Gilles Ortlieb est né en 1953 au Maroc. Il a exercé divers métiers et effectué de nombreux voyages, avant de débarquer, en 1986, au Luxembourg, où il a travaillé pour les services de traduction de l’Union européenne. Il vient, maintenant, de quitter le grand-duché pour Paris. Ses textes, poèmes, récits, carnets de voyage, traductions, ont paru dans diverses revues, notamment la Nouvelle revue française, et éditions, comme Le temps qu’il fait, Obsidiane, Bordas, Finitude, et Gallimard.
Lorsque Gilles Ortlieb a reçu le prix Servais pour Le Tombeau des anges, en 2012, lui-même, ainsi que certains détracteurs, se sont demandé pourquoi un auteur français, publiant en France, recevait un prix littéraire censé récompenser le meilleur livre luxembourgeois de l’année. Au moment où nombre de bestsellers assez insipides (culinaires et d’expatriés) mettent en avant le grand-duché, une partie de la réponse semble évidente : les bons textes sur la région sont rares. Dans ce dernier livre, Gilles Ortlieb évoque, sous forme de petits
chapitres en prose, notes de journal presque, le paysage désolé de ces petites villes françaises dont le nom se termine en -ange (Entrange, Volmerange, etc.), de l’autre côté de la frontière luxembourgeoise, qui ont, autrefois, connu une certaine prospérité grâce au travail que fournissaient les aciéries et qui, maintenant, ne sont plus que fantomatiques.
Entretien croisé avec Gilles Ortlieb sur les départs imminents, l’écriture et l’esthétique des bâtiments en ruines.
« Place de Paris, à Luxembourg, le 24 décembre. On démonte ce matin les cabanes en bois qui auront abrité, une quinzaine de jours durant, rondelles d’oignons frits et chansonnettes, gaufres, soupe aux lentilles et musiquettes, sous les mouvements huilés et parfaitement silencieux de deux grues jumelles installées depuis peu à proximité, aiguilles de montre sur le cadran des matinées en marche. » Ces quelques lignes – le début de Le train des jours, publié aux éditions Finitude, en 2010 – me semblent aujourd’hui comme une véritable mise en abyme de cette matinée où je me suis rendu chez Gilles Ortlieb, dans son appartement trônant au-dessus de la Place de Paris.
C’était quelques jours avant Noël et les stands n’avaient pas encore été démantelés. Les oignons ne finissaient pas de frire, et la jeune religieuse à la peau de porcelaine vendait toujours ses petites figurines du Sauveur et de sa mère, dans ses élégants drapés bleu marine. Dans l’appartement, des boîtes en carton repliées et posées contre le mur attendaient à être déballées et remplies de livres. Gilles Ortlieb dit qu’un déménagement devrait être le moment où l’on se débarrasse d’une bonne partie de ses choses, notamment de quelques-uns des milliers de livres qu’on a amassés au cours de toute une vie. Mais en même temps, il pense que ce ne sera probablement pas possible. En effet, Gilles Ortlieb a décidé de quitter définitivement le Luxembourg.
Gilles Ortlieb : Ce pays, c’était du provisoire qui s’est finalement éternisé. J’y ai vécu pendant 25 ans. Pour le boulot. Maintenant que je retourne à Paris, j’ai l’impression de perdre un ennemi constitutif. Tout le Tombeau des anges, c’était du « contre ici ». Et puis, paradoxalement, c’est toujours quand on décide de partir qu’on remarque, tout à coup, que c’était pénard et confortable. Mais c’est un confort qui n’est pas loin de l’anesthésie, tout ce milieu clos des tours du Kirchberg. Il s’agit de ne pas se laisser coincer.
Ian De Toffoli : Grâce à l’écriture par exemple ?
