Retour historique sur la dépendance à l’automobile du Luxembourg, dont la population a le plus haut taux de motorisation d’Europe

Le tout-voiture luxembourgeois

d'Lëtzebuerger Land vom 19.01.2024

La voiture individuelle a une histoire complexe car de nombreuses représentations, enchevêtrées et parfois concurrentes, y sont associées et se bousculent. Elle fut tour à tour symbole de liberté individuelle et d’un certain mode de vie célébré par la littérature et le cinéma, moyen de locomotion privilégié d’une part croissante de la population, vecteur d’aménagement du territoire, source majeure d’encombrements routiers et, plus récemment, de préoccupation environnementale.

L’histoire luxembourgeoise de la dépendance à l’automobile est ancienne. Depuis la première immatriculation d’une voiture, de la marque Benz, en 1895, le stock d’automobiles en circulation n’a jamais cessé de croître. Bien que l’on associe ces véhicules aux changements de modes de vie et de consommation de l’après-guerre, l’historien Claude Wey a montré que l’exceptionnelle croissance du parc automobile luxembourgeois dans les années 1950 doit être relativisée. Si celui-ci connaît en effet une hausse de 400 pour cent durant les fifties, à peine un tiers des ménages en est équipé en 1960. Le long après-guerre est bien plutôt l’époque de l’équipement en réfrigérateurs et machines à laver qu’acquièrent respectivement 42 pour cent et 57 pour cent des familles. Le pays compte alors seulement 28 000 voitures individuelles. C’est dans les années suivantes que commence la prolifération massive des voitures particulières et commerciales sur le territoire. Le parc passe, selon les décomptes du Statec, à 85 000 en 1970, 128 000 en 1980, 183 000 en 1990 et environ 250 000 en l’an 2000. Selon la même source, le nombre de véhicules immatriculés au Grand-duché s’élève en décembre 2023 à 613 000, dont 453 000 voitures, soit 1,6 par ménage.

Ces dernières années, cette courbe ascendante depuis le début du XXe siècle semblait connaître un tassement progressif. Un pic d’immatriculations de véhicules neufs fut atteint avant la pandémie en 2019, ce qui pouvait laisser croire en un changement d’époque. Mais une nette augmentation des immatriculations est à nouveau enregistrée en 2023 et le stock a continué à augmenter, faisant de la période 2020-2022 une simple séquence déjà passée et conditionnée par la conjoncture. En 2021, l’Association des constructeurs européens d’automobiles (ACEA) évaluait le taux de motorisation du Luxembourg à 698 voitures pour mille habitants, soit le plus haut taux de l’Union européenne, dont la moyenne s’établit à 567. Cet indicateur est certes insuffisant pour rendre compte de son importance dans l’économie et l’aménagement du pays, puisqu’il ne dit rien des dynamiques en cours et n’intègre pas les milliers de véhicules qui passent quotidiennement les frontières grand-ducales. Mais à première vue, les chiffres sont sans appel, le Luxembourg est le champion d’Europe de l’automobile. On pourrait préciser de l’automobile allemande, puisque les quatre marques les plus vendues sont Volkswagen, BMW, Mercedes puis Audi, loin devant les marques françaises Renault et Peugeot.

Cette dépendance luxembourgeoise à la voiture a accompagné l’augmentation du niveau de vie et s’appuie de longue date sur une multitude d’acteurs industriels et commerciaux qui prospèrent directement ou indirectement grâce au secteur automobile. Dès avant les bouleversements socio-économiques des années 1970 provoqués par le déclin de la sidérurgie, puis la diversification économique et l’entrée massive de travailleurs frontaliers sur le territoire national, le Luxembourg compte davantage de voitures par habitant que ses voisins français, belges et ouest-allemands, selon un décompte de l’historien Gilbert Trausch. À partir des années 1950, un nombre croissant de travailleurs sont embauchés par les centaines de concessionnaires automobiles, garages, stations-services et ateliers de maintenance et de réparation. La mécanique et les secteurs associés recrutent un large spectre de profils professionnels, ouvriers sans qualifications, détenteurs de CAP, de brevets de maîtrise ou de diplômes de technicien, formés par un enseignement technique et professionnel qui adapte ses formations à ce secteur dynamique. La fermeture des usines sidérurgiques à partir des années 1970 rend disponibles des cohortes nombreuses d’ouvriers et d’artisans, alors que le transport routier de marchandises se développe, passant de 1 500 personnes employées en 1970 à presque 4 000 à la fin du siècle. Dans l’ensemble du pays, 12 000 salariés dans 850 entreprises industrielles et commerciales travaillent alors dans le secteur automobile. En 2023, l’Industrie luxembourgeoise des équipementiers de l’automobile (ILEA) regroupe des entreprises qui emploient 9 000 personnes. Parmi celles-ci, l’entreprise de pneumatiques Goodyear qui s’est installée dès 1949 à Colmar-Berg et a ouvert un deuxième site en 2017 à Dudelange, salariant environ 3 500 personnes. Du côté des combustibles, le Groupement Énergies Mobilité Luxembourg (GEML, depuis 2022, nouveau nom du Groupement Pétrolier Luxembourgeois créé en 1979), qui défend les intérêts des industriels et négociants en carburants, regroupe 2 600 employés, dont 2 200 dans les quelques 230 stations-services du pays. Ces dernières sont l’objet d’un tourisme à la pompe (Tanktourismus) favorisé par des droits d’accise sur les produits pétroliers moins élevés que dans les pays voisins. Ces groupes d’intérêt économiques ont un poids indiscutable bien que difficilement mesurable dans les prises de décision politiques concernant le futur de la mobilité.

