L’enthousiasme des débuts a cédé au désenchantement. « Les seuls à avoir vraiment gagné de l’argent sur la finance islamique sont les conférenciers », résume ironiquement Marc Theisen. En 2009, dans un article intitulé « Un nouveau moteur pour la place du Luxembourg », cet avocat d’affaires prisait le « potentiel trop longtemps méconnu » de la finance islamique. Marc Scheer, qui depuis trois ans, occupe l’office du commerce à Abou Dhabi, se rappelle qu’à son arrivée au Golfe, la finance islamique était « le buzz-word du moment. Les gens pensaient que ça allait décoller à cent à l’heure. Mais il était évident que cela allait prendre plus de temps. » Depuis six ans, la finance islamique hante le discours sur la place financière et les pages économiques des journaux ne désemplissent pas. Une douzaine de missions économiques et des centaines d’heures de colloque y furent consacrées. Tout cela n’était-il qu’un hype médiatique ?
Le bilan est mitigé. « Ceux qui pensaient se spécialiser dans la finance islamique au Luxembourg ont pris peu à peu leurs distances », résume un avocat, revenu quelque peu sonné de la ruée vers l’est. Dans les grandes banques s’occupant de la gestion de fortune, l’euphorie a fait place à une certaine lassitude. « Le résultat est loin du potentiel dont on a pu parler », estime un banquier sous couvert d’anonymat. Parmi l’ensemble de ses clients, aucun ne miserait exclusivement sur les produits shariah-compliant. « Si les banques n’ont pas complètement abandonné l’idée, elles ont arrêté d’y mettre massivement leurs ressources. Personne ne dira aujourd’hui que la finance islamique est le business model du futur ». Un autre banquier, travaillant lui aussi dans le wealth management, estime le nombre des clients de sa banque investissant exclusivement dans des produits de la finance islamique, à « moins d’une douzaine ».
Dans les pays musulmans, la finance islamique reste un épiphénomène : même dans les fonds souverains des pays du Golfe, les titres shariah-compliant représentent tout au plus un cinquième. Prise dans sa totalité, la finance islamique pèse à peine la moitié du bilan d’une seule des banques systémiques (il y en a une trentaine). Ses taux de croissance sont certes impressionnants (de l’ordre de quinze pour cent), or, « quand on part de très, très bas, c’est assez facile de croître rapidement », estime un observateur du secteur.
Avec à peine 111 fonds shariah-compliant (tendance à la baisse) sur un total de 3 890 fonds domiciliés au Luxembourg, la finance islamique reste une goutte dans l’océan, même si, selon Reuters, pour les fonds islamiques – du moins leur domiciliation –, le Luxembourg se placerait à une honorable troisième place, derrière la Malaisie et l’Arabie Saoudite. Le président de l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement (Alfi) Marc Saluzzi parle d’un « marché de niche » qui ne serait « qu’un élément du grand puzzle de la diversification de la place financière ». Chez l’Alfi, on assimile la finance islamique à l’investissement responsable, où « notre objectif est d’atteindre les dix pour cent des actifs ». C’est une belle histoire, surtout au temps où les hedge funds ne sont plus en odeur de sainteté, mais elle ne risquera pas de se réaliser de sitôt. Ainsi, pour l’instant, seulement 34 fonds de microfinance sont domiciliés au Luxembourg.
Il y a dix ans, une douzaine de sukuks (obligations islamiques) étaient cotés à la Bourse de Luxembourg, qui aujourd’hui n’en compte plus que quatre. « Ces trois dernières années, ça s’est beaucoup calmé », estime le responsable des obligations Carlo Oly. La tendance joue en faveur de Londres : 49 sukuks y sont actuellement cotés. En matière de finance islamique, la City de Londres et les places financières suisses ont un net avantage concurrentiel sur le Luxembourg. Une bonne partie de la progéniture des familles royales du Golfe, après être passée par des internats en Suisse, fréquente les universités d’élite anglo-saxonnes. Ils retournent faire du tourisme, chercher des traitements médicaux, et mettre leur argent au frais. À cela s’ajoute la présence d’une main d’œuvre spécialisée, et la force de frappe des médias anglais, sans commune mesure avec une presse grand-ducale, toute aussi imbue de « patriotisme économique », mais qui ne prêche qu’aux convertis.
