Nous atterrissons à Tachkent un lundi matin aux aurores, en plein mois de novembre. L’excitation dans l’appareil est palpable : une trentaine de dames vêtues de blanc et de dentelles se pressent pour descendre. Elles reviennent de la Mecque où elles ont effectué l’oumra, aussi appelée « le petit pèlerinage ». Elles s’engouffrent dans les longs couloirs déserts de l’aéroport plutôt stérile de Tachkent chargées de cartons d’eau « Zamzam », de l’eau bénite en provenance du sanctuaire de la Kaaba.
Des toilettes de l’aéroport sortent des bouffées de fumée de cigarette. Nous sommes tentées, mais décidons de continuer sagement vers le hall d’immigration. Des comptoirs construits tout en hauteur dans un hall d’arrivée surdimensionné accueillent les voyageurs. Un officier aux gestes las regarde vaguement nos pièces d’identités, les tamponne. « Welcome to Tashkent ». À notre grand étonnement, nous sommes dehors en deux minutes. Nous nous étions attendues à une procédure d’entrée sur le territoire bien plus pénible.
La surprise avait déjà commencé avec notre demande de visas depuis le Luxembourg, cinq mois plus tôt. Nous avions décidé de nous occuper des formalités bien à l’avance, afin d’éviter les problèmes de dernière minute. L’attente fut effectivement longue : nos documents d’identités disparus dans l’antre de l’ambassade ouzbèke à Bruxelles depuis au moins trois mois, nous avions fini par trouver le numéro de portable du consul : allions-nous, si non des visas, du moins recevoir nos passeports ? C’est de bonne humeur que celui-ci nous avait répondu « vous avez de la chance, je suis de passage au Luxembourg aujourd’hui et j’ai les passeports ». Ah bon. Quelques heures plus tard, il nous donnait rendez-vous avec les documents tamponnés en bonne et due forme sous la Gëlle Fra.
Aujourd’hui, la procédure a changé. Depuis juillet 2018, la démarche pour obtenir un visa a été simplifiée : la demande se fait en ligne. Cette réforme fait partie d’une série de mesures progressivement mises en place par le nouveau président ouzbek, Shavkat Mirziyoyev, depuis son arrivée au pouvoir en 2016. Mais bien que Mirziyoyev semble faire de timides efforts d’ouverture, c’est, nous dit-on, plus pour attirer les devises étrangères que les nouvelles idées. Élu à 88,6 pour cent des voix, Mirziyoyev n’a manifestement pas l’intention de rompre radicalement avec le style de gouvernance autocratique de son prédécesseur.
Effectivement, les touristes sont les bienvenus tant qu’ils ne quittent pas les sentiers battus. Chaque hôtel a le devoir de fournir une « carte d’enregistrement » à ses visiteurs, qui confirme le nombre de nuits passées dans l’établissement. Afin de pouvoir changer d’hôtel, il faut pouvoir présenter la carte des nuits précédentes. Ce qui veut dire que les particuliers ne peuvent guère héberger d’étrangers, à moins de se soumettre à des procédures administratives prohibitives. Le couchsurfing à Tachkent, ce n’est pas pour demain.
Comme toujours après un long voyage, la sortie de l’aéroport est un moment magique. Nous sommes immédiatement frappées par la couleur du ciel, caractéristique des ciels d’Asie centrale. D’un bleu plus clair et en même temps plus intense, c’est un ciel qui s’étire. L’air est froid et vif, il nous réveille instantanément. Sur le coup, cela fait du bien. Mais quelques jours plus tard, dans les montagnes de Nourata, nous allions plutôt regretter le choix de venir en Ouzbékistan en plein mois de novembre.
Dans le en taxi, nous regardons les grandes avenues défiler avec curiosité. À Tachkent, de nombreux bâtiments historiques ont été détruits d’abord lors de la révolution socialiste de 1917 et ensuite pendant le grand tremblement de terre de 1966. Remplacés par les blocs caractéristiques de l’Union soviétiques, ces bâtiments en béton aujourd’hui mal entretenus se ressemblent tous. Ils créent une atmosphère un peu glauque, un peu triste, accentuée par l’absence de foule ou d’embouteillage alors que nous sommes en pleine heure de pointe.