Parallèlement, l’État a mis en œuvre l’extension du réseau routier à la fin des années 1960. Avec un certain retard sur ses voisins, le Luxembourg voit l’ouverture des premiers tronçons d’autoroutes en 1969, deux ans après la constitution du Fonds des routes. Son objectif est triple: mettre en réseau les différents pôles urbains du territoire, en augmenter l’accessibilité en vue de permettre leur expansion économique et relier le pays aux axes de communication des pays limitrophes. À rebours du réseau ferré, en cours de démantèlement de l’après-guerre à la fin du siècle, le réseau routier qui s’étend permet au Luxembourg d’accroître sensiblement le trafic intérieur, de transit et international, la diversification de l’économie allant de pair avec une hégémonie croissante de l’automobile et du camionnage. Outre la capitale, des pôles d’emploi sont développés dont la localisation dépend essentiellement du tracé des routes principales et de la proximité des frontières, que traversent tous les jours un nombre croissant de travailleurs. Le développement financier et économique du Grand-duché, de même que l’aménagement de son territoire et des zones commerciales (City Concorde et la Belle Étoile, par exemple, ont ouvert en 1974), se sont largement appuyés sur un réseau (auto)routier devenu structurant et indispensable dans les années 1970. Cependant, le rythme de la construction de routes est nettement moins soutenu que l’augmentation du parc automobile et plus généralement du trafic routier. Si certes le pays compte aujourd’hui 163 kilomètres d’autoroutes, contre 23 en 1975, l’ensemble de la voirie de l’État, en incluant les routes nationales et chemins repris, n’a pratiquement pas augmenté depuis un demi-siècle. Certaines zones du territoire, non desservies par l’autoroute, sont ainsi restées à l’écart du développement économique national. La conséquence structurelle de ces déséquilibres est une congestion toujours plus poussée des routes principales, que les initiatives politiques et d’aménagement du territoire ne parviennent pas, pour l’instant, à enrayer durablement.

Celles-ci sont pourtant prioritaires dans l’agenda politique, le Luxembourg s’étant engagé dans la décarbonation de l’économie et de la mobilité tout en cherchant à préserver les intérêts industriels du pays. Une myriade d’initiatives successives sont entrées en vigueur : objectif de baisse de la part modale de l’automobile par rapport au vélo et aux transports en commun devenus gratuits en 2020, création de parkings périphériques Park & Ride et de services d’autopartage, réaménagement des espaces urbains pour réduire le trafic motorisé, incitations financières à l’acquisition de véhicules hybrides ou électriques. Après l’enquête Luxmobil de 2017 et la stratégie pour une mobilité durable Modu 2.0. à l’horizon 2025 présentée en 2018, complémentaire du « Plan sectoriel transports », le ministère de la Mobilité et des Travaux publics a lancé en 2023 un outil de planification en quinze points appelé « Apaisement de la circulation ». En parallèle, le pays mise sur l’innovation dans le secteur. À l’initiative de l’ILEA et hébergé par Luxinnovation, le Luxembourg Automobility Cluster (2014) réunit ainsi des entreprises actives dans la recherche pour « les solutions de mobilité de nouvelle génération (verte, connectée et automatisée) », selon son site internet, mais aussi la formation et le développement économique du secteur, à travers notamment son AutoMobility Campus ouvert en 2016.

Si l’avenir est incertain, une voie politique est tracée : pour atteindre la neutralité carbone en 2050, le Parlement européen a interdit la vente de nouveaux véhicules thermiques à l’horizon 2035. Le gouvernement luxembourgeois s’est fixé comme objectif d’atteindre 49 pour cent de véhicules électriques ou hybrides dans le parc automobile en 2030. Ces véhicules séduisent chaque année davantage que l’année précédente et comptent pour 43 pour cent des nouvelles immatriculations en 2022, ce qui reste largement insuffisant pour atteindre les objectifs annoncés. Toujours est-il qu’il est certes prévu de sortir le pays du tout-voiture, en développant d’autres moyens de transport et de nouveaux aménagements, mais aussi en s’appuyant sur des innovations technologiques et acteurs industriels dont l’intérêt est de faire prospérer le secteur automobile au Luxembourg. Tout compte fait, la dépendance du Grand-duché à l’automobile a sans doute encore de beaux jours devant elle.

Sébastien Moreau
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