Trois poids lourds du gouvernement s’étaient déplacés jeudi dernier au « palais de l’Arbed » pour assister à la réception du Nouvel an chinois (celui du lapin). Par leur présence, Xavier Bettel, Franz Fayot et Yuriko Backes envoyaient un signal clair en direction de Pékin : Le Grand-Duché de Luxembourg continue à soigner ses relations avec la République populaire de Chine. Les discours restaient très convenus et génériques, comme s’ils avaient été générés par ChatGPT. La ministre des Finances libérale disserta sur le zodiaque du lapin : « Rabbits are very lovely, very energetic, also very naughty animals sometimes », mais ils seraient également « paisibles et fertiles ». Yuriko Backes cita brièvement les sept banques chinoises établies au Luxembourg, « and of course also the BIL », et mit en garde contre les tendances protectionnistes : « All of us should remember that globalization really is a very net positive ». Chacun des intervenants promit de faire court. Le brouhaha fut tel que Xavier Bettel dut à un moment rappeler l’audience à l’ordre : « It would be nice and polite to listen to our next guest ! » Ce fut finalement Franz Fayot qui prononça le speech le plus bref. Le ministre socialiste n’avait pas vraiment intérêt à s’étendre. Car la transposition de sa « human rights due diligence » sur le terrain glissant des relations commerciales reste aussi abstraite qu’au jour où elle fut annoncée, voici dix mois.
Hua Ning, le nouvel ambassadeur chinois au Luxembourg, prit la parole. L’auditoire tendit l’oreille et le bruit ambiant baissa d’un cran. Il déclara sa volonté de « consolider » la position du Luxembourg en tant que « China’s leading partner within the European Union ». Évoquant la « Chinese-style modernisation », le diplomate s’en tenait strictement aux éléments de langage du Parti communiste chinois. « We have optimized our Covid-19 response », dit-il à propos de l’abandon abrupt de la stratégie zéro Covid. Suivait la représentante du bureau de commerce de Hong Kong. Alors que la péninsule vient d’être mise au pas, elle expliqua fièrement à l’auditoire : « We have stayed true to our aspirations in the implementation of one country, two systems ». La « rule of law » serait garantie, tout comme les « open markets » et un « independent judiciary ». Hong Kong jouirait des « avantages » de faire part de la Chine et avancerait vers un « brighter future », rempli de « peace and harmony ».
Les ministres luxembourgeois évoquèrent tous la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, la qualifiant sans fard d’agression « brutale » et « inacceptable » (Bettel) ou « méprisable » (Fayot). L’ambassadeur chinois n’y fit qu’une référence indirecte, évoquant pudiquement de « conflits géopolitiques ». L’émissaire de Pékin, accrédité depuis septembre dernier, se distingue pourtant de ses prédécesseurs. Déjà parce que, contrairement à ces derniers, il ne parle pas le français mais l’anglais. Hua Ning est également relativement jeune. Pour les anciens ambassadeurs chinois, le Luxembourg constituait traditionnellement le dernier poste, relativement pépère, avant la retraite. On le dit enfin « plus ouvert d’esprit », c’est-à-dire plus porté sur le business.
Cela ne transparaît évidemment pas dans ses déclarations publiques. En 2021, alors qu’il était encore ambassadeur au Soudan du Sud, Hua Ning signait une tribune intitulée « Eliminating Poverty : China’s Practices and Implications » dans le quotidien Juba Monitor. Il y citait fièrement l’exemple de la région autonome Xinjiang pour illustrer les bienfaits de la politique chinoise : « The problem of absolute poverty in Xinjiang has become the ‘past tense’ and people of all ethnic groups live and work in peace and contentment. » Et de rappeler la doxa officielle : « It has always been China’s assertion that the people are what human rights are all about ».
D’après l’Onu, pas moins d’un million de Ouïghours seraient passés par des camps d’internement (que Pékin qualifie de « centres de formation professionnelle »). En juillet 2019, le Grand-Duché avait cosigné une lettre condamnant cette détention de masse dans le Xinjiang. Cela avait nécessité un certain courage diplomatique. Il avait fait défaut à douze États membres de l’UE. Devenu membre du Conseil des droits de l’homme à Genève, le Luxembourg n’a pas tergiversé sur sa position. En octobre, le Grand-Duché a soutenu la proposition de mettre à l’ordre du jour un rapport traitant de la situation au Xinjiang. Le représentant permanent du Luxembourg, Marc Bichler, le faisait avec les précautions d’usage. Son pays serait « un ami de longue date de la Chine » et n’aurait « pas la moindre intention de [lui] nuire » : « Mais aucun pays au monde n’est au-dessus de l’obligation de respecter les droits humains. » La proposition de discuter du rapport fut finalement rejetée, une décision que le ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn (LSAP), qualifiera de « honteuse ».