Tachkent est-elle restée figée dans le temps, dans une époque entre deux mondes ? C’est vrai que depuis la dissolution de l’URSS, le pays n’a guère bougé politiquement. En 1992, l’ancien apparatchik soviétique Islam Karimov prenait la relève de Moscou et pendant 27 ans, il a dirigé le pays d’une main de fer. Alors que certaines des anciennes républiques soviétiques ont sombré dans le chaos politique au cours des années 1990, Karimov se sera toujours vanté d’avoir guidé l’Ouzbékistan vers une certaine stabilité.
Mais cela au prix d’un style de gouvernance autoritaire, d’une économie planifiée par le gouvernement central et de libertés individuelles réprimées. Sous Karimov, les prisons ouzbèkes se remplirent de prisonniers politiques, tout acte de dissidence étant réprimé. Selon la presse internationale, le président avait d’ailleurs un certain penchant pour les méthodes punitives moyenâgeuses, comme par exemple de faire bouillir vif ses détracteurs.
Islam Karimov était surtout un politicien rusé, qui a su faire accepter sa mainmise sur le pouvoir par la communauté internationale. Alors qu’il resta proche de la Fédération de Russie, Karimov évita de s’enliser dans de nouvelles relations de dépendance avec l’ancien suzerain en se rapprochant également de la Chine et des États-Unis. Avec l’invasion américaine de l’Afghanistan, l’Ouzbékistan est devenu un allié stratégique du gouvernement Bush. Pendant un certain temps, Tachkent autorisa Washington à se servir de sa base militaire de Karshi Khanabad, non loin de la frontière afghane.
Dès le lendemain, nous décidons de prendre le train pour Samarcande. La gare de Tachkent est fidèle à l’architecture soviétique, une bâtisse imposante flanquée de postes de garde militaires. L’accès aux quais est bien gardé : seuls les passagers en possession de papiers d’identité et d’un titre de transport valable peuvent y accéder. Les bagages sont scannés et minutieusement inspectés. Il serait donc plus difficile de prendre le train à Tachkent qu’un avion au Luxembourg !
En attendant l’arrivée – à la minute pile – du train, nous observons l’activité sur les quais. Alors que les gares font habituellement partie des endroits les plus bruyants d’une ville, nous avons l’impression qu’ici, les gens marchent sur du velours. À la queue leu-leu, ils se dirigent vers les trains, flanqués d’enfants silencieux et sous le regard impénétrable du personnel de sécurité discret mais omniprésent. Aucun rire, aucun cri n’accompagne le mouvement. Le message est clair : pour éviter les problèmes, mieux vaut ne pas se distinguer du lot.
Nous comprenons alors ce qui nous frappe inconsciemment depuis notre arrivée : c’est cette absence de bruit, sonore mais aussi visuel. L’œil glisse partout, n’arrive pas à s’accrocher tellement l’univers visuel qui nous entoure semble lisse. Outre l’absence bienvenue de publicité (hormis les incontournables affiches Coca-Cola) qui rappelle vaguement la Syrie d’avant 2011, c’est celle de toute autre forme de communication visuelle qui nous frappe : pas d’affiches pour des événements culturels, pas de graffitis, pas de traces des revendications de la société civile.
Alors que l’on sent le poids du passé peser sur les terres ouzbèkes, ballotées au gré des grands empires qui passèrent par l’Asie centrale, le capharnaüm historique semble aujourd’hui avoir fait place à un silence radio de surface.
Nous arrivons à Samarcande par les quartiers populaires. Enfin un peu de monde, quelques coups de klaxon. C’est avec impatience que nous nous dirigeons vers la vieille ville, étape mythique sur la Route de la Soie et aujourd’hui inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco. Alors que nous longeons les longs murs couleur ocre qui mènent au centre, les premières coupoles bleues-turquoises si caractéristiques de la ville apparaissent. Nous imaginons déjà Omar Khayyam, le célèbre poète perse du XIe siècle, sillonner les rues de la ville à la recherche d’ivresse et de savoir, comme le décrit si bien Amin Maalouf dans son roman historique Samarcande.
