Juin 2008, dans le lobby de l’hôtel Hyatt à Almaty, où la délégation luxembourgeoise en visite officielle en république du Kazakhstan conduite par le Premier ministre Jean-Claude Juncker, CSV, a pris ses quartiers, c’est la panique. Jean-Claude Juncker, Jeannot Krecké, LSAP, ministre de l’Économie, et Ulrich Ogiermann, encore patron de Cargolux, se mettent en aparté pour discuter des reproches qui ont été formulés à l’encontre du dirigeant de la compagnie de fret sur sa loyauté envers l’entreprise et le Luxembourg tout court. Ogiermann passe au grill mais sort soulagé de son entrevue. Dans la soirée, autour d’un verre au bar de l’hôtel, il se confie à quelques proches : le Premier ministre lui a, dit-il, exprimé sa confiance en lui affirmant qu’il ne croyait pas aux accusations de déloyauté à son encontre. Juncker aurait même remis en cause la crédibilité des informations dont il disposait, considérant qu’il s’agissait de manipulations destinées à nuire à Cargolux. Pourquoi le Premier ministre a-t-il présenté ces informations comme de l’intox, alors qu’elles venaient du Service de renseignement de l’État, qui avait la compagnie dans son viseur depuis plusieurs mois, en raison de la suspicion sur des liaisons aériennes. Notamment avec l’Iran, pays qui était sous étroite surveillance à cause de son programme de développement du nucléaire.
Deux mois plus tôt, en avril 2008, Marco Mille, le directeur du Srel et son sous-directeur sont reçus par les membres de la commission du contrôle parlementaire du service. Ils ont sous le bras un épais dossier sur Cargolux, à un moment critique pour la société, aux prises depuis deux ans avec les autorités antitrust américaines et européennes sur des ententes illégales sur le tarif du fret entre 1999 et 2006. Le dossier, qui s’appuirait sur des éléments factuels ainsi que des interceptions de télécommunications – on peut présumer que Patrick Heck, l’actuel chef du Srel, lors de son audition vendredi 11 janvier devant la commission d’enquête parlementaire, visait implicitement cette affaire et Cargolux (lire page 2-3) lorsqu’il a évoqué des écoutes illégales liées à la protection du patrimoine économique –, portait sur plusieurs volets. Le premier visait Lufthansa, actionnaire minoritaire (13 pour cent) de Luxair, et de ce fait son influence sur Cargolux, son concurrent dans le fret aérien. La compagnie allemande avait cherché à faire un raid sur Cargolux, dans une opération baptisée Romulus. La proximité de l’assureur de Cargolux, Allianz, avec la Lufthansa jetait également une certaine suspicion sur les décisions stratégiques prises par le comité de direction de Cargolux et les tiraillements et les dysfonctionnements identifiés au sein même du management, sans oublier les rivalités entre différents camps.
On ignore si Juncker a évoqué à Almaty avec son ministre de l’Économie Jeannot Krecké et le patron de Cargolux les questions relatives à la corruption. Marco Mille avait en tout cas abordé le sujet en avril devant la commission du contrôle parlementaire du Srel et détaillé les accusations. L’un des griefs les plus sérieux du dossier concernait les vols entre Luxembourg et Téhéran et les questions que suscitaient tant la nature de la cargaison des avions desservant cette ligne que sa rentabilité économique. Entre 2006 et 2008, date à laquelle le trafic a été repéré, les jumbo jets entre le Luxembourg et la capitale iranienne transportaient principalement des tonnes de paquets de cigarettes fabriquées par Japan International Tobacco (JIT) à Trèves. Envoyé en Asie, les cigarettes revenaient, entre autres, en Europe sur le marché noir. Les montants facturés couvraient à peine les frais de carburant, ce qui avait éveillé la curiosité. Or, et de manière