Le chemin de croix de Luc Frieden a commencé mercredi devant les membres des commissions parlementaires du Développement durable, des Finances et de l’Économie. Le ministre des Finances, CSV, a esquivé les questions sensibles que lui ont posées les députés de l’opposition (DP, Vert, ADR) sur les conditions de la vente, en juin 2011, de 35 pour cent des actions de la compagnie de fret Cargolux à Qatar Airways (d’Land du 26 octobre). Le ministre ne s’est pas montré plus convaincant lors de son grand oral mercredi qu’il ne le fut devant RTL puis au Tageblatt la semaine dernière, quand il a essayé de présenter comme une pratique usuelle dans le monde des affaires le traitement differencié entre les actionnaires sortant du capital d’une société de ceux qui conservent leur participation ou la vendent partiellement. Donc il est normal, aux yeux du ministre des Finances, que l’État et les actionnaires qui en dépendent (SNCI, BCEE et dans une certaine mesure Luxair) aient sacrifié des millions de dollars en renonçant comme ils l’ont fait, lors de l’arrivée des Qataris, aux dividendes (12,5 euros pièce) qui étaient attachés aux actions privilégiées (actions B) souscrites en 2009 pour sauver la compagnie de la faillite – ce fut en quelque sorte leur « prime de risque » pour injecter de l’argent frais dans une société moribonde. Par déduction, on peut en conclure que le fait d’avoir réservé un traitement de faveur aux deux actionnaires privés, BIP et Luxavantage, au détriment, bien sûr, des intérêts immédiats de l’État, et donc des contribuables, en leur servant des dividendes lorsqu’ils vendirent leurs participations, ne lui apparait pas, à lui, le fin juriste, comme une monstruosité du droit.
Luc Frieden veut donner l’impression que l’État n’a pas à rougir de la vente de Cargolux pour 117,5 millions de dollars et que la transaction passée par la banque ING ne dissimulait aucune arrière-pensée ni mesquinerie. Il réfute aussi qu’on aurait cherché à mystifier la Commission européenne en maquillant le versement de pseudos « dividendes » aux actionnaires privés, alors que Bruxelles l’avait interdit aussi longtemps que couraient les garanties d’État sur des prêts de Cargolux pour un montant de 140 millions de dollars. Or, tout le dossier qu’il a remis mercredi aux députés l’accable. Le ministre a d’abord indiqué que le feu vert de la Commission aux garanties de l’État luxembourgeois avait été délivré oralement. À confirmer. Quand bien même il n’y aurait pas de trace écrite (ce qui est douteux, car on sait que du côté luxembourgeois, c’est Frank Reimen, alors encore fonctionnaire au ministère des Transports, qui a été négocier à Bruxelles à l’hiver 2009, powerpoint à l’appui), on sait combien la Commission européenne fut exigeante lorsqu’elle a autorisé au début de la crise les aides d’État à l’économie réelle. Bruxelles s’est d’ailleurs montrée plus intraitable qu’elle ne le fut avec le secteur financier.
Frank Reimen, devenu dans l’intervalle le patron de Cargolux, a aposé sa signature sur le contrat de cession des 35 pour cent du capital d’abord à la banque ING puis à Doha dans une seconde étape, comme le Land l’avait révélé. Il est programmé que les membres des commissions parlementaires, qui ont déjà entendu Luc Frieden, écouteront prochainement l’ancien dirigeant de la compagnie de fret, ainsi que les tous les autres protagonistes de la vente. À commencer par ceux qui représentaient les participations de l’État, directes ou indirectes (SNCI, BCEE et Luxair). Le ministre des Finances a laissé entendre que s’ils devaient être amenés à s’exprimer devant les députés et confirmer le cas échéant leurs divergences de vue sur l’opportunité d’avoir abandonné leur droit à un dividende en convertissant toutes les actions Cargolux en titres ordinaires, ils ne le feraient qu’à titre personnel. Des députés en sont restés médusés.
Les documents remis par Luc Frieden, notamment le Memorandum of Understanding (MoU) du 18 mars 2011 entre certains actionnaires de Cargolux (BIP n’y apparaît pas) et le Qatar, le placent dans une mauvaise posture. On ne parlera pas ici du prix (il y a bien eu une vague analyse de PWC tablant sur une création de valeur de 32 pour cent pour la participation de Luxair à la suite du partenariat avec Doha), qui fut le nerf de la guerre. C’est à la demande des Qataris que le choix d’un contrat fiduciaire a été fait, l’acheteur n’ayant pas souhait multiplier les interlocuteurs pour parvenir à son quota de détention de 35 pour cent dans le capital de la société. Or, le MoU ne prévoyait pas que les actionnaires restants dans le capital de la compagnie (Luxair, SNCI et BCEE) renoncent à leur actions privilégiées devant donner lieu à des dividendes, une fois la société revenue à meilleure fortune et les contraintes de Bruxelles levées. Luxair devait d’ailleurs en conserver un bon paquet à coté de ses titres ordinaires, ce à quoi finalement la compagnie nationale a renoncé, et Qatar Airways en posséder 1,4 million d’unités parallèlement à plus de deux millions de titres ordinaires. Il n’était pas question alors de conversion des actions privilégiées en actions « normales ». En mars, le deal négocié avec Doha était à deux doigts d’aboutir.
Personne sans doute ne s’attendait à ce que les dirigeants de BIP, parmi lesquels un ami proche de Luc Frieden, ne mettent des bâtons dans les roues et risquent de faire échouer la transaction avec le Qatar. C’est à ce moment-là que le ministre des Finances a joué le Monsieur bons offices et, qu’il l’ait voulu ou non, en est arrivé à mieux servir les intérêts de sociétés privées que ceux de l’État.
josée hansen
Kategorien: Internet, Wirtschaftspolitik
Ausgabe: 16.11.2012