance internationale, le secteur informatique et celui du commerce électronique, le gouvernement se voit confronté à une tâche ingrate : se faire une opinion sur un phénomène mutant à un rythme effréné avant de trancher entre différents intérêts. Afin d’apprivoiser l’étrange objet bitcoin, Luxembourg for finance (LFF) vient de lancer un groupe de travail, qui réunit, comme c’est de tradition au Grand-Duché, lobbys (ABBL, Alfi) et acteurs institutionnels (ministère des Finances, Bourse de Luxembourg, CSSF). Pour les prochaines réunions, Hemmerling évoque des « open workshops » auxquels seront conviées des firmes du secteur financier, de l’informatique et du paiement électronique. Le groupe de travail devra prendre en compte un autre facteur, celui de la communication. Car dans l’esprit d’une bonne partie de l’opinion publique internationale, les bitcoins continuent de se conjuguer avec évasion fiscale et blanchiment d’argent, qui, elles, riment avec Luxembourg. « Le risque pour la réputation » serait un des sujets principaux des premières réunions, estime le directeur de LFF Nicolas Mackel.
Une pile de coupures de presse, de rapports et d’analyses sur les bitcoins haute d’une dizaine de centimètres s’est amassée sur le bureau de Mackel. Rien que ce mois-ci, alors que Helsinki et Stockholm ont décidé de considérer les monnaies virtuelles non comme devises, mais comme des commodités et des actifs, l’entreprise de commerce électronique américain Overstock a décidé d’accepter les bitcoins comme moyen de paiement. Dans ce domaine, les diffuseurs de pornographie en ligne furent parmi les pionniers. Ainsi Porn.comaccepte-t-il les bitcoins depuis décembre et, entretemps, un quart de sa clientèle règle sa facture via cette monnaie discrète. Une tendance que les entreprises du X ayant élu domicile fiscal au Luxembourg (Manwin, DNXCorp, Duo Decad IT Services) suivront de près.
Le groupe de travail devra quant à lui faire le grand écart : réglementer assez pour rassurer les clients et les grandes institutions financières, mais pas trop, au risque de faire fuir le business qu’on voulait attirer. Un scénario évoqué veut que les grandes banques et émetteurs de cartes de paiement resteront en retrait en attendant que se fixeront les standards techniques et réglementaires, pour ensuite entrer de plein pied sur le marché et y racheter à quelques centaines de millions les start-ups qui auront survécu à la sélection technologique. À moins que les monnaies cryptées se révéleront n’avoir été qu’un grand hype, plein de bruit et de fureur, mais sans signification réelle. L’ancien diplomate Nicolas Mackel quant à lui se laisse aller à une première conclusion : « Il me semble que les gens qui pensent qu’il ne s’agit que d’un phénomène de mode, peuvent se tromper. » Et de s’exercer dans le doute cartésien : « La seule chose qui soit certaine, c’est que rien n’est certain ».