Du pur bonheur pour les cinéphiles. Et en sus l’excitation de trouver (ou non), par eux-mêmes, les films, quand même plus ou moins connus, reconnaissables, dont M+M (Martin de Mattia et notre compatriote Marc Weis) ont extrait telles scènes pour leurs installations vidéographiques. Elles ont trouvé le chemin de l’institution consacrée aux arts plastiques, et ce n’est pas seulement là une preuve de plus de la perméabilité des disciplines ; ces vidéos panoramiques, si elles ont la perfection technique propre des professionnels du septième art, regorgent d’invention, d’originalité, et sans doute chose plus importante encore, elles nous en disent long, font réfléchir longuement, sur les relations humaines.
Au commencement donc, telles scènes de films, dans l’ordre de la semaine en partant du lundi, de Kubrick, de Leconte, de Lelouch, de Cavani, d’Argento, de Badham, et on finit le dimanche avec Jean-Luc Godard. Des scènes où des hommes, des personnes, se rencontrent (ou imaginent leur rencontre, comme le personnage d’Un homme et une femme, à bord de la voiture pour rejoindre sa maîtresse). M+M font du décalque, empruntent, pour aussitôt détourner. Leur tour de passe-passe d’artistes, tour d’adresse et bien plus, c’est le décalage. Et il est double, non seulement par rapport au film d’origine ; il en est un autre, et c’est lui qui saisit le plus le spectateur, décalage entre les deux projections juxtaposées, quasi jumelles.
Point de repère d’une vidéo à l’autre, le même protagoniste, le même acteur, l’excellent Christophe Luser, fil rouge également au long du parcours hebdomadaire. Pour le reste, la scène a beau être la même, tout bascule, tout chavire, il suffit de peu de chose, d’un léger écart, pour nous faire perdre le sol sous les pieds. Et la synchronie, accentuée par les cadrages resserrés, par les dialogues, ne fait qu’ajouter à la perturbation bienvenue.
Ainsi, l’homme est en face d’une femme, se fait d’un coup père face à sa fille ; le client se fait raser tout à tour par une coiffeuse avenante et un homme beaucoup moins engageant ; dans sa voiture, en route vers sa maîtresse, le chauffeur est travaillé tantôt par le désir tantôt par la jalousie ; devant les membres d’un conseil d’administration, le (saint) François moderne se déclare à André Jung ou à Sybille Canonica ; un intrus va égorger une femme d’un certain âge, une autre, plus jeune, qui sortent du bain ; saturday night fever, danse avec une jeune femme, et mêmes attitudes, dialogues identiques, avec un homme ; enfin, un homme et une femme au lit, le matin, on se rappelle Brigitte Bardot, dans le Mépris, à côté un père et sa fille.
Des lieux clos, plus ou moins, jusqu’à l’enfermement dans l’habitacle d’une voiture, et cette présence de l’autre qui dérange, qui démasque. L’autre, tel philosophe y voyait l’enfer, ailleurs, on dirait une sorte de promesse, et il serait osé sans doute de parler de paradis. En tout cas, M+M nous font vivre, dans une tension qui suinte des écrans, ce qui peut se passer, dans un sens ou l’autre, entre les êtres. À deux, et au-delà, si je prends la scène du jeudi, avec François qui renonce à ses biens, les baies de la salle du conseil largement ouvertes sur la ville, en l’occurrence les écrans du Casino donnent sur le bâtiment de la Caisse d’épargne.
Toujours au premier étage, comme en, contrepoint à tant d’images, dans un conteneur en bois, rien que la voix, en allemand, de Jörg Pleva, déclamant sans arrêter la phrase attribuée à Jack Torrance (personnage de The Shining, roman de Stephen King), Jack Nicholson, dans le film de Stanley Kubrick : « Was Du heute kannst besorgen, das verschiebe nicht auf morgen. » M+M, séjournant à la villa Massimo à Rome, ont voulu avoir mis la main sur les manuscrits de Jack Torrance, champion de la répétition ; ils ont publié le texte, un livre fait de sa monotone redondance.
On pourrait, à l’image du coucou, taxer M+M de parasitisme. Ils se glissent dans les films d’autrui, ailleurs, dans telles conventions, tels accords ou règles de conduite. C’est pour mieux les interroger et, le cas échéant, les faire imploser. Le côté ludique de leur travail, pour notre plus grand plaisir ; et bien plus, une façon acérée de nous confronter à nous-mêmes, au monde qui nous entoure.