Entre les organisations patronales et le gouvernement libéral, le désamour s’est installé

Le chagrin des permanents patronaux

d'Lëtzebuerger Land vom 18.01.2019

Ce mardi soir, cinq ministres s’étaient déplacés au Pot des présidents de la Chambre des métiers et de la Fédération des artisans (FDA). Selon un rituel bien rodé, ils s’y faisaient gronder, avant que tout le monde se retrouve autour du buffet. Les applaudissements et « bravos ! » fusaient à chaque fois que le président de la FDA, Michel Reckinger, s’en prenait au gouvernement. Les positions patronales, s’exclamait-il, auraient été « balayées avec quelques considérations plus ou moins simplistes ».

Il estimait que le Premier ministre, Xavier Bettel (DP), avait peint « une image très négative » de l’économie luxembourgeoise lors de son entretien diffusé le jour de l’an sur RTL-Télé. En effet, confronté aux critiques patronales, Bettel n’avait pas caché son agacement: « Il faut cesser de dire qu’une entreprise va mieux lorsqu’elle exploite [auspressen] les gens. […] Quand j’entends ceux qui disent que cent euros de salaire minimum en plus, ce serait un scandale ; j’aimerais les voir vivre un jour, une semaine, un mois avec le smic ! […] Certaines personnes du patronat me disent qu’il faudrait participer au dumping fiscal. Et après nous abaisserons notre taux à treize, à dix pour cent ?! »

À parler aux fonctionnaires patronaux, on gagne l’impression d’une grande désillusion : le gouvernement ferait preuve de « mépris », serait « déconnecté » des réalités économiques. Tous suivraient la logique des syndicats, même le DP qui aurait dérivé « à gauche ». Le Luxembourg serait devenu un Gewerkschaftsstat. (Une qualification qui sonne comme une variation sur le sujet de l’Arbed-Stat ou du Bankestat.) Les Verts, présents en masse au Pot des présidents à la Chambre des métiers, trouvent encore quelque grâce ; le haut taux de petits patrons et managers (Carole Dieschbourg, Charles Margue, Marc Hansen, Stéphanie Empain) parmi leurs cadres ayant un effet rassurant.

Il y a dix jours, Xavier Bettel s’était déplacé à la Chambre des métiers pour une conférence à huis-clos sur l’accord gouvernemental. Il s’y trouvait confronté à quelque 200 patrons luxembourgeois. Face à leurs questions – très techniques et concernant surtout le droit du travail –, le Premier ministre s’embrouillait. Le contenu de cet échange « sans filtre » devait rester confidentiel, les organisations patronales promettant à leurs invités politiques de ne pas leur tendre de guet-apens. Pourtant, à la matinale de RTL-Radio, Romain Schmit, le directeur de la FDA, ne résistait pas à la tentation de citer une petite phrase du Premier : Les chefs d’entreprise ne réussissant pas à supporter un jour de congé supplémentaire, aurait dit Bettel, feraient mieux de cesser « aujourd’hui plutôt que demain » leurs activités.

La nomination du socialiste Dan Kersch comme ministre du Travail n’est pas faite pour apaiser les patrons. Transfuge du KPL et exposant de l’aile gauche du LSAP, Kersch est un pote du président de l’OGBL André Roeltgen, qu’il côtoie depuis la fin des années 1970, l’époque du Escher Jugendhaus. Son épouse, Dany Hardt, travaille comme « coordinatrice événementielle » des sections locales de l’OGBL. Cette semaine, lors de ses premiers rendez-vous avec les patrons, le ministre a tenté de se distancier de son image de dangereux gauchiste et de se profiler comme « médiateur ».

Début décembre, la ministre de la Famille, Corinne Cahen (DP) avait tancé le directeur de la FDA à la Radio 100,7 : « Il y a une grande différence entre Romain Schmit et moi-même. C’est que lui n’a jamais dirigé d’entreprise. » L’argument est classique (le fonctionnaire patronal qui ne sait pas de quoi il parle), mais il surprend quand même dans le répertoire d’une responsable DP. Dans son essence, cette figure discursive est populiste : elle tente de délégitimer les corps intermédiaires en les opposant aux « vraies gens ». Elle existe également dans sa variante patronale : Les politiciens ne connaissent pas l’entreprise, ce sont des fonctionnaires gâtés ; les secrétaires syndicaux ne connaissent pas le terrain, ce sont des idéologues bornés. (C’est ainsi que les patrons disent préférer le « dialogue social » avec leurs délégués du personnel, plus « pragmatiques » ou plus « soumis », c’est selon.)

