Sauver la face

d'Lëtzebuerger Land vom 02.02.2024

La musique se consomme désormais au forfait, comme l’essentiel de nos vies réglées par abonnements systématiques et prélèvements automatiques. Au même titre que l’eau, l’électricité, le téléphone ou Internet. Cela aura eu un effet secondaire notable : la disparition de la face B. À l’origine, cela constituait une réponse pragmatique au fait que, puisqu’un disque a deux faces, il aurait été idiot de ne pas remplir la deuxième. Rapidement, le terme « face B » a connu un glissement sémantique pour devenir le synonyme de titre de mauvaise qualité. D’ailleurs, si les CD n’avaient qu’une seule face, contre toute logique géométrique, même les CD « single » comportaient toujours au moins deux titres, contre toute logique linguistique. En bref, il fallait faire du remplissage, comme les chips de polystyrène dans le carton Amazon, ou la feuille de salade au fond de l’assiette servie au restaurant. Chaque morceau sur lequel une maison de disque investissait en promotion, en vidéoclip ou en efforts pour obtenir des passages radio, pouvait être compensé par des fonds de tiroir, voire une version instrumentale.

En ce qui concerne les films, un genre à part a été constitué par les séries B, initialement destinées à être projetées en première partie de films à plus gros budget. À l’époque, les cinémas devaient proposer une programmation en continu, et là aussi, il fallait fournir de la pellicule au kilomètre, selon un modèle économique qui ferait passer les buffets à volonté d’une croisière all inclusive comme un parangon de sobriété. On ne gardait les meilleurs acteurs, scénaristes et réalisateurs que pour les séries A, qui avaient droit à une publicité à la hauteur des investissements, et le reste était composé de westerns indigents, polars boiteux et films d’horreur ou de science-fiction approximatifs. La télévision en assurerait un recyclage efficace, avant de produire elle-même de quoi remplir les après-midis et les fins de soirée.

Dans le monde du papier, le parallèle s’arrête vite : certes, une feuille aura toujours un recto et un verso, qu’il faudra tous imprimer. Paradoxalement, de nombreux lecteurs commencent par la dernière d’entre toutes les pages : la quatrième de couverture, qui doit vous convaincre d’acheter un livre ou un magazine. Les éditeurs la laissent aux experts en marketing ou, pour les plus téméraires, à des chroniqueurs qui improvisent des chroniques sur des sujets futiles alors que le monde court à la troisième guerre mondiale ou à la catastrophe climatique, si ce n’est aux deux à la fois.

Sur les écrans, tous ces concepts ont disparu. Il n’y a plus qu’une seule et unique face. Le scrolling infini a même fait disparaître les « pages de résultats ». Les annonceurs paient pour apparaître parmi les premiers, qui gagnent en visibilité. Le reste est confié aux bons soins des algorithmes. Si l’on y pense, le choix des maisons de disques n’était pas toujours éclairé, et bien malin qui pourra citer la face A de I will survive, de La Bamba, ou de Rock Around the Clock, autant de faces B devenues plus célèbres que le titre phare qu’elles accompagnaient. À Hollywood également, les budgets réduits ont sans doute renforcé la créativité de réalisateurs comme George Romero, John Waters ou Sam Raimi. Désormais, sur les plateformes numériques, les classifications précises en catégories, ont cédé la place en pourcentages ou en étoiles. Plus subtil, les classements sont adaptés aux goûts de chacun et il est probable que « mes séries B » ne soient pas les mêmes que celles d’une adolescente de Colombie.

Dans un pays qui sacralise son triple A, on pourrait craindre la disparition des classements opérés par des spécialistes. Heureusement, on peut compter sur les médiocres pour faire apprécier le grandiose, sur des montagnes de productions insipides, une ribambelle de seconds couteaux, de deuxième choix, pour suffire à mettre en valeur ce qui doit sortir du lot, sans étouffer les outsiders, les mâles béta, les joueurs de deuxième division qui ont plus manqué de chance que de talent. Et, si tous les alpinistes connaissent le K2, le deuxième sommet du monde, qui sait que le K1 n’est pas l’Everest mais le Masherbrum ?

Cyril Boyer
© 2024 d’Lëtzebuerger Land