Gilles Ortlieb : Certains couples qui travaillent au Kirchberg, dont le salaire dépasse les 20 000 euros par mois, garent leur Porsche au garage d’une des tours, le matin, et la ressortent le soir pour la garer dans le garage de leur appartement de luxe, un peu plus loin. Ils ne voient jamais rien de la ville ou du pays où ils vivent. Et s’il pleut pendant toute une semaine sur le Luxembourg, ils ne le verront pas. Je fais mon adieu à Luxembourg, à ses paysages, dans un petit livre, un petit journal d’une année, qui va sortir bientôt et qui s’intitulera Vraquier. J’y parle également de quelques habitants de quartier touchants, l’épicier du coin, ou ce cordonnier, un Serbe, où je vais acheter ou réparer mes chaussures, qui possède un minuscule atelier, mais dont la renommé attire une clientèle très mondaine.
Ian De Toffoli : Qu’en est-il de la langue luxembourgeoise, maintenant que tout le monde n’a que ce mot « identité » (culturelle, nationale, que sais-je) en tête et que tout étranger ou frontalier qui travaille au Luxembourg et ne connaît pas bien sa langue est apparemment un affront majeur à la plus haute forme de civilisation ?
Gilles Ortlieb : Les langues, c’est avant tout mon boulot. Ech schwätzen och Lëtzebuergesch, mais j’ai toujours un peu évité de l’apprendre de façon plus rigoureuse, pour ne pas contaminer l’allemand. C’est pour ça aussi que, hormis le grec – la Grèce, c’est mon coup de foudre, depuis toujours, en regard de tout ce que j’ai lu, bien sûr, parce qu’on peut y aller et lire sur une carte Σπάρτη ou Θερμοπύλες –, j’ai toujours l’impression que pratiquer ou lire le français, c’est comme faire du toboggan, tandis que les autres langues, c’est faire des haltères, c’est faire du sport.
Ian De Toffoli : Qu’en est-il de tes lectures ? Richard Millet est un jour intervenu dans une de nos classes, à la fac…
Gilles Ortlieb : …qui n’était pas mal du tout au début, mais il s’est grillé maintenant, avec son éloge d’Anders Breivik. Mais déjà avant, avec tous ses livres sur le déclin de la littérature… [Voir, par exemple, Le Désenchantement de la littérature, Gallimard, 2007]
Ian De Toffoli : En effet. Et sans vouloir dire qu’on sentait déjà poindre ce désenchantement et la haine, il n’arrêtait pas de dire qu’il ne lisait que des écrivains morts.
Gilles Ortlieb : Non, je ne lis pas que des morts. Mais les librairies me donnent parfois le vertige. Entre les habituels cinq noms dont les magazines littéraires font toujours l’éloge et qu’il faut avoir lus (ce qui signifie normalement qu’il ne faut surtout pas les lire, ou, du moins, plus tard), les aboutissements de stratégie que sont les prix littéraires, il est difficile de voir ce qui va rester. Parce qu’il n’y a pas que des Beigbeder et autres de nos jours. J’aime les lectures qui échappent au monde des médias, les lectures secrètes, les poètes, qui sont, de nos jours, presque par définition, clandestins. Les petites merveilles, le contre-pouvoir, ces livres tout à fait à l’opposé de ce que nous dictent les journaux. Ces écrivains qui ne se retrouvent pas sur les plateaux de télévision, qui ne connaissent pas les bonnes personnes, qui se sont mal démerdés et qui, par ce fait même, ont presque fait « école ». Emmanuel Bove, Henri Calet, Paul Gadenne, Raymond Guérin, des écrivains qu’on commence à redécouvrir récemment, et la génération montante, comme Oscar Coop-Phane (Zénith-Hôtel, Finitude, 2012).
