L’iconoclasme est une des constantes de l’histoire des religions. Face aux actes de vandalisme qui parfois réduisent à néant des œuvres d’art inoubliables, les esprits qui se disent éclairés ne peuvent que secouer la tête. Lorsque les Talibans firent sauter les Bouddhas de Bamyan en mars 2001, la condamnation de cet acte fut quasi unanime. Dans un monde d’une complexité effarante, pouvoir opposer le sourire serein du Bouddha à la kalachnikov du moudjahidine a quelque chose de rassurant. C’est peut-être pour cela que jusqu’à ce jour, les capitales occidentales préfèrent détourner les yeux quand certains prennent la kalachnikov ou d’autres armes au nom du Bouddha pour persécuter des populations civiles musulmanes.
Toutefois ici une parenthèses est nécessaire. L’oppression systématisée des Ouïghours et des autres minorités musulmanes de la République populaire de Chine a attiré l’attention des médias occidentaux, surtout aux États-Unis. Certes la Chine n’est pas un pays bouddhiste. Néanmoins elle promeut, dans le cadre de sa stratégie de soft power, certains mouvements bouddhistes chinois pour contrer l’influence des courants bouddhistes tibétains qui reconnaissent l’autorité du Dalaï Lama. Cependant, l’approche critique par rapport à la Chine est le produit de considérations géopolitiques. Ce sont moins les camps de concentration chinois qui dérangent, que l’influence grandissante de la République populaire dans le monde.
En général, l’oppression des minorités musulmanes dans des pays à l’identité bouddhiste affirmée n’attire qu’une attention limitée. Or cette persécution peut prendre des formes très variées. Parfois, comme dans le cas du Sri Lanka, elle est le fait d’organisations non-étatiques. Sur cet État insulaire, les moines du Bodu Bala Sena mènent de violentes campagnes contre les minorités musulmane et, dans une moindre mesure, chrétienne. Active depuis 2012, cette organisation religieuse ultranationaliste, dont le nom signifie « Force du pouvoir bouddhiste », a pour but de créer un Sri Lanka ethniquement et religieusement « pur ». Face à la violence physique et verbale des moines, le gouvernement sri lankais se contente de timides condamnations, de peur de s’attirer le courroux des autorités religieuses.
En Birmanie, par contre, le gouvernement fait plus que tolérer les exactions des moines et militaires contre la minorité musulmane des Rohingyas. Le silence du parti au pouvoir, la Ligue nationale pour la démocratie, fondée par la lauréate du prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi et affiliée à l’Internationale socialiste, est effarant. Comme jadis la junte militaire, elle défend l’idée que l’identité birmane est indissociable du bouddhisme. La politique d’ouverture et de libéralisation pratiquée depuis 2011 n’a guère eu d’effet bénéfique pour les Rohingyas. Leur drame a fini par émouvoir les capitales européennes et le parlement européen considère aujourd’hui les Rohingyas comme étant « l’une des minorités les plus persécutées de la planète ». Cependant jusqu’à ce jour, aucune mesure concrète n’a été prise pour faire pression sur le gouvernement birman qui continue à légitimer les exactions de l’armée dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ».
Ce concept, légué par l’administration de George W. Bush, est d’une grande utilité de Beijing à Bangkok pour tous les régimes persécutant des minorités musulmanes. La Thaïlande, justement, représente encore un autre cas de figure puisque l’État y poursuit ouvertement une politique d’assimilation linguistique et culturelle contre la minorité musulmane qui est majoritairement d’ethnicité malaise. Depuis les années 1960, les musulmans sont traités comme des citoyens de seconde zone du royaume. Cela provoque de nombreux ressentiments, y compris l’apparition de groupes armés ayant des revendications religieuses et culturelles. La réponse exacerbée de l’État aux actions terroristes de groupes tels que le Barisan Revolusi Nasional (Front national révolutionnaire) intensifie les sentiments de désespoir de la population musulmane.
Le Dalaï Lama intervient régulièrement pour condamner la persécution des musulmans au nom du bouddhisme, mais en vain. La branche tibétaine dont il est l’autorité principale n’a guère d’influence en Birmanie, au Sri Lanka et en Thaïlande qui suivent la branche du Theravada. Il sera intéressant de voir sa position en cas d’intensification des tensions entre bouddhistes et musulmans dans le Ladakh. En effet, ce territoire situé dans la partie orientale du Cachemire indien va devenir un « territoire de l’union » à part entière le 31 octobre après sa scission de l’État du Jammu-et-Cachemire dont l’autonomie a été révoquée.
Les injustices subies par les minorités musulmanes et le peu d’intérêt qui y sont portées dans les capitales occidentales ont un certain retentissement dans les pays et banlieues à majorité musulmane. Elles sont du pain béni pour les hommes forts du monde islamique qui désirent se profiler comme la voix des sans-voix. Ainsi lors de l’assemblée générale des Nations-unies le 24 septembre, le président turc Recep Tayyip Erdogan évoqua, entre autres, le drame des Rohingyas. Il rappela que la politique poursuivie par la Birmanie avait pour but l’extermination de cette minorité musulmane. Toutefois l’instrumentalisation de ce drame est loin de convaincre tout le monde. Dans un éditorial pour le journal islamo-conservateur Yeni Asya, proche du mouvement nurcu et très critique de la dérive autoritaire du régime erdoganien, Kazim Güleçyüz reconnaissait l’importance des causes soulevées par le président, mais rappelait également « qu’être la voix des opprimés et des persécutés nécessitait avant toute chose de la sincérité et de la constance ».