Empêtré jusqu’au cou dans le dossier Cargolux, Luc Frieden répète à longueur d’apparitions dans les médias et devant les députés que son intervention dans l’entrée du Qatar dans le capital de la compagnie de fert se serait limitée à conclure avec Doha, en 2011, des négociations que d’autres s’étaient chargés de régler avant lui ou pour lui. Or, le ministre des Finances, CSV, a mis ses empreintes dans le dossier de la reprise par le Qatar des actions cargolux dès l’automne 2009, lors du premier tour de piste (il en faudra deux pour finaliser l’union éphémère des deux sociétés), ce qui apparaît comme un élément nouveau dans l’imbroglio que constitue la venue de Qatar Airways dans le capital de Cargolux, puis sa sortie annoncée vendredi 16 novembre en raison de divergences profondes sur la stratégie à suivre pour la compagnie luxembourgeoise. Du neuf se dessine aussi dans la datation des premiers contacts concrets, et donc écrits, entre le Qatar et Cargolux en vue d’un rapprochement et sur la manière dont les relations furent établies : du côté luxembourgeois, après des négociations menées par Marc Hoffmann, président du conseil d’administration et Ulrich Ogiermann, CEO, on est passé par un « comité d’actionnaires », qui s’est réuni dans la plus grande discrétion, en marge des très formels conseils d’administration – comprenant entre autres des représentants des salariés –, tantôt avec tantôt sans les candidats à la reprise, en évitant soigneusement les rencontres au siège de la compagnie de fret. L’une de ses réunions du cabinet « fantôme » s’est tenue dans les bureaux de la banque CBP, dirigée par Marc Hoffmann.
Le Land s’est procuré des documents qui montrent que le Qatar était déjà sur les rangs pour une prise de participation importante de la compagnie dès le mois d’octobre 2009 et que la société qatarie avait formulé une « pré-offre » particulièrement détaillée dans un courrier adressé le 22 novembre 2009 au chairman de Cargolux. Ces documents montrent aussi que les négociateurs du Qatar étaient déjà avertis des projets de restructuration de la compagnie de fret (le 30 novembre marquera la première étape de cette restructuration et le 18 décembre la date du rachat officiel de la participation suisse de SAir) et des intentions des officiels luxembourgeois d’aller présenter leurs plans aux autorités européennes. Un responsable de Qatar Airways, informé par le CEO de Cargolux qu’une réunion entre le Luxembourg et l’UE devait avoir lieu prochainement, insistait lourdement, dans une lettre, pour que les autorités grand-ducales ne fassent pas mention dans cette rencontre avec Bruxelles de l’intérêt des Qataris. Ces derniers ne signèrent l’accord de confidentialité et d’exclusivité pour négocier le rachat de la participation dans Cargolux que le 3 décembre 2009, trois jours après que les actionnaires luxembourgeois de la société de fret aient enfin pu eux-mêmes finaliser la reprise des actions de SAir. L’accord d’exclusivité entre Qtar Airways et Cargolux prenait fin le 31 janvier 2010. Les négociations furent rompues en février 2010 pour des raisons qui restent à clarifier. Des sources proches du dossier, qui parlent de « négociations officielles et inofficielles », invoquent des désaccords sur le prix d’achat (Doha proposait alors cent millions de dollars) et sur les personnes. Même les représentants des autorités luxembourgeoises n’étaient pas au diapason entre eux sur le nom du futur dirigeant. Le Qatar pour sa part ne voulait ni de Marc Hoffmann, ni de Frank Reimen. Ce dernier finit toutefois par s’imposer et on connaît la suite épique de son parcours : il quittera la compagnie en juillet 2012 pour faire la place provisoirement à Richard Forson, l’homme de Doha, qui a voulu tout bousculer dans l’organisation.
Fin novembre 2009, mais sans qu’un prix de rachat n’ait été à ce stade déterminé dans les documents, trois étapes du rapprochement entre Qatar Airways et Cargolux furent définies très précisément : une première phase marquant d’abord le rachat par le grand-duché de la participation de 33 pour cent de SAir et l’injection entre 100 et 250 millions de dollars de capital frais dans la société de fret, puis une prise de participation entre 25 et 35 pour cent, après un accord sur le prix de vente. Cette phase devant se faire au plus tard en avril 2010. Le second volet de l’union portait sur la mise en place de plans industriels et de synergies entre les deux sociétés. Ces plans apparaissaient comme très favorables au développement du hub luxembourgeois (parallèlement à celui de Doha d’ailleurs, qui devait être géré sous la responsabilité de Cargolux). Il était prévu que les Qataris apportent dans la corbeille des avions supplémentaires (trois Airbus 300-600F et trois Boeings 777 F, des appareils que Luxembourg n’opéraient pas). Vu sous ce jour, les propositions du Qatar, qui montaient dans cette étape intermédiaire entre 40 et 49 pour cent du capital de Cargolux, paraissaient sous un jour plutôt séduisant. La troisième étape portait sur le déploiement de la force de frappe de Cargolux en Europe à travers la mise en place de hubs hors du grand-duché, notamment à Milan. Ces plans sur la comète des responsables de Qatar Airways ne sont d’ailleurs pas si étrangers aux propositions qui ont été formulées récemment par le rapport du cabinet de consultant Oliver Wyman.
