Ouvert lundi, le procès de la catastrophe ferroviaire du 11 octobre 2006, à la frontière franco-luxembourgeoise qui a fait six morts – deux conducteurs, un ouvrier et trois passagers – et 23 blessés donne un sentiment de cafouillage. Les responsabilités semblent claires, malgré les tentatives des avocats des quatre agents des CFL prévenus d’homicide involontaire et de leur assureur de rejeter une partie de la faute sur un cheminot de la SNCF du poste de Thionville.
Le procès de la catastrophe ferroviaire de Zoufftgen, le 11 octobre 2006 a plutôt mal commencé pour les parties civiles. Les victimes et familles des victimes, qui n’ont pas accepté l’offre d’indemnisation que leur a fait l’assureur des Chemins de fer luxembourgeois – parce que jugée dérisoire, certaines victimes disent s’être vues offrir un dédommagement de moins de 2 000 euros – attendaient dès la première heure du procès, lundi 1er décembre, de la compassion, de l’empathie et peut-être aussi un message de réconfort de la part des quatre prévenus, tous agents des CFL, qui comparaissent pour homicide et coups et blessures involontaires. Outre qu’ils risquent une peine de prison qui peut aller entre cinq mois et trois ans de prison, l’enjeu du procès est aussi financier pour eux. « Elles souffrent, ces familles, et derrière cette reconnaissance des responsabilités par les autorités officielles quelques jours après la catastrophe, il n’y a plus rien », raconte une avocate française qui défend la famille d’un des voyageurs décédés dans la rame du TER.
« Elles espèrent, dit-elle, au jour d’aujourd’hui entendre un, voire deux mots qui peuvent leur apporter beaucoup de réconfort ». Trop tôt pour entendre les prévenus demander pardon ?
Appelés par la juge présidente du tribunal, les quatre cheminots luxembourgeois, dans une tenue plutôt négligée, n’auront aucun mot pour les victimes ou leurs familles, se contentant de confirmer leur identité pour ensuite intégrer le box des prévenus. Le comportement des quatre hommes qui travaillaient au poste de contrôle de Bettembourg le jour de l’accident, frise d’ailleurs parfois l’indécence. Leur petit sourire aux lèvres, qu’ils ne sont pas toujours en mesure de réprimer, produit le plus mauvais effet dans le public.
Un avocat des parties civiles s’offusque d’ailleurs au second jour du procès de la manière dont les débats sont tenus et de l’absence de sérénité, lançant en plein prétoire qu’il a l’impression d’assister à un spectacle de « guignol ». « Lamentable », ose-t-il de sa voix puissante avant d’être rappelé à l’ordre par la présidente, qui semble dépassée par les évènements et multiplie les suspensions d’audience. La juge donne l’impression de ne plus rien maîtriser dans la salle d’audience électrique et des avocats de la défense survoltés. Va-t-on voler leur procès aux victimes et aux familles des victimes, s’interroge-t-on alors dans la salle ?
Il est vrai qu’on se chamaille beaucoup et on s’invective tout autant au cours des deux premières audiences, consacrées à l’audition de l’expert, André Kleniewski, qui s’est rendu sur les lieux de l’accident dans la nuit du 11 octobre 2006. Les approximations de l’expert français, appelé le premier à témoigner pour des raisons liées à son emploi du temps, éloignent le procès de l’essentiel. Les avocats de la défense se demandent s’il est vraiment l’auteur du rapport ou s’il ne faut pas en attribuer la rédaction à son assistant qui l’accompagne. La présidente montre également des signes d’impatience devant les contradictions et les hésitations de l’expert, qui lui- même finit par s’énerver à force d’être interrompu, tandis que son assistant, assis dans la salle, gratte des notes sur un cahier d’écolier. Le vieil homme est totalement déstabilisé par les avocats de la défense qui se relaient pour porter les coups et pointer les contradictions entre les conclusions de l’expertise et ses déclarations à la barre. Il perd lui aussi la maîtrise de son dossier, s’emmêle les crayons entre le dossier français – il y a une procédure judiciaire entamée à Thionville, et il en est également l’expert technique – et le volet luxembourgeois de l’enquête. On voit les avocats des prévenus arriver avec leurs gros sabots, bien qu’ils s’en défendent d’avance : tenter de minimiser la faute de leurs clients et renvoyer en partie la balle dans le camp français, notamment du côté du cheminot SNCF du poste de Thionville, chargé de faire passer les trains au Luxembourg. Il n’aurait pas non plus réagi avec la diligence voulue pour signaler à son homologue luxembourgeois l’imminence de la collision ferroviaire, deux trains, l’un de fret venant de France et l’autre de voyage en provenance de Bettembourg, circulant sur la même voie à plus de 70 km/heure.