Alors que la finance islamique stagne, le gouvernement se prépare à relancer la machine grippée. Le nouveau ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) vient de déposer un projet de loi pour l’émission du premier sukuk luxembourgeois, que Luc Frieden (CSV) annonçait depuis 2009. Il s’agit d’un emprunt souverain, sous la forme « islamisée » d’un lease-back immobilier portant sur trois immeubles (dont les deux tours de la Place de l’Europe au Kirchberg), à hauteur de 200 millions d’euros. Avec deux mois de retard sur Londres, qui avait divulgué son intention de lancer un sukuk en octobre, le gouvernement luxembourgeois vient d’entrer dans la course au premier sukuk européen. Comme l’explique le directeur du Trésor Georges Heinrich, « cette transaction sera remarquée sur les marchés financiers et donnera une certaine présence au Luxembourg dans la presse spécialisée et dans la communauté des investisseurs, c’est l’objectif de l’opération ».
Entre intérêts des investisseurs et ceux des contribuables, impératifs publicitaires et budgétaires, fallait-il trancher ? C’est ce que sous-entendent certains acteurs de la place financière, qui notent que le sukuk serait « un peu plus cher » qu’un emprunt obligataire, ceci afin d’en assurer l’attractivité pour les investisseurs du Golfe. Selon Heinrich entre les deux impératifs, il n’y aurait pas eu de trade off : « Nous connaissons notre benchmarking pour les émissions ordinaires et les taux d’intérêts que nous devons payer. Notre souci était que l’opération sukuk, prise dans son ensemble, y inclus la rémunération des investisseurs et les frais connexes pour les banques et les conseillers juridiques, ne revienne pas plus chère qu’une dette publique ordinaire. Au début j’avais mes doutes, mais j’ai pu me convaincre que les coûts des deux formes d’émission étaient comparables ». Bien que, concède Heinrich, la taille de l’émission, considérablement plus petite qu’un emprunt souverain classique, fasse perdre à l’État luxembourgeois en économies d’échelle (les coûts pour lever deux milliards étant équivalents à ceux pour lever 200 millions). Dans ces détails se nichera le coût de l’opération de séduction en direction des marchés si convoités des pétrodollars.
Eleanor de Rosmorduc, spécialiste en finance islamique auprès de Luxembourg for finance, espère que l’initiative du gouvernement réveillera un marché « dormant » et qu’elle incitera « l’Europe corporate à utiliser le sukuk comme moyen alternatif pour lever des fonds » Si le sukuk luxembourgeois est vendu comme moyen de promotion de la finance islamique, il sera surtout un « produit d’appel » pour mettre le Grand-Duché sur la carte des high-net-worth individuals (HNWI) que le gouvernement essaie d’attirer. Exit le dentiste belge, entrée le rentier saoudien.
Dans l’accord de coalition, le nouveau gouvernement lie « le renforcement des liens avec les pays du Golfe », la promotion de la finance islamique et l’émission du sukuk. Le tout dans l’optique d’attirer, à côté de la Chine et d’autres « pays cibles en croissance » (qui restent à être définis), les investisseurs des pétromonarchies. Alors que la finance islamique évolue entre un pôle asiatique (Kuala Lumpur) et un pôle arabe (Dubaï), les banques luxembourgeoises ne s’y sont pas trompées. Pour munir leurs produits du label « shariah-compliant », elles font majoritairement appel à des experts religieux qui suivent les préceptes sunnites puritains de tendance wahhabite et saoudienne.
« Entre la flexibilité malaisienne et le rigorisme saoudien, il n’y a pour l’instant pas de convergence », explique Eleanor de Rosmorduc. La piste d’élaborer « un modèle luxembourgeois » de la shariah-compliance européenne aurait été un instant évoquée, puis rejetée. « De la part d’un pays non-musulman, cela n’aurait pas été perçu comme approprié. Si nous l’avions fait, notre modèle n’aurait pas été aussi hardline que ceux du Golfe, mais n’y aurait pas trouvé de clients non plus ». Pour la finance islamique, le Luxembourg ferait donc comme à son habitude : « Nous acceptons tous les angles d’interprétation. »
Selon Serene Shtayyeh, qui s’occupe chez PWC de finance islamique, le grippage de la finance islamique au Luxembourg s’explique par une méconnaissance de la manière de faire des affaires prévalant dans les pays du Golfe : « It’s not the fly-in-make-a-deal-fly-out kind of place ». Pour y faire du business, il faudrait des personnes de référence sur place qui peuvent interagir et construire une relation de confiance. Et cela prend du temps. « Le Proche Orient, c’est un peu comme le Luxembourg, beaucoup dépend des relations qu’on a », résume Marco Lichtfous de Deloitte. Marc Scheer, en poste à Abou Dhabi, doit démêler les réseaux de famille enchevêtrés qui régissent les monarchies du Golfe. Pour se repérer dans la haute société, il a recours aux services d’expatriés spécialisés qui ont fait de l’élaboration « d’arbres généalogiques des familles royales et d’organigrammes des entreprises étatiques et de leurs dirigeants » leur gagne pain. Les voyages de commerce vers le Golfe, qu’affectionnait Luc Frieden, continueront sans doute sous Pierre Gramegna. À en croire les acteurs de la place financière, le Luxembourg serait entretemps devenu une marque, reconnaissable et reconnue. Le mérite en reviendrait notamment à la finance islamique avec laquelle le Luxembourg serait aujourd’hui identifié.