Ian De Toffoli : Qui écrit des romans sur des prostitués de luxe (que Beigbeder doit évidemment tout de suite couronner par le prix de Flore) et des nuits berlinoises passées dans des boîtes miteuses (le touristique et fameux Berghain) sous l’influence de substances chimiques plus ou moins illicites. Ce n’est pas très original. Cela ressemble à tous ces textes typiquement parisiens, publiés par milliers, sur cette jeunesse plus ou moins dorée, plus ou moins désœuvrée, se voulant un peu artiste, qui passe son temps à sortir et à sniffer de la cocaïne. Je trouve ça très complaisant et souvent bien mauvais.
Gilles Ortlieb : Peut-être, oui, mais Coop-Phane, c’est vraiment bien fait.
Ian De Toffoli : D’accord. Et qu’en est-il de la forme du roman ? Pourquoi tu n’en as jamais écrit ?
Gilles Ortlieb : C’est une question de code. Les codes fictionnels m’emmerdent. Toute cette façon de dire au lecteur : « Vous savez bien que c’est une fiction, mais faites semblant d’y croire », le réalisme même fictionnel, donc, ce n’est pas ce que je recherche. Le roman n’est pas fait pour moi. Les questions qu’on se pose à son sujet – est-il mort ? qu’est-il devenu ? où va-t-il ? – sont des tartes à la crème. Je préfère la jointure entre le texte court, le témoignage, la poésie. Je recherche la justesse dans l’expression.
Ian De Toffoli : La forme du fragment, en somme. Sa densité.
Gilles Ortlieb : Oui. Auparavant, le fragment traditionnel, c’était faire passer de l’inachevé pour une œuvre. Maintenant, ça devient plus commun. Pascal Quignard écrit des milliers de pages sous forme de brefs fragments, et c’est beaucoup mieux que ses romans plus formatés. Ça évite les grandes fresques romanesques. Mais l’écriture fragmentaire est un exercice qui a ses limites. Tu peux présenter ton texte comme un journal, par exemple, comme des notes, mais, évidemment, c’est toujours très travaillé. C’est d’autant plus travaillé que c’est court.
Ian De Toffoli : Ton dernier livre, Tombeau des anges, sur les bâtiments de fabrique en ruine, sur les villages de la sidérurgie tombés en décrépitude, c’est un peu ça, non, un journal ? Parfois à peine narratif ?
Gilles Ortlieb : J’écris des fragments avec début et fin, et avec un vague personnage en creux, un observateur, un promeneur, qui a le souci du détail vrai, qui s’attarde brièvement sur quelque chose, dont le focus est ce qui importe. Mon travail – le travail de l’observateur neutre – c’est de m’intéresser à tout ce qui n’intéresse pas les autres, de ce qui est caché, oublié. C’est tout un travail de mise au jour, c’est plus proche de l’archéologie et de la géologie. Je cherche des traces à exhumer.
Ian De Toffoli : Certains écrivains, qui ont également abordé le sujet du désœuvrement des ouvriers de la sidérurgie, l’ont fait par d’autres genres, formes, perspectives, comme François Bon (Sortie d’usine, Minuit, 1982 et Paysage fer, Verdier 2000).
Gilles Ortlieb : Oui, mais Bon savait de quoi il parlait, il a été ouvrier lui-même. Il s’était glissé dedans, par question de légitimité, j’imagine. Je n’ai pas de vécu personnel, je ne suis pas lesté par un vécu. Je fais des observations, je suis intéressé par le côté visuel, par une véritable esthétique des bâtiments en ruine. J’avoue que mon approche est livresque, et ne prétend pas avoir ce statut d’« histoire vraie ». Je réutilise parfois des extraits d’archives, recopie des bouts de textes, mais c’est surtout, comme j’ai dit, retravaillé, c’est-à-dire il s’agit de notes retapées soigneusement à la maison, réarrangées, complétées, etc. Mais il y a d’autres auteurs intéressants qui ont abordé le problème, comme Jean-Paul Wenzel, dans ses pièces de théâtre, par exemple Loin d’Hagondange (Stock, 1975) ou Faire bleu (Les Solitaires intempestifs