Les victimes et les familles des victimes de la catastrophe ferroviaire de Zoufftgen, le 16 octobre 2006 à la frontière franco-luxembourgeoise, ont fini par déserter l’immense salle d’audience de la cité judiciaire où se tient depuis deux semaines le procès des quatre agents prévenus d’homicide involontaire et de coups et blessures involontaires. Quelques rares personnes parviennent quand même, dans le public, à résister à l’épreuve que leur impose ce procès des responsables de la collision entre un TER des CFL et un train de fret de la SNCF, qui fit six morts et 23 blessés. Il faut, pour y arriver une constitution solide, une volonté tout aussi infaillible et des nerfs à toute épreuve pour ne pas se révolter contre les conditions d’écoute dans la salle. Le public ne capte qu’un vague baragouin des plaidoiries des avocats, qui pour se faire mieux entendre sont obligés de tenir d’une main le micro et de le coller à leurs lèvres. Un exercice pas vraiment très pratique pour tourner les pages de dossiers et consulter les notes.
Il y a tout de même plus gênant que l’inconfort de la salle. D’abord, les prévenus, à l’exception d’un seul, le chef de la circulation à qui l’on reproche d’avoir quitté son poste sans attendre d’être relayé, en raison du caractère déplorable de ses relations avec son homologue, autre prévenu, ont fait l’économie de leur pardon aux familles. Stratégie de défense, sans doute. Leurs avocats tentant de minimiser leurs fautes qui ont conduit à la collision frontale entre les deux trains français et luxembourgeois. Trop de sensiblerie nuirait sans doute à leurs desseins, celui entre autres de renvoyer une grande partie de la responsabilité de l’accident de 2006 sur les dirigeants des CFL et leur gestion déconcertante et amateuriste des questions de sécurité du rail et des passagers. Le mal est fait. Place désormais à la justice. Les quatre prévenus risquent entre trois mois et cinq ans de prison.
Les victimes et familles des victimes n’ont pas l’intention de zapper la question des indemnisations, qui a pris une place évidemment importante dans le procès. Ses enjeux financiers sont importants. Au point d’avoir mobilisé une pointure de l’étude Arendt et Medernach, Me Christian Point, mandaté par l’assureur des CFL, pour tenter de sauver les meubles. Un cabinet plus spécialisé dans le droit des affaires que dans la défense de la veuve et de l’orphelin.
Dès son ouverture le 1er décembre, le procès a tourné à la dispute aux relents mercantilistes entre deux compagnies ferroviaires et l’assureur des CFL, qui se renvoient chacune la responsabilité de l’accident, dans le but assez clair de ne pas avoir à se ruiner dans les indemnisations des victimes et les procédures de dommages et intérêts au civil. On en oublierait presque les quatre cheminots, leurs responsabilités délictuelles présumées et le laxisme des dirigeants des CFL dans la gestion de la sécurité de ses passagers.
À l’audience, un des avocats des prévenus a ironisé sur le « pragmatisme » et la « flexibilité » des CFL, qui n’avaient pas pris la peine de faire vérifier régulièrement le fonctionnement de certains dispositifs d’alerte, dont le système de Radio-sol-train (RST), défaillant au moment de la catastrophe (d’Land 05/12/2008). En France aussi, le système radio du train de fret était défectueux. Un autre avocat des prévenus a déploré l’absence totale de culture de sécurité « dans l’entièreté des Chemins de fer luxembourgeois », ainsi que l’ignorance dans laquelle ont été laissés les cheminots au sujet des consignes à suivre en cas d’accident. « Les CFL ont envoyé leurs employés au casse-pipe », a-t-il résumé. « Aucune formation un tant soit peu sérieuse n’a été fournie, aucune instruction n’a été donnée aux prévenus », a renchéri un autre avocat. « La direction (des CFL, ndlr) a échappé par pur hasard à des poursuites au plus haut niveau », a ainsi affirmé Me Georges Pierret, l’avocat d’un des chefs de circulation et de l’annonceur du train du poste de Bettembourg, en faisant implicitement référence au non-lieu dont bénéficièrent deux ingénieurs des chemins de fer, peu après leur inculpation en 2007 par le juge d’instruction. « L’employeur ne reconnaît pas sa responsabilité et je trouve ça frustrant », a dit pour sa part Me Pierre Reuter, l’avocat du second chef de la circulation qui donna l’ordre écrit de passage du train de voyageurs, alors que le train de fret était déjà engagé sur la voie unique entre la France et le Luxembourg en raison de travaux.
L’enquête judiciaire et l’expertise des causes de l’accident laissent peu de place aux doutes sur son origine : négligence, laisser aller, laxisme de la direction des CFL et rivalités entre cheminots tant luxembourgeois que français ont coûté la vie à six personnes. Rien toutefois, et l’expert ainsi que son assistant l’ont asséné à l’audience, ne fait oublier que quatre hommes, peut-être cinq en comptant l’agent de la SNCF, avaient totalement perdu de vue, entre le poste de contrôle de Bettembourg et celui de Thionville, qu’on ne pouvait pas jouer sur les rails au petit train électrique et à qui passera le premier.