Alors que le taux d’inflation reste faible, le congé parental a remplacé l’index comme bête noire dans le discours des fonctionnaires patronaux. S’ils ne se disent pas opposés à son principe, ils en parlent exclusivement comme d’un problème. Pour Romain Schmit, le chiffre d’affaires des artisans serait mis en danger par ce « travail à la carte » : « Le patron n’a rien d’autre à vendre que les heures de ses cols bleus ». Or, le congé parental répond à une réelle demande de la « génération Y » : entre décembre 2016 et décembre 2018, le nombre de parents en congé parental est passé de 4 361 à 9 859 personnes ; la part des pères de 24,7 à 49,9 pour cent. En deux ans chrono, la parité a donc été atteinte. Les fonctionnaires patronaux se retrouvent du mauvais côté du Zeitgeist, ce qui n’aura pas peu contribué à leur marginalisation politique. Du coup, ils tentent d’obtenir au moins des réparations : facilitation du travail intérim, extension du prêt temporaire de main d’œuvre et recours aux CDD. Michel Reckinger va plus loin encore et revendique de limiter à dix pour cent la part de salariés pouvant prétendre au congé parental à un moment donné.

Après avoir échoué à obtenir une flexibilisation du temps du travail en leur faveur (un accord se cristallisait avant qu’il ne soit renversé lors d’un déjeuner informel entre le président de l’OGBL, André
Roeltgen, et le ministre socialiste de l’Économie, Etienne Schneider), les organisations patronales traversent une crise. Parmi les députés, « le patronat ne possède plus aucun relais politique », déclarait récemment le directeur de la Confédération luxembourgeoise du commerce (CLC), Nicolas Henckes, à Paperjam. Cela sonne comme un spectaculaire aveu d’échec – car à quoi sert un lobbyiste sans relais politiques ? Le directeur de l’Association des banques et banquiers (ABBL), Serge de Cillia, ne pourrait énoncer une telle phrase qui annulerait l’argument de vente des « chemins courts », mobilisé pour promouvoir la juridiction luxembourgeoise à l’étranger. En amont des législatives, les banquiers avaient néanmoins envoyé un catalogue de revendications aux partis politiques (à l’exception de Déi Lénk et du KPL). Dans ce document non-public, l’ABBL se plaignait d’un « dialogue plus difficile avec les autorités » et de « changements soudains et imprévus de la législation ». Or, aucune de leurs principales revendications sectorielles – un secrétaire d’État à la Place financière, une réforme du cofinancement de la CSSF, un pôle judiciaire dédié aux affaires financières et économiques – n’a trouvé son entrée dans l’accord de coalition.

Le directeur de la Fedil, René Winkin, est probablement le fonctionnaire patronal avec le meilleur réseau politique. À commencer par son histoire familiale : Son grand-père paternel, Jean Winkin, était membre-fondateur de la Centrale paysanne et député CSV pour la circonscription Nord. Alors que ses prédécesseurs à la Fedil partaient au front contre l’index, René Winkin restait en retrait. Il cherche aujourd’hui à éviter les conflits sur la place publique. Préférant « ne pas réagir à chaud », il n’a pas de compte Twitter. Il se situe à contre-courant du « lobbying 2.0 », générateur de buzz, likes et retweets d’un Nicolas Henckes ou Romain Schmit. Ceux-ci défendent leur style « direct » et « râleur » par la pression de leur base. Or, à force de crier au loup, le message des permanents patronaux s’assourdit. Le secret bancaire a été aboli et la place bancaire n’a pas coulé ; les instruments les plus agressifs d’optimisation fiscale ont été désamorcés et les holdings ne sont pas mortes en masse.
Cassandre se fait vieille.

Bernard Thomas
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