En introduisant il y a quelques jours, sans prévenir, un filtrage des publicités web pour les abonnés de son service Revolution, le fournisseur d’accès à Internet (FAI) Free a réussi à mettre un joli coup de pied dans la fourmilière du Net en France. Après une mise à jour, la Freebox de ces abonnés bloquait, par défaut, un certain nombre des publicités censées s’afficher dans le navigateur sur les pages des sites visités. Si l’initiative du franc-tireur invétéré des FAI français a séduit un certain nombre d’internautes, elle a profondément déplu à la plupart des éditeurs de presse et des publicitaires. Dénonçant une mesure abusive, une délégation de ces derniers est allée voir la ministre de l’économie numérique, Fleur Pellerin, qui leur a au moins partiellement donné raison. En début de semaine, Free a fait machine arrière, en annonçant que le filtrage serait désormais optionnel, au lieu d’être activé par défaut. Mais Free pourrait bien remettre en opération son filtre, en fonction, croient savoir Les Echos et BFM TV, de l’avancement de ses négociations avec Google : le FAI cherche à négocier avec le moteur de recherche et propriétaire de YouTube, gros générateur de trafic, un accord l’indemnisant pour les publicités véhiculées sur son réseau.
L’effervescence déclenchée par cette action de Free a mis en évidence, si besoin était, la fragilité du modèle d’affaires fondé sur la publicité qui sous-tend une bonne partie des sites web d’entreprises de presse. Free, qui n’en est pas à son coup d’essai, avait pris son monde par surprise et s’est bien gardé, du moins dans un premier temps, d’expliquer avec précision comment fonctionne son filtrage anti-pub. Des journalistes qui l’ont testé ont constaté que le filtrage est fondé sur les noms de domaines, mais n’affecte pas systématiquement toutes les publicités. Selon BFM TV, il visait surtout les publicités ciblées qui accompagnent les résultats de recherche et ont fait la fortune de Google, ainsi que les nombreuses publicités qui accompagnent les clips de YouTube.
Avec cette mesure unilatérale, Free a-t-il failli à ses obligations contractuelles à l’égard de ses abonnés ? A-t-il contrevenu au principe de la neutralité du Net, qui s’il n’est pas imposé par la loi, fait du moins l’objet d’un assez large consensus en Europe sur son caractère d’impératif moral ? A-t-il mis en danger la survie de sites de presse dont les revenus dépendent exclusivement de l’affichage de panneaux publicitaires, et a-t-il, ce faisant, attaqué un pilier de la démocratie numérique ?
De l’avis des juristes cités par des sites spécialisés, Free ne risque pas grand-chose de la part de ses abonnés, n’ayant pas fondamentalement modifé le service fourni : rares sont a priori les internautes qui iront se plaindre d’être moins arrosés de publicité. Sur la neutralité, la situation est un peu plus compliquée, mais là aussi, la publicité est rarement perçue comme un type de trafic Internet à protéger des menées inavouables des FAI. Et surtout, l’internaute peut débrancher le filtre.
Quant au troisième point, celui d’une menace sur les revenus publicitaires, il reste pour l’heure hypothétique : la Freebox Revolution ne représente qu’une fraction du marché, et il resterait à prouver que la pérennisation du filtrage se traduirait par une réduction des recettes publicitaires.
D’autant que, somme toute, Free n’a fait que généraliser, pour ses abonnés les moins versés dans les techniques du Net, une pratique courante qui consiste à installer un tel filtre dans son navigateur. Sur Firefox comme sur Chrome et même désormais sur Android, AdBlock, qui bloque les pubs grâce à des listes maintenues à jour par ses utilisateurs, fait partie des extensions les plus prisées. Comme à la télé, la publicité en ligne est généralement perçue comme une source d’irritation, et beaucoup d’internautes trouvent parfaitement légitimes de la neutraliser, même si cela se fait au dépens des sites gratuits qu’ils consultent.
Tout le monde est d’accord, au demeurant, pour dire que Free a magistralement réussi son coup de pub.
Jean Lasar
Catégories: Chronique Internet
Édition: 21.12.2012