La défense réclame que l’expertise, la seule au dossier – l’absence de contre-expertise a contribué à ce que le procès s’ouvre deux ans après l’accident de Zoufftgen –, soit écartée de la procédure pour nullité. Pourquoi ne pas avoir contesté la validité du rapport lors de l’instruction, interroge alors la substitut du procureur d’État. Stratégie de défense, alors que les avocats des prévenus n’ont cité aucun témoin, ce qui suscite beaucoup de questions dans la salle ?Quoi qu’il en soit, relève encore le Parquet, « il y a suffisamment d’éléments dans le dossier pour prouver la culpabilité des quatre prévenus ». Expertise à l’appui ou pas.
Y a-t-il encore un enjeu dans ce procès puisque la direction des CFL avait reconnu, peu de temps après l’accident, l’origine de la faute humaine à l’origine de l’accident ? L’expert Kleniewski parle d’une « succession de défaillances humaines » à l’origine du « nez-à-nez » entre deux trains en 2006 à Zoufftgen, à la frontière franco-luxembourgeoise. « L’accident, dit-il, est directement dû au non-respect du règlement » de l’exploitation ferroviaire par quatre employés des Chemins de fer luxembourgeois (deux chefs de circulation, un annonceur de trains et un aiguilleur).
L’enchaînement d’erreurs commence par un retard de quelques minutes du chef de la circulation du poste de contrôle de Bettembourg sur son lieu de travail. Il aurait été retardé par les embouteillages. Son homologue ne l’a pas attendu le 11 octobre 2006 pour quitter son poste, donnant des instructions orales à l’annonceur de train de service, au mépris du règlement, et griffonnant une note sur un brouillon. Note dans laquelle était acté que le train de fret français avait été autorisé à s’engager sur la voie de passage unique entre la France et le Luxembourg, la seconde voie étant en travaux.
« Le train (luxembourgeois) a été envoyé et personne (à Bettembourg) n’a vérifié que la voie était libre ». Le chef de la circulation, dont la mésentente avec son collègue qui l’avait précédé à son poste, était largement connue, aurait jeté la note. Il fait l’économie des règles de sécurité élémentaires, comme celle de lever les yeux sur un tableau signalétique qui relevait pourtant la présence d’un train sur la voie de circulation alternée et l’impossibilité d’envoyer le TER en même temps. Il n’a pas non plus pris la précaution de procéder aux vérifications d’usage auprès de ses confrères français pour assurer sa présomption selon laquelle le système de fermeture était en panne. Il a déverrouillé par un ordre écrit transmis au conducteur du TER, l’envoyant ainsi à l’accident. L’homme n’en est pas à sa première faute professionnelle. Son dossier disciplinaire mentionne une mise en danger en 1997.
Lorsqu’ils s’étaient rendus compte de leur erreur présumée, les cheminots luxembourgeois avaient déclenché une série de mesures : alerte sonore qui n’a pas fonctionné, en raison visiblement d’un manque d’entretien et d’un défaut de conception du côté des CFL, et coupure du courant, mais pas sur la ligne où circulaient les deux trains.
