On l’avait remarquée il y a à peine dix ans, vers 2004, à la télévision : soudain, une jeune fille toute fraîche, rayonnante, un brin rebelle, tenait tête au système éducatif luxembourgeois. En plein bac, elle affirma tout haut dans une interview ce que beaucoup pensaient tout bas chez eux : que l’école a comme unique mission de formater les enfants et les broie jusqu’à ce que tout individualisme s’éteigne, qu’ils n’osent plus se manifester autrement que par de bonnes notes aux examens. Un grand émoi traversa soudain l’opinion publique : et si elle avait raison, cette môme ? Et si le Back to basics prôné par la ministre libérale de l’Éducation nationale de l’époque, Anne Brasseur, avait accéléré ce développement ? Vicky Krieps l’a eu, son bac. Puis elle est partie durant quelque mois en tant que bénévole en Afrique du Sud, où elle trouva sa voie, celle de l’art dramatique.
À peine dix ans après cet épisode, elle a aujourd’hui trente ans, et trois ans exactement après le Kirschgarten de Claude Mangen au Capucins – son dernier rôle de théâtre – la voilà qui revient sur une scène luxembourgeoise couronnée du succès d’une carrière fulgurante en tant qu’actrice au cinéma, surtout allemand, mais aussi international : Actuellement encore sur les écrans allemands avec Die Vermessung der Welt de Detlev Buck, elle figurait récemment dans Hanna de Joe Wright, dans Wer wenn nicht wir d’Andres Veiel ou dans Formentera d’Ann-Kristin Reyels (présenté à la dernière Berlinale) – mais avait aussi réussi à décrocher un rôle dans Anonymous de Roland Emmerich. Le Film Fund luxembourgeois lui a attribué le prix du jeune espoir l’année dernière, des milliers d’enfants l’ont vue dans D’Schatzritter an d’Geheimnis vum Melusina de Laura Schroeder au cinéma, les adultes l’ont peut-être découverte en DVD dans le rôle principal dans D’Belle Époque d’Andy Bausch, qui est sorti pour Noël. A-t-elle pris la grosse tête ?
Le succès, une vie de star – Vicky Krieps n’en a cure. Ce qui l’occupe en ce moment, intensément, ce sont les répétitions quotidiennes et très intenses pour ce Woyzeck de Büchner que met en scène Vlad Massaci à Esch-sur-Alzette. « C’est bizarre, j’ai même le trac... » confie-t-elle. Pourtant, le rôle de Marie, elle l’a déjà incarné il y a quatre ans, dans une production underground montrée alors aussi au Kasemattentheater et à Trèves, où elle, son partenaire Jonas Laux et Yves Wüthrich incarnaient tous les rôles, dans une mise en scène de Moritz Schönecker. Entre cette lecture radicale et minimaliste et l’adaptation eschoise beaucoup plus baroque, quel lien établir ? « Je trouve cela très stimulant, dit-elle, car la manière de faire du théâtre est radicalement différente. Ici, je peux essayer d’être une toute autre Marie. » En plus, de part la composition de la production, il y a beaucoup de frictions entre l’approche des intervenants, Roumains, Allemands, Luxembourgeois. C’est ce qui peut faire naître quelque chose, faire avancer la pièce, la rendre plus intéressante. » Elle réfléchit, prend une gorgée d’eau, puis continue : « Oui, j’espère juste que nous serons tous éveillés, conscients et que nous ne nous contenterons pas de ce que nous croyons savoir sur la pièce. »
Pour elle, le théâtre est beaucoup plus stressant que le cinéma : d’abord parce que, « souvent dans un grand film, on n’a pas forcément un grand rôle, donc je ne tourne que quelques jours » alors que le théâtre, c’est des semaines de répétitions et plusieurs représentations. Mais aussi parce que, au cinéma, dès qu’on tourne, « dès que je sais que la caméra est en marche, je suis seule avec elle – et je peux faire ce que je veux durant ces quelques minutes. Je suis alors très calme et décidée. » Au théâtre par contre, ce sont les répétitions qui semblent la stresser, les tensions qu’il peut y avoir entre des collègues ou avec la production. Et puis les ordres, les règles, les carcans, c’est pas son truc. « Ce que je préfère, sur scène, c’est improviser ! » D’ailleurs, elle a débuté à Zurich par un programme solo avec son accordéon – instrument non-conformiste aujourd’hui – qu’elle jouait dans les bars. « Mais je suis très excitée de retrouver une relation plus directe avec le public aussi, » se réjouit Vicky Krieps. « Car ces gens-la viennent, parfois de loin, et paient pour nous voir, alors j’aime leur donner quelque chose en échange. » Il y a de la générosité dans cette
Vicky-là. D’ailleurs, elle aime beaucoup la définition d’une régisseure qui lui a donné d’elle un jour : qu’elle jouait « avec la peau ».