Première étape : la mosquée de Bibi Khanoum. Cet imposant complexe religieux avait été commandité par l’empereur Tamerlan en 1399, après un retour victorieux de sa campagne militaire en Inde. La mosquée avait pour vocation de devenir la plus grandiose de tout l’Est. La hauteur du porche, les murs décorés de délicates mosaïques bleues et blanches, les dômes majestueux qui coiffent chaque édifice nous laissent bouche-bée.
Tamerlan était non seulement mégalomane, mais aussi et d’une cruauté spectaculaire. Un jour, il fit construire une « tour de la mort », composée des 90 000 crânes des soldats massacrés la veille sur le champ de bataille. C’est en semant la terreur que Tamerlan réussit à bâtir un empire qui s’étirait des flancs occidentaux de l’Himalaya jusqu’à Istanbul, en passant par le Caucase. Les estimations quant au nombre de morts tout au long de ses campagnes militaires vont de un million à dix-sept millions de personnes – soit environ cinq pour cent de la population mondiale de l’époque.
À Samarcande, sa capitale, Tamerlan a donc voulu consacrer la gloire de son empire à travers une architecture extravagante. Mais la vitesse avec laquelle il ordonna la construction de la mosquée Bibi Khanum, achevée en cinq années seulement, lui aura d’abord valu un travail mal fait – rapidement, les tours s’inclinent et s’affaissent – et ensuite un mariage compromis.
Bibi Khanoum n’était pas la seule femme de Tamerlan – il en avait dix-huit – mais elle était sa préférée. Alors que Tamerlan était en guerre, il fit parvenir un message à Bibi Khanoum pour que celle-ci ordonne à l’architecte de finir la mosquée du même nom au plus vite. L’architecte en question avait tout fait pour retarder l’achèvement des travaux, car il était tombé amoureux de la reine. Enjoué, il lui promit de se dépêcher si celle-ci acceptait de l’embrasser. Selon la légende, le baiser avait été si chaud qu’il laissa une trace brillante sur la joue de Bibi Khanoum.
Tamerlan s’en rendit évidemment compte et, furieux, il ordonna l’exécution du jeune architecte et le défenêstrement de la reine. Avant de sauter, Bibi Khanum, astucieuse, a un dernier souhait : pouvoir mourir en portant ses nombreuses robes de soie. Ce vœu lui est accordé et c’est devant une cour sidérée que celle-ci invente donc le parachute en soie.
Si cette histoire se finit plutôt bien pour Bibi Khanum, elle illustre également la condition de la femme ouzbèke, qui reste généralement soumise au desiderata du père, puis du mari. Dans les magasins de souvenirs qui occupent tous les recoins des monuments historiques, les magnifiques susani, des tissus délicatement brodés avec du fil de soie, recèlent d’autres indices quant à la place des femmes dans la société ouzbèke. Pour bien choisir sa future épouse, l’ouzbek d’antan jaugeait les qualités d’une femme par rapport à la finesse de son point de crochet. Des motifs de susani espacés et peu détaillés étaient considérés comme une marque de paresse, et donc d’une certaine inaptitude au mariage.
En guise de décor, certains échoppes exhibent également le paranja, le traditionnel tchador ouzbek. Aujourd’hui obsolète, ce rideau de toile enveloppait tout le corps de la femme, cachant même son regard. Méconnaissables dans la rue, ces femmes-fantômes étaient néanmoins tenues de s’identifier un minimum : un long pan de tissu brodé et accroché dans le dos indiquait, selon les motifs, si la femme était mariée ou non et le nombre de ses enfants. Peu importe le reste...
Aujourd’hui, bien que 90 pour cent de la population ouzbèke soit musulmane, on voit très peu de femmes voilées dans la rue et la religion semble plutôt relever de la sphère privée. Les muezzins n’ont d’ailleurs pas le droit d’utiliser de microphone lors de l’appel à la prière, celle-ci ne s’entend qu’aussi loin que porte leur voix.
Ceci fait partie de l’héritage soviétique. De nombreuses femmes rencontrées tout au long du voyage nous parlent de ces journées mémorables de 1917, lors desquelles les femmes brûlèrent leur voile sur les places publiques. Mais si l’habit ne fait pas le moine, l’absence de voile n’est évidemment pas un signe de la liberté des femmes.