L’un des prévenus téléphonera à son homologue de Thionville après s’être rendu compte de la « gaffe » commise par Bettembourg. Mais il lui raccroche au nez sans l’avertir du danger possible et ne manifeste aucune panique. L’agent de la SNCF fait passer ce raccrochage de combiné sur la mauvaise humeur de son collègue luxembourgeois avec lequel il avait eu un aparté la veille. Les Français avaient en effet fait passer un train de fret sur l’unique voie, causant des retards importants de deux TER au Luxembourg, alors qu’en principe les trains de voyageurs ont la priorité sur les trains de marchandises. La guéguerre d’une part et d’autre de la frontière a sans doute joué un rôle dans la tragédie de Zoufftgen, sans qu’il s’agisse du « fait générateur » de la collision. Tout comme l’absence d’harmonisation des procédures. Les conversations entre les postes de contrôle de Thionville et de Bettembourg montre que la communication entre les agents de la SNCF et des CFL se limitaient au minimum syndical : pas de bonjour ni de salut, seulement l’annonce de numéro de trains.
Ce n’est qu’à quelques secondes du « nez-à-nez » que l’annonceur du train, qui venait de se commander des lasagnes par téléphone, se montre plus loquace : « Ici Bettembourg, on a un problème ». Trop tard pour faire actionner le freinage d’urgence du côté français. Le dispositif Radio Sol Train (RST) était défaillant dans le TER. Le poste de contrôle des Luxembourgeois avait pourtant donné l’alerte, mais la fréquence-radio n’était pas assez puissante pour atteindre ses destinataires. Personne n’avait vérifié un système qui n’avait d’ailleurs pas été conçu, dans les années 1980, pour assurer la sécurité du transport ferroviaire. Un ingénieur des CFL, qui fut inculpé par le juge d’instruction en raison justement des défaillances du système, avant de bénéficier d’un non-lieu, racontera aux enquêteurs que la RST avait avant tout servi à rationaliser l’organisation du travail aux chemins de fer, lors de la réduction du nombre de conducteurs dans les trains, de deux personnes à un seul homme à bord. L’expert français a stigmatisé cette conception du dispositif.
Il n’y a pas eu davantage d’émotion au poste du régulateur de Luxembourg, qui a donné l’alerte par téléphone à Thionville, lorsque la bévue des agents des CFL a été identifiée. « Non, ce n’est pas grave, Bettembourg a fait une connerie, il a délivré un ordre écrit ». L’enquête a montré par la suite que les cheminots luxembourgeois n’avaient pas connaissance des procédures d’alerte et ignoraient le fonctionnement du dispositif. L’un des prévenus par exemple ne savait pas qu’il devait appuyer au moins 0,6 seconde sur un des boutons. Il n’existait aucune instruction écrite à sa portée.
Les témoignages d’agents des CFL, récoltés par les enquêteurs, revèlent d’ailleurs pas mal de défaillances dans la réglementation sécuritaire aux chemins de fer luxembourgeois. Dans l’organisation du travail aussi : un des cheminots raconte par exemple que les agents qui attendaient leur collègue en retard pour assurer la relève, étaient mal vus et que les retards des agents étaient plutôt monnaie courante. Ce que l’expert n’a pas démenti à la barre, jugeant inacceptable le laisser-aller des équipes du poste de Bettembourg. Sur quatre agents qui devaient prendre leur fonction à 11.30, deux arriveront en retard le jour de l’accident.
Était-il trop tard pour éviter la collision entre les deux trains ? C’est toute la difficulté et en partie l’enjeu du procès. Quelques mètres, c’était un impact moins important entre les deux trains, relève l’expert.
« La grande faute, c’est le manque de discipline », assure l’expert à la barre. « Comment peut-on arriver en retard ? » ajoute-t-il en faisant explicitement référence aux deux chefs de la circulation des trains du poste de Bettembourg, qui quittent pour l’un son poste sans attendre la relève, en raison de sa mésentente avec son homologue, et pour l’autre prend le relais sans faire les vérifications élémentaires de sécurité et envoit l’ordre de passage du train de voyageurs, malgré la signalisation qui ne l’y autorisait pas, conduisant ainsi six personnes à la mort.