générale, le trafic de cigarettes alimentant les marchés parallèles est plutôt une activité rentable pour les réseaux criminels qui l’ont en main. On peut s’interroger sur la logique qu’il y avait alors pour JIT d’exporter ses produits en Iran où il possédait déjà une usine pour servir ce marché. Selon les informations fournies par Mille à la commission, le trafic via Cargolux était vu comme un maillon essentiel de la chaîne logistique du trafic illicite de cigarettes. Une grosse part du bénéfice de ce commerce allait dans les poches de « personnes proches » de la compagnie. C’est à ce stade que furent d’ailleurs identifiés les dirigeants et associés de la société Malu Enterprises, qui faisait l’intermédiaire et aurait encaissé des commissions sur chaque paquet de cigarettes. Le potentiel de nuisance, si l’affaire était révélée, était jugé important pour Cargolux et le risque politique non moins considérable pour le Luxembourg. D’autant que les recherches se dirigeaient vers un responsable de Cargolux au Moyen-Orient qui apparaissait indirectement dans Malu. Il avait en effet placé son épouse comme administratrice de la société et prêté son domicile privé pour l’hébergement du siège social. La question du licenciement de cet homme fut un sujet sensible pour les dirigeants de Cargolux : son départ fut inscrit à l’ordre du jour, mais les soutiens politiques dont il bénéficiait lui ont permis de s’accrocher à son poste avant d’être recasé au ministère de l’Économie où il est toujours en poste. Il fut aussi disculpé de toute mauvaise intention et d’enrichissement personnel après l’ouverture d’une enquête interne. Ce serait lui qui aurait fait l’objet par le Srel d’écoutes non autorisées. Un autre dirigeant de Malu et son principal actionnaire seront également visé par l’audit interne. Lui aussi en sortira blanchi. Agent général de Cargolux, ce résident du Koweit, de nationalité indienne, a même été décoré au Luxembourg de l’Ordre du mérite. Il aurait constitué la société au Luxembourg pour gérer sa fortune personnelle et obtenir une autorisation de séjour au grand-duché. Il aurait eu besoin à ces fins du support d’un résident luxembourgeois.
Le financement des avions et la vente de deux jumbo jets à la compagnie Silk Way furent aussi évoqués au printemps 2008 devant les membres de la commission du contrôle parlementaire du Srel. Figuraient encore à l’ordre du jour des soupçons de corruption avec le Panama, l’Azerbaïdjan et le Kazakhastan. Quelle fut la suite donnée à ces affaires ? En octobre 2008, une réunion de la commission du contrôle a lieu pour faire le point. Ses membres apprennent que des faits dénoncés six mois plus tôt s’avèrent exacts, mais qu’il s’agirait toutefois de les interpréter avec précaution. Virage donc à 180 dégrés. Jean-Claude Juncker leur assura avoir rencontré les responsables de la compagnie à ce sujet. Le Premier ministre a traité le dossier à sa manière, dans un hôtel de luxe à Almaty, un peu comme l’aurait fait un autocrate. N’a-t-il pas décrédibilisé l’enquête encore en cours en informant Ogiermann des accusations pesant sur la gestion de la compagnie qu’il dirigeait ? Les administrateurs de Cargolux ne semblent pas avoir eu droit aux mêmes informations que le comité de direction, même si par la suite certains de ses membres furent associés aux investigations pour faire la lumière sur les accusations de corruption et qu’un cabinet d’audit, PWC Genève, et la firme d’avocats Shearman & Sterling, sur recommandation du cabinet Arendt & Medernach, furent mandatés pour épauler les recherches. Celles-ci ont débouché sur la production d’un rapport baptisé Tsonga, qui servira de base à la plainte que l’avocat luxembourgeois de Cargolux, Paul Mousel, a introduit en 2010.