Le Registan, sans doute le monument le plus emblématique du pays est, semble-t-il, un lieu de prédilection pour les jeunes mariées qui viennent s’y faire photographier. Dissimulées derrière une épaisse couche de fond de teint, elles se font immortaliser dans leur somptueuses robes blanches avant d’entamer une nouvelle vie. C’est aussi autour de cette place publique que se trouve les vestiges d’une époque lors de laquelle Samarcande était surtout connues pour ses avancées scientifiques. Ulugh Beg, le petit fils de Tamerlan, y avait construit des madrasas où était enseignée la philosophie et surtout, l’astronomie.
Aujourd’hui, tous ces bâtiments ont été rénovés. En effet, nous découvrons peu à peu qu’il ne reste guère de monuments d’époque : la majeure partie a été complètement reconstruite juste après la dissolution de l’Union soviétique afin de redorer le blason de la toute jeune République d’Ouzbékistan. Cela en dit long sur le talent des artisans ouzbeks, qui ont fait un travail remarquable. Mais en même temps, nous nous rendons compte que cette vieille ville a été recouverte comme d’une épaisse couche de vernis, qui l’empêche de respirer.
Nous sommes finalement en route vers les montagnes de Nourata, curieuses de découvrir l’Ouzbékistan rural. Tout au long du chemin, nous voyons défiler des centaines d’hectares de champs de coton. Les récoltes sont quasiment achevées, plus que quelques petits nuages blancs parsèment les plantations. L’Ouzbékistan en est un des plus gros exportateurs de coton au monde et c’est en partie à cause de la culture intensive de cet or blanc que la mer d’Aral, autrefois la quatrième plus grande mer intérieure au monde, ne contient plus que dix pourcent de son volume initial.
Les conditions de production du coton auront contribué à donner à l’Ouzbékistan moderne sa triste réputation en terme des droits humains. Chaque année, le gouvernement mobilise plus d’un million de personnes lors de la récolte : les étudiants sont acheminés vers les champs de coton entre deux semestres, les marchés ferment le dimanche, la circulation routière est déviée vers les plantations. Mais la situation s’améliore depuis quelques années: suite à une pression internationale soutenue, Tachkent a annoncé en 2012 vouloir renoncer au labeur des enfants.
Après quelques heures de route, la steppe commence: des collines couleur caillou ondulent à perte de vue. Des troupeaux de moutons à n’en plus finir sont à la recherche des derniers bouts de verdure avant la tombée des premiers flocons. Aux portes de la réserve naturelle des montagnes de Nourata, le réseau téléphonique disparaît. En arrivant dans un village plus en hauteur, nous apprenons que la majorité des habitants de la région sont des Tadjiks. Si les Ouzbeks sont à l’aise dans l’étendue des steppes, les Tadjiks sont un peuple de montagne.
Invitées à une fête de circoncision, nous passons quelques heures à regarder les hommes boire et les femmes servir à manger. Hommes et femmes ne sont pas assis ensemble, on nous installe sur le tapis des femmes, plus en retrait. Mais comme nous sommes étrangères, nous avons tout de même droit à une bouteille de vodka à notre table. Pas considérées comme des hommes, mais traitées différemment que les femmes ouzbèkes, nous ne comprenons pas vraiment quelle est notre place.
C’est avec ces questions en tête que nous entamons l’ascension de la colline la plus proche. L’air semble métallique, les bruits rebondissent le long des flancs monochromes des montagnes. Après une bonne demie-heure d’escalade, le sommet semble encore loin, la pente de plus en plus raide et le soleil commence à se coucher.
Nous décidons de rebrousser chemin. En tournant le dos au sommet, nous entamons également le chemin du retour. D’abord un peu déçues de ne plus pouvoir découvrir les paysages que nous imaginons grandioses de l’autre côté de la montagne, nous décidons finalement de flâner dans le village, de changer de rythme. C’est vrai qu’on peut toujours aller plus loin, mais l’art du voyage, c’est aussi de savoir s’arrêter.