Les difficultés des CFL à assumer les erreurs de leurs agents et forcément aussi les leurs, trouvent une partie de leur explication dans le refus de la compagnie ferroviaire de porter le chapeau en bout de la chaîne. Parce qu’à la fin de l’affaire, il faudra bien que quelqu’un mette la main au portefeuille, non seulement pour payer les indemnités aux familles mais aussi rembourser les frais et dégâts matériels. Parmi les parties civiles au procès, et en marge des demandes des victimes et de leurs familles, la présence de la SNCF, dont les liens avec les CFL ont toujours été serrés, fit donc un peu tache, suscitant toutes les spéculations et interrogations. Une demande d’ailleurs qualifiée de « saugrenue » par les avocats du Foyer. Que cherchent donc les chemins de fers français en présentant une addition de six millions d’euros, représentant les dommages matériels que la compagnie ferroviaire prétend avoir subis dans la collision ? Un ticket de caisse d’ailleurs contesté par les CFL et surtout par leur assureur Le Foyer. Le gros de la facture concerne un montant de 4,374 millions d’euros, évaluation par la SNCF de la perte de son train de fret. La compagnie française y a ajouté près de 556 000 euros représentant les dommages à l’infrastructure, puis un peu plus de 311 000 euros qui correspondent aux frais de « perturbations ferroviaires » après l’accident de Zoufftgen, c’est-à-dire à ses pertes d’exploitation. Puis, la société nationale aligne les « petits montants » liés aux frais funéraires, par exemple (9 000 euros) ou à ses engagements aux frais hospitaliers (18 000 euros).
De leur côté, les CFL ont aussi sorti les marchines à calculer : les chemins de fer luxembourgeois et leur assureur réclament quelque 530 000 euros à la SNCF à titre de provision pour rembourser les dommages causés par l’accident d’octobre 2006.
La constitution de partie civile de la SNCF s’appuie sur des fondements juridiques bancals, selon l’avocat des prévenus Me Christian Point, qui intervient pour leur défense civile. Des accords internationaux liant la SNCF et les CFL au sein de l’Union internationale des chemins de fer (UIC) et régissant les relations dans le trafic transfrontalier, stipuleraient que la charge d’un certain nombre de dommages incombe à l’exploitant sur le territoire duquel l’accident s’est produit. La France en l’occurrence, car seul le dernier wagon du train luxembourgeois de voyageur se trouvait encore sur le territoire grand-ducal au moment de la collision. La prise en charge par la SNCF serait d’ailleurs totalement déconnectée de la question de la responsabilité du réseau dans la survenance de l’accident. De même qu’elle serait étrangère à la responsabilité pénale éventuelle des quatre cheminots des CFL. « La SNCF doit être considérée comme ayant renoncé à son droit de mettre en jeu la responsabilité, y compris délictuelle des agents des CFL », a plaidé Christian Point. Une telle renonciation rend, selon lui, la partie civile de la SNCF irrecevable. Cet accord UIC scellerait une sorte d’union sacrée entre les compagnies ferroviaires et de ce fait n’autoriserait pas les batailles d’épiciers devant les juges, calculettes en main.
On trouve un début d’explication dans la constitution de partie civile de la SNCF dans la procédure en dommages et intérêts que les CFL ont engagées contre elle devant le tribunal de Commerce de Paris. L’assignation a été lancée fin octobre et les deux compagnies ferroviaires devraient se retrouver une première fois devant les juges français le 9 février prochain, avec la quasi-certitude que les débats seront repoussés à plus tard. Dans cette affaire de nature commerciale, Me Point occupe cette fois pour Foyer Assurances, l’assureur des CFL. Les arguments qu’il avance dans la procédure sont pratiquement les mêmes que ceux qu’il a fournis dans le procès au pénal en défendant les quatre cheminots contre la demande d’indemnisation présentée par la SNCF.
L’irruption de la SNCF devant le tribunal correctionnel luxembourgeois est le résultat de l’échec d’une procédure de règlement financier à l’amiable d’abord puis, après le désaccord de la compagnie française d’endosser les frais de l’accident (y compris ceux liés à l’indemnisation des dommages moraux des victimes et des familles des victimes du TER des CFL), et son refus de se plier à l’arbitrage de l’UIC – qui devrait forcément faire application de son règlement –, sous prétexte d’un risque de contradiction possible entre la décision de l’organisation ferroviaire et le verdict en matière pénale. Abandonner le contrat, a martelé Christian Point, c’est mettre en péril tous les contrats conclus dans la vie des affaires, mais également dans la vie de tous les jours. Le problème, c’est que la catastrophe de Zoufftgen, avec ses six morts, ne relève pas du tout venant.