C’est vrai qu’elle a une sensibilité épidermique pour les choses simples et essentielles dans la vie : sa fille de deux ans, sa famille, ses amis. « Ah, affirme-t-elle avec conviction, Jeff, Gov ou Bernard peuvent m’appeler quand ils veulent – et j’accours pour jouer pour eux, même gratuitement s’il le faut ! » Jeff Desom, Govinda van Maele et Bernard Michaux, ce sont ses amis de lycée, les fondateurs de la nouvelle vague du cinéma luxembourgeois qui ont débarqué, comme elle, il y a quelques années : le premier, Jeff Desom, en tant que cinéaste avec son génial Plotspoiler entièrement bidouillé, tourné avec zéro budget ; Govinda van Maele, guerilla moviemaker, qui a remporté un Filmpräis avec son docu-fiction En Dag am Fräien en 2012, ou Bernard Michaux (Lucil Films), le producteur de Comeback ou des Schatzritter. Leur passion commune a débuté durant les années lycée avec le tournage de Sweet Dreams from Slaughterhouse, une production complètement indépendante où chacun faisait tout, « un peu comme dans le film Super 8 » raconte Vicky Krieps, qui y a avancé de bonne à tout faire à actrice – parce que la fille prédestinée n’est pas venue. « Tu ne le dis jamais, raconta Bernard Michaux lors de la remise du Filmpräis, mais nous étions tous un peu amoureux de toi à l’époque déjà ! » Et lorsqu’elle incarna le rôle principal dans X on a Map de Jeff Desom, le petit monde du cinéma luxembourgeois se pâma devant sa nuque filmée en très gros plan. Elle devint alors la « reine de la scène indépendante ».
« En fait, j’ai juste eu beaucoup de chance jusqu’ici, » estime pourtant Vicky Krieps : qu’après ses études à la Zürcher Hochschule der Künste, elle ait résilié son contrat au Schauspielhaus de Zurich après un an, « parce que je ne supportais pas leur système hiérarchique », puis ait préféré mettre en scène sa propre pièce Kopf ab ! au Theater der Künste à Zurich, invitée ensuite au théâtre An der Parkaue à Berlin ; que Simone Bär, une des plus importantes responsables de casting en Allemagne, sinon en Europe, l’y ait vue – et aimée – et qu’elle lui ait trouvé beaucoup de castings, où elle a en plus décroché de bons rôles... – « juste de la chance ! » rappelle encore Vicky Krieps avec son grand sourire rayonnant, très naturelle.
Persuadée qu’il ne faut pas trop tenter d’influer sur le destin, mais se contenter de voir ce qu’il vous réserve, Vicky Krieps est pourtant aujourd’hui dans la situation confortable de pouvoir aussi ...refuser des scénarios lorsqu’elle ne les aime pas. « On ne peut jamais savoir si un film sera bon ou pas bon, mais parfois les gens vous soumettent des scénarios tellement nuls qu’il n’y a aucun doute possible... Sur ceux-là, je me permets d’avoir un jugement radical ! » En même temps, elle est tellement sollicitée qu’elle peut s’accorder cette liberté : elle vient de terminer les tournages de trois films : Möbius d’Eric Rochant et Avant l’hiver de Philippe Claudel (« c’était chouette de tourner en français aussi »), les deux pour Samsa au Luxembourg, et A Most Wanted Man d’Anton Corbijn, tourné à Hambourg, où elle joue à côté de Philip Seymour Hoffman, de Rachel McAdams ou de Willem Dafoe. « Je compare le cinéma à la Bourse, dit-elle : on peut tout à fait être bankable à un moment, mais ça peut ne pas durer. »
Ian de Toffoli
Catégories: Portraits d'artistes
Édition: 11.01.2013