Quelles étaient les sources d’informations de Juncker en dehors de Mille et pourquoi n’y a-t-il pas accordé de crédit ? Le Premier ministre disposait-il à Almaty, comme plusieurs sources concordantes l’affirment, d’un « rapport » de travail écrit du Srel ? Il est probable aussi qu’il avait seulement en main les procès verbaux des réunions de la commission de contrôle qui avaient eu lieu deux mois plus tôt. Des documents ont en tout cas circulé en dehors des cercles autorisés et les allégations de corruption n’ont certainement pas contribué à valoriser les titres de Cargolux qui cherchait alors un repreneur. Selon des informations difficilement vérifiables, le circuit emprunté par le document de travail du Srel n’aurait rien de conventionnel et reflèterait la guerre de tranchée que se livraient d’une part les agents du service entre eux (Mille cherchait à internationaliser sa carrière et son poste allait se libérer) et d’autre part le Premier ministre et le chef du Service de renseignement. Marco Mille avait enregistré Juncker à son insu en janvier 2007 et ce dernier en aura connaissance en novembre 2008 et demandera des explications au patron du Srel en décembre. Tous les évènements tiennent en tout cas dans un mouchoir de poche, sans que l’on puisse encore au stade actuel emboîter les pièces dans un même puzzle. On sait que Juncker disposait au sein du Srel d’un homme de confiance en la personne de son ancien chauffeur et garde du corps. L’homme aurait joué un rôle majeur dans la révélation de l’enregistrement pirate de Juncker par Mille. Le rôle, la crédibilité et les méthodes du Srel dans ses recherches sur Cargolux en 2008 méritent sans doute un débroussaillage de terrain et de sérieuses explications. Il faudra par exemple déterminer ce qui a amené, de manière sans doute un peu prématurée, Mille et son directeur adjoint devant la commission du contrôle parlementaire du Srel, alors que les investigations sur Cargolux étaient loin d’être terminées et que les hypothèses de travail pouvaient encore évoluer.
L’audit conduit par PWC ne semble en tout cas pas avoir contredit certaines allégations du Srel sur la corruption chez Cargolux, puisque l’avocat de compagnie, Paul Mousel, après en avoir pris connaissance, introduira le 24 novembre 2010 une plainte contre inconnu auprès du Procureur d’État. Le Parquet jugera les faits suffisamment graves pour transmettre le dossier au juge d’instruction, qui ouvrira en avril 2011 une information judiciaire pour corruption passive dans le chef de dirigeants de la compagnie. En raison du secret de l’instruction, toujours en cours, on n’en sait pas plus sur l’avancée de l’affaire, sinon qu’elle a été prise en main directement par le juge d’instruction directeur Ernest Nilles.
Des sources proches du dossier mettent en cause la fiabilité et la loyauté des agents du Srel qui avaient travaillé à l’époque sur l’affaire, arguant qu’ils auraient pu avoir été manipulés, dans le cadre d’une lutte de pouvoir chez Cargolux, par des opérateurs étrangers ambitionnant la reprise de la participation de 33,7 pour cent de Swissair dans la compagnie de fret. Le Qatar n’était pas encore sur les rangs pour la reprise des actions du Suisse et le ministre des Transports de l’époque, Lucien Lux, faisait encore croire que Lufthansa sortirait une offre de reprise de son chapeau. Ces « intervenants externes », qui se seraient appuyés sur des taupes à l’intérieur de la société, auraient ainsi pu tirer partie des divisions de l’entreprise et de l’affaiblissement de ses dirigeants. Le fait qu’un des anciens agents du Srel ayant enquêté sur Cargolux avant de se convertir dans le secteur privé à l’été 2008 se retrouvera à l’automne 2009, un an et demi après avoir quitté le service, de l’autre côté du miroir comme intermédiaire, avec deux autres Luxembourgeois, d’un fonds d’investissement américain proposant de mettre 70 millions de dollars sur la table pour racheter une minorité de blocage dans Cargolux, jette, il est vrai, l’équivoque. Toujours est-il que Juncker et son ministre des Finances Luc Frieden, CSV, avaient accepté le principe de voir les trois intermédiaires en octobre 2009 à Istanbul en marge d’une réunion du FMI. Seul Frieden et deux de ses collaborateurs y participeront, mais le ministre ne donnera aucune suite à l’entrevue. N’empêche qu’en acceptant d’étudier l’offre américaine, même du bout des doigts, le gouvernement lui a accordé une crédibilité certaine. Les plus grands doutes sont également permis sur la probité de tous ceux qui ont cherché à étouffer les soupçons de corruption au sein du management de la compagnie et à décrédibiliser le travail du Srel, même s’il y avait peut-être à boire et à manger dans ses investigations. À la justice désormais de faire son travail ainsi qu’à la commission d’enquête parlementaire sur le Srel de faire sauter la chape de plomb.
Romain Hilgert
Kategorien: Regierung, Soziale Beziehungen
Ausgabe: 18.01.2013