Ammar Dabbour, un jeune banquier belge, pourrait aider à relever le profil du Luxembourg dans les pays du Moyen-Orient. Il s’apprête à lancer la première banque islamique de la zone euro, la European Islamic Bank (Eurisbank). Son siège sera au Luxembourg où la banque devrait employer d’ici quelques années une soixantaine de personnes. Grâce à son réseau étendu dans les pays du Golfe, tissé alors qu’il travaillait dans les bureaux de gestion de fortune de l’UBS et de la KBL, Dabbour a réussi à lever soixante millions d’euros pour son projet. L’argent, dit-il, proviendrait de trois actionnaires : d’une petite banque shariah-compliant saoudienne, d’un sheikh, « mem-bre de la famille royale étendue d’Abou Dhabi », et « d’autres investisseurs » dont, pour l’instant, il ne veut dire plus.
Ammar Dabbour aime à se présenter comme « entrepreneur ». Son projet ne manque pas d’ambition : créer une banque islamique de détail, « comme le Crédit Agricole ». L’idée lui serait venue alors qu’il travaillait dans une banque à guichets à Bruxelles : « Je me suis rendu compte que beaucoup de nos clients étaient réticents à l’idée d’investir leur argent ou à toucher des intérêts. Je me suis dit : ,Pourquoi ne pas réagir à cette demande ?’ C’est un calcul purement économique. Il y a une clientèle dont la demande ne trouve pas d’offre. » Dabbour voit un marché potentiel de « quarante millions de musulmans, dont quinze dans les pays-voisins du Luxembourg ».
D’après son plan d’affaires « excessivement prudent » (« mais c’est volontaire, comme ça on n’aura que de bonnes surprises », dit-il), élaboré en consultation avec Marco Lichtfous de Deloitte, la mutation en banque de détail devrait se faire en trois phases. En l’an 1 (l’autorisation de la CSSF est attendue pour fin 2014), Eurisbank restera dans la logique luxembourgeoise classique du private banking, cherchant à diversifier ses avoirs et à capter une clientèle HNWI et mass affluent (riches, mais pas ultra-riches). Dabbour espère pouvoir mettre à profit les réseaux des actionnaires de l’Eurisbank. En l’an 2, la banque entrera dans le corporate banking. En l’an 3, enfin, elle fera le grand saut, et entrera sur le marché français pour devenir « une banque qui s’adresse au commun des mortels », selon l’expression de Lichtfous. « La femme de ménage en France, vous devez aller la voir chez elle. Elle ne prendra pas le TGV pour venir ouvrir un compte au Luxembourg ».
Dabbour dit vouloir lancer une campagne marketing « massive » pour capter les clients potentiels : « En France, selon les chiffres officiels du moins, il y a six millions de musulmans. Or, mon objectif, c’est de cibler aussi la clientèle non-musulmane. Il faudra donc faire un travail pédagogique. On utilisera les mêmes outils qu’une entreprise commerciale qui veut se faire connaître. » Pour y arriver, Eurisbank mise sur une stratégie de l’online-banking et de démarchage. « Notre public-cible vit dans des zones à forte concentration urbaine, il sera donc relativement facile de travailler le terrain », estime Lichtfous. Reste à savoir, si les musulmans sont plus enclins à investir leur argent dans une banque islamique que ne le seraient les catholiques à le faire auprès de la Banque du Vatican. Une enquête de marché n’a pas été faite, mais Lichtfous est convaincu : « Le besoin est là. Il suffit d’aller dans une mosquée, et le lendemain, vous aurez une file devant la porte de la banque. C’est du bouche-à-oreille qui se propage comme une traînée de poudre. »
« Il n’y a pas de benchmark, c’est nous le benchmark pour les banques islamiques à venir. C’est un projet fait sur une page blanche », dit Dabbour. Pas tout à fait : en Grande-Bretagne, il existe depuis plusieurs années des banques islamiques, or leurs performances restent largement en deçà des attentes. Ainsi, en 2012, HSBC a fermé une bonne partie de son réseau de banques islamiques, dont les profits étaient jugés insuffisants. Les clients non plus ne furent guère emballés par les coûts des prêts alloués. « La finance islamique ne doit pas être plus chère qu’une banque conventionnelle », concède Dabbour. « Ce n’est pas le cas actuellement, c’est un travail à approfondir si on veut vraiment être concurrentiels. Car on comparera les prix. Money talks. » Deux mots pour exprimer la doxa de l’œcuménisme financier.