Les opérations de restructuration sur le capital de Cargolux qui suivront ultérieurement (les 30 novembre et 18 décembre) et vendues comme un sauvetage d’une société au bord de la faillite par l’État luxembourgeois (qui prendra une participation directe de huit pour cent), ses satellites (BCEE et SNCI) ainsi que Luxair, apparaissent, avec la révélation de ce document, sous un jour inédit. Elles s’apparentent à de la mise en scène. Surtout lorsque l’on a en tête que cette restructuration, ayant abouti à l’injection de cent millions de dollars de capitaux frais, majoritairement venus de la main publique, fut aussi l’occasion de mettre en place un dispositif de différentes classes d’actions (ordinaires et privilégiées) qui vont offrir par la suite une porte de sortie royale aux actionnaires privés de Cargolux (BIP et Luxavantage), comme le Land l’avait récemment révélé (d’Land du 26 octobre). À garder également présent à l’esprit l’option que s’étaient réservés les actionnaires ayant souscrit des actions privilégiées de renoncer sans contrepartie à la faculté de toucher leurs dividendes. On peut appeler ça aussi des aides d’État. Rien en tout cas, ni économiquement ni juridiquement, ne justifiait un tel scénario.
Le courrier de Qatar Airways du 22 novembre faisait suite à une lettre, deux jours plus tôt, signée PAR Marc Hoffmann et Ulrich Ogiermann, montrant les bonnes dispositions de la société à entamer les préparatifs de rapprochement. On y apprend que la compagnie luxembourgeois avait déjà retenu le cabinet d’avocats Arendt&Medernach et la firme PWC pour la conseiller sur les plans légaux et financiers. On y listait aussi les éléments à inclure dans un « info pack » à fournir à l’acheteur potentiel.
Le jour même où l’on passa chez le notaire pour mettre cent millions de dollars de capital frais dans Cargolux, le 18 décembre 2009, Marc Hoffmann recevait un mandat officiel de « céder à brève échéance tout ou partie des actions » reprises de SAirlines « à un ou plusieurs investisseurs stratégiques nouveaux dans Cargolux » (à cette époque le fonds du Qatar QIA devait être actionnaire de la compagnie à côté de Qatar Airways ou une autre entité à définir). « Il en va de même, poursuit la lettre du 18 décembre 2009 signée de six actionnaires (État, représenté par son ministre des Finances, BCEE, BIP, SNCI, Luxair et Luxavantage), lors de l’augmentation de capital à intervenir ». Mention est faite dans le document d’un « accord préférentiel de liquidité » autorisant les deux actionnaires privés, BIP et Luxavantage, « de vendre leurs titres prioritairement aux investisseurs nouveaux ». Une disposition qui a d’ailleurs permis à BIP lors du second tour de piste avec les Qataris en 2011, après que les négociations furent interrompues, de s’ériger en interlocuteur incontournable de la vente. Et de dicter ses conditions.
La messe était dite. L’opération de rapprochement prit le nom de code de « Desert Storm ». Le 13 janvier 2010, lors d’une réunion des actionnaires de Cargolux (le cabinet fantôme), PWC dressera dans un document « strictement privé et confidentiel », l’état d’avancement des préparatifs du mariage entre les deux sociétés. On y apprend, entre autres, qu’un premier courrier fut envoyé par Qatar Airways le 27 octobre, proposant « diverses synergies » et qu’une rencontre s’ensuivra le 16 novembre à Dubaï entre les représentants des deux compagnies. Une première réunion de travail avec les représentants de Qatar intervint le 11 décembre à Luxembourg. Le 11 janvier 2011 une autre rencontre eut lieu à Londres « pour avancer sur le projet industriel » entre les conseillers du Qatar, PWC et trois responsables de Cargolux (Ulrich Ogiermann, David Arendt et Robert Van de Weg). Trois jours plus tard, Robert Van de Weg devait rencontrer le responsable de Qatar Cargo à Doha « pour quantifier les synergies ».
Enfin, PWC mentionne le fait que le « Qatar souhaite acquérir 35 pour cent du capital de (Cargolux) sous forme d’un mix d’actions ordinaires et d’actions B », Doha souhaitant « a priori être mis sur un pied d’égalité avec les autres actionnaires ».
Michèle Sinner
Kategorien: Luftfahrt
Ausgabe: 23.11.2012