Un verre de vin ? « Non, apportez une bouteille plutôt... Vous avez toujours celui de Gérard Depardieu ? Le bien décidé ? Oui, celui-là ! » Martin Engler l’épicurien ne fait pas les choses à moitié. Rendez-vous pour un entretien fut fixé à la brasserie de la Kulturfabrik, où il répète actuellement avec Josiane Peiffer et Natalie Ortner Pegel der Gerechtigkeit, une pièce de Nico Helminger, qui fêtera sa première la semaine prochaine.
À 43 ans, l’acteur allemand a joué sur les scènes les plus prestigieuses du théâtre germanophone, au Hebbel Theater, au Berliner Ensemble, à la Volksbühne, à la Schaubühne, tous à Berlin, où il enseigne aussi à la Hochschule für Schauspielkunst Ernst Busch, a fait le tour d’Europe des festivals de théâtre et fut membre de l’ensemble du Theater Basel. Et pourtant, il ne rechigne pas à jouer dans une petite structure indépendante, où on travaille avec les moyens du bord, modestement, mais avec d’autant plus d’engagement et de passion. « Je veux toujours retourner dans de telles conditions de production rudimentaires, parce que c’est libérateur. Il n’y a rien de plus beau que d’incarner le moment, dit-il. J’aime toujours recommencer à zéro, ne rien savoir du tout. »
Engagement(s) À Bâle, lui, sa compagne, l’actrice Linda Olsansky, et l’acteur luxembourgeois Steve Karier ont démissionné ensemble l’année dernière, après trois années d’engagement fixe, exaspérés par la programmation qu’ils jugeaient opportuniste. Depuis, ils sont comme une troupe de voyage à géométrie variable, portée par le vent et le hasard des engagements et des possibilités, dans le minibus de Martin Engler, qui les mène aussi souvent à Luxembourg. Notamment au Kulturhaus Niederanven, où Martin Engler a mis en scène Mein Körper in neun Teilen de Raymond Federman, avec Steve Karier dans le rôle-titre, production qui s’est exportée jusque dans les Émirats arabes unis, pour un festival de monodrames.
L’été dernier, Linda Olsansky, Martin Engler et Steve Karier étaient les chevilles ouvrières du Fundamental Monodrama Festival, toujours à Niederanven, où on vit Martin Engler aussi bien sur scène, pour un impressionnant concert-performance de Howl et Hum Bom d’Allen Ginsberg, que derrière les fourneaux pour nourrir les troupes ou le volant pour amener les acteurs et metteurs en scène de l’hôtel sur le lieu du festival.
Bête de scène On aura vu Martin Engler une première fois sur une scène luxembourgeoise il y a huit ans, lorsque le Théâtre d’Esch accueillit la coproduction du théâtre de Mayence et du TNL Kühltransport de Maxim Biller, une sombre histoire d’immigrés clandestins chinois qui meurent dans le container dans lequel ils devaient traverser la Manche. Déjà, Engler et Karier (c’était leur rencontre), incarnant des passeurs, se retrouvaient dans un jeu très physique, à crier et gesticuler jusqu’à l’exaspération. « Le public suit très loin dans les extrêmes, estime Martin Engler. Moi-même, je m’inflige beaucoup ».
Plus tard, on l’a retrouvé incarnant un roi Kreon qui jouait de la guitare électrique dans Odysseus à Bâle ou, toujours en Kreon, mais dans Antigone au Capucins, se livrer des joutes verbales avec sa fille à faire trembler le décor ou en venir aux mains avec son fils (incarné par Max Thommes). Il a alors un côté dangereux, forcément impressionnant, très charnel et passionnel. Complètement désinhibé comme le sont seulement les très grands acteurs, il irradie la scène et électrise l’ambiance par sa seule présence.
Texte, musique et silence Pourtant, c’est la réduction à l’essentiel, la concentration sur le texte en soi, qui l’intéresse en premier lieu aujourd’hui. Venant de la musique rock, Martin Engler s’est vite rendu compte que « si on dit une phrase dans le silence, et si c’est vraiment une très bonne phrase, cela déclenche beaucoup plus de choses dans mon cerveau qu’en le hurlant accompagné de guitares ». Ces deux ou trois dernières années, il s’est de plus en plus tourné vers la pièce radiophonique, le Hörspiel ayant une vraie tradition dans la radio publique en Allemagne. Martin Engler y lit et met en scène, « cela a encore changé mon approche du texte, le micro amplifie tellement qu’on entend vraiment l’âme de celui qui parle à travers sa voix. »
Le minimalisme des moyens, la concentration sur l’essentiel – un texte, des voix, des bruitages et de la musique – le fascinent. L’année prochaine, le festival de Niederanven pourrait d’ailleurs être réorienté vers la pièce radiophonique, avec une clôture au Grand Théâtre par une nouvelle pièce de Nico Helminger (à écrire encore) qui serait retransmise en direct par le Saarländischer Rundfunk. Depuis plusieurs années, Martin Engler travaille aussi une mise en voix de l’œuvre poétique de Dieter Roth, les lectures sous le titre Engler sieht Roth sont des performances également disponibles sur CD.
Du politique « Pour moi, le Luxembourg est une sorte de nucléus d’Europe, lance Martin Engler. La Suisse en serait alors l’antimatière ». Lors de ses passages ici, il étudie le pays, observe ses habitants et ceux qui y travaillent ou le traversent, au point qu’il est même en train de préparer un projet qui aurait le Luxembourg comme sujet et point de départ, un projet transdisciplinaire, entre les sciences et les arts.
Ce qui frappe dans le travail de Martin Engler, que ce soit sur scène ou en tant que metteur en scène, c’est son sens politique, sa tendance à toujours mettre les textes dans une perspective historique. « Je suis persuadé que toute confrontation avec un texte, quel qu’il soit, est un acte politique en soi, affirme-t-il. Le théâtre est toujours une utopie, mais aussi une version concentrée de ce qui se passe dans le monde. » Ou encore : « Quand je travaille avec quelqu’un, ce qui m’intéresse le plus, c’est de savoir ce qu’il y a derrière ses yeux. Et rien que cela, cette question de ce qu’on présume de son vis-à-vis, ou notre manière d’aller à la rencontre des autres est profondément politique ! »