Au printemps 2021, Pékin avait sanctionné une série de parlementaires, diplomates et chercheurs européens, répondant ainsi par la surenchère aux sanctions que venait de décréter l’UE contre une douzaine de ses cadres politiques dans le Xinjiang. Jean Asselborn « invita » l’ambassadrice chinoise pour se plaindre de ces sanctions « très regrettables ». C’est que parmi les eurodéputés sanctionnés se trouvent deux élus luxembourgeois, Charles Goerens (DP) et Isabel Lima-Wiseler (CSV), ainsi que leur famille. Le président du CSV, Claude Wiseler, est ainsi interdit d’entrée sur le territoire chinois. (C’est du moins ce qu’il présume, n’ayant jamais reçu de notification officielle de la part de Pékin.)
À la réception de jeudi dernier, il y eut une absence remarquée : Luc Frieden, le président de la Chambre de commerce (qui avait coorganisé l’événement avec la Spuerkeess). Annoncé six jours plus tard par RTL comme tête de liste probable du CSV aux prochaines législatives, l’éternel prétendant paraît pourtant proche des intérêts chinois. La Banque internationale à Luxembourg (BIL) qu’il préside a été rachetée par Legend Holdings en 2017. Fondée par Liu Chuanzhi, il s’agit du conglomérat chinois détenant le géant de l’informatique Lenovo. Or, la puissante famille Liu a récemment été la cible du « crack-down » lancé par Pékin contre les magnats de la Big Tech. En mai dernier, Liu Chuanzhi et sa fille, Jean Liu, ont ainsi mis leurs profils sur les réseaux sociaux en mode privé. « The era of high-flying outspoken tech leaders is over », commentait Henry Gao, professeur à la Singapore Management University, vis-à-vis de Reuters. Vu ce resserrement, il semble improbable que la présidence de la BIL donne un accès privilégié aux hautes sphères politiques de Pékin.
La réception eut lieu dans le faste du « palais de l’Arbed », avenue de la Liberté, que la Spuerkeess avait racheté sur ordre du gouvernement en 2015 pour éviter qu’il ne tombe entre les mains de la Bank of China. Ce jeudi soir, la salle était comble ; les 250 tickets d’entrée étaient partis en l’espace de deux heures. Côté corporate, on y croisait des banquiers, des managers de Cargolux, des associés des Big Four et des responsables de la Bourse, ou encore l’avocat d’affaires Jean-Louis Schiltz (CSV) et le conseiller d’État Alain Kinsch (DP). Ainsi qu’évidemment, Laurent Mosar, le seul député à s’être déplacé. Alors que son père avait été le dernier consul honoraire de Taïwan, Laurent Mosar a rejoint le camp mainland. Dès 2011, il quitte l’Association Luxembourg-Taïwan, ancien repère de la droite catholique et anti-communiste, afin d’assurer sa « neutralité » dans sa fonction de président de la Chambre, dira-t-il. Quatre ans plus tard, il rejoint le conseil d’administration de la Bank of China, un mandat qui, d’après sa déclaration des intérêts financiers, lui rapporterait entre 50 000 et 100 000 euros par an. Le député CSV sait se montrer reconnaissant. En 2019, il donne une interview sur Radio China International certifiant à la Chine « un système qui fonctionne très bien ». Une citation illico reprise par la Beijing Rundschau sous le titre « Laurent Mosar : Chinesische Erfolge durch effektives politisches System ».
Dans le Registre de commerce, on retrouve la liste des membres de la Chambre de commerce Chine-Luxembourg, dont les notaires Martine Schaeffer et Karine Reuter. Parmi les fondateurs de cette ASBL, figurent les grands cabinets d’avocats, les banques chinoises (mais également JP Morgan), ainsi que l’industrie automobile. Après les années d’euphorie, les relations entre le Luxembourg et la Chine se sont refroidies. Les grandes promesses des années 2010 n’ont finalement pas été tenues. L’internationalisation du Renminbi s’est avérée plus lente que la place financière ne l’avait espérée. Alibaba et Huawei n’ont pas établi leur hub européen au Grand-Duché, contrairement aux annonces officielles. Le projet d’une liaison ferroviaire Bettembourg-Chengdu est à l’abandon. La Chine serait « un marché d’avenir », mais il faudrait garder « la proportion des choses », relativisait le directeur de Luxembourg for Finance, Nicolas Mackel, en juin dernier face au Land. En 2021, JP Morgan à elle seule affichait 76,7 milliards d’euros d’actifs, contre 16,8 milliards pour les sept banques chinoises, d’ailleurs toutes contrôlées par l’État chinois. Dans son ensemble, l’industrie des fonds reste pourtant intimement liée à la Chine. Selon le ministère du Commerce chinois, 79,6 pour cent des investissements européens dans la République populaire passaient par des fonds domiciliés au Luxembourg en 2019. Le Luxembourg espère qu’après trois ans d’isolement, la réouverture de la Chine générera de nouvelles affaires. Pierre Gramegna se rendait deux fois par an à Shanghai et à Pékin, sa successeure vient d’annoncer qu’elle s’y rendra en mai. Une visite ministérielle qui pourrait aider à débloquer certains dossiers, alors que le Grand-Duché ne dispose plus guère de relais informels vers Pékin.
Au Luxembourg, l’opportunisme tient traditionnellement lieu de stratégie. En 2020, le président de la Chambre des députés avait entrepris une maladroite tentative de diplomatie parlementaire. Dans un vidéo-message enregistré à l’occasion du 71e anniversaire de la République populaire, Fernand Etgen s’adresse directement aux officiels chinois : « Ensemble, défendons la dignité humaine et le respect des valeurs démocratiques ! Portons haut notre désir de progrès social ! » Avant de conclure par des « vœux de prospérité » au président Xi Jinping.
Si la vidéo sonnait tellement faux, c’est qu’au fil de la dernière décennie, le ton politique a changé sur la question chinoise. Même si Jean Asselborn ne s’y est jamais intéressé de près, ses déclarations annuelles de politique étrangère illustrent ce glissement progressif. En 2012, le ministre désigne la Chine comme un « partenaire stratégique » (tout comme la Russie d’ailleurs). En 2018, il souligne le « bon développement » des relations bilatérales, qui seraient « diverses » au point d’inclure des discussions sur « la situation des droits de l’Homme ». En 2020, la Chine n’apparaît « plus seulement » comme un « partenaire », mais également comme « un concurrent qui a des valeurs différentes et une vision de l’ordre mondial différente de la nôtre. » D’une manière encore assez générique, le ministre parle de la situation « très préoccupante » au Xinjiang et à Hong Kong. Une année plus tard, sa critique se fait plus précise et ouverte. Asselborn évoque « les camps de travail forcé » pour les Ouïgours, le danger d’une « intervention militaire à Taïwan » ainsi que la loi sur la sécurité nationale à Hong Kong, qui « crée un climat de contrôle permanent ».
Dans sa dernière déclaration, tenue le 8 novembre dernier, Asselborn qualifie la position chinoise vis-à-vis de la guerre en Ukraine de « neutre pro-russe » : « Pékin analyse très attentivement le conflit ukrainien et examine certainement aussi quelle pourrait être notre politique de sanctions, si la Chine provoquait une escalade militaire dans le détroit de Taiwan ». Or, le ministre luxembourgeois refuse de s’aligner sur la politique américaine du containment. Que celle-ci soit portée par Trump ou par Biden n’y changerait rien, « dans les relations entre les États-Unis et la Chine, le mot d’ordre ‘America First’ reste valable, la rivalité avec Pékin prévaut ». Asselborn cherche à définir une troisième voie. Malgré des « divergences » avec la Chine, « nous ne devons pas permettre le retour d’une mentalité de bloc, comme celle qu’on a connue pendant la Guerre Froide. […] Cela ne serait bon pour personne. » C’est quasiment mot pour mot ce que déclarait le nouvel ambassadeur chinois, Hua Ning, dans une interview parue six jours plus tôt dans Chronicles.lu : « We neither need a hot war, nor a cold war. »
Durant le débat qui a suivi la déclaration d’Asselborn, le député CSV Claude Wiseler se montra très critique vis-à-vis de la Chine. « Xi Jinping, c’est une autre politique. Avant, beaucoup pensaient que la Chine était un partenaire. Mais depuis dix ans, les choses ont changé ». Il faudrait désormais défendre une position « réaliste ». La vente de participations d’Encevo à China Southern Power Grid aurait été une erreur, tout comme la signature de la Belt and Road Initiative. « Nous savons que lorsque la Chine s’immisce dans l’économie européenne, elle le fait avec une finalité précise ; qu’elle rachète des entreprises non pas pour leur intérêt économique mais stratégique ». La députée verte et ancienne chargée de mission à l’État-major, Stépanie Empain, fut plus prudente. Elle appela à « repenser notre politique chinoise » : « Le business as usual ne doit plus être le mot d’ordre », sans toutefois « se barricader » ou se livrer à du « Säbelrasseln ».
Dans les années 2010, le Luxembourg avait ouvert grand les portes aux capitaux chinois : Cargolux en 2014, la Bil et Encevo en 2018. Le Grand-Duché fut un des premiers pays européens à adhérer, en 2017, à la « Belt and Road Initative ». Xavier Bettel promit des « situations win-win », son vice-Premier ministre, Etienne Schneider (LSAP), confia à la chaîne de télé d’État chinoise CGTN avoir signé contre l’avis d’un « very big country », et assura qu’au Luxembourg, « we never close our doors ». La nouvelle polarisation géopolitique arrive à un moment importun. L’exacerbation du conflit commercial entre les États-Unis et la Chine met le Luxembourg dans une situation inconfortable. La marge de manœuvre s’est réduite.
Dès avril 2021, le ministre de l’Économie estima face au Land qu’« il faudra peut-être faire un peu plus attention à ce qu’on fait avec nos partenaires chinois dans certains axes stratégiques ». Il ne faudrait pas être « naïf » par rapport aux visées de la Chine contemporaine. En 2019, Post Group avait dû se plier aux pressions de Washington et de Bruxelles, et annuler en dernière minute le deal pour la fourniture en 5G qu’il était sur le point de conclure avec Huawei. Le Luxembourg essayait ne pas faire de vagues, et d’épargner ainsi à Pékin une humiliation publique. Mais l’épisode s’apparenta à un petit incident diplomatique, une première fissure dans la relation entre le Grand-Duché et la République populaire. L’ambassadeur chinois semblait faire une référence oblique au dossier Huawei dans l’interview accordée à Chronicles.lu : « We expect the government to continue to provide an open, equal and non-discriminatory policy environment to Chinese enterprises ». Or, comme l’avait rappelé l’essayiste britannique Adam Tooze lors de son récent passage à la Journée de l’Économie : « Nous ne pouvons plus considérer les relations commerciales privées avec la Chine – ou avec les États-Unis, si vous êtes Huawei – comme privées. Elles font désormais partie intégrante de la politique de sécurité, qui a toujours été placée en-dehors de la politique démocratique ». En septembre 2021 François Heisbourg avait choisi un registre plus direct en s’adressant à la notabilité de l’Institut grand-ducal : Il faudrait s’adapter à la « mondialisation bipolaire » et choisir son camp, ou alors risquer de se faire « rattraper par la patrouille ».
Aux yeux de Pékin, l’absence de poids militaire et de prétentions géopolitiques faisaient du Luxembourg un partenaire idéal. De Gaston Thorn à Xavier Bettel en passant par Jean-Claude Juncker, les Premiers ministres luxembourgeois étaient flattés de se voir accueillis en grande pompe à Pékin. Lors de la première visite d’État en 1979, le Grand-Duc Jean écouta le Vice-président du Parti communiste chinois faire une relecture de Trausch : « Le peuple luxembourgeois est un peuple aux glorieuses traditions de lutte ; il a mené sans défaillance une lutte de longue haleine pour la conquête de l’indépendance nationale, contre l’annexion et l’agression étrangères. » Le monarque fit à son tour l’éloge des « artisans de Chine moderne, inspirés et guidés par le grand Mao-Tsé-Toung ».
En février 2022, le Grand-Duc Henri était envoyé à la rencontre du nouvel Empereur rouge. Mettant la casquette de membre du Comité international olympique, le souverain se rendit en Chine aux Jeux d’hiver. Il sera le seul chef d’État européen présent à la cérémonie d’ouverture. (Les loges VIP regorgeaient d’autocrates, parmi lesquels Vladimir Poutine qui attendait la fin Jeux pour lancer son offensive en Ukraine.) En guise de remerciement, le Grand-Duc eut droit à une rencontre en tête-à-tête avec Xi Jinping. D’après les rapports qu’en ont faits les autorités chinoises, Xi aurait mis son interlocuteur en porte-à-faux avec les autres États membres : « China hopes that Luxembourg, as a founding and core member of the EU, will make greater contributions to the development of China-EU relations. » Et qu’aurait dit le Grand-Duc (toujours selon la communication chinoise) ? « The Belt and Road Initiative is a good initiative, and Luxembourg supports and will actively participate in it. […] China has brought tangible benefits to the Chinese people and the world by eliminating absolute poverty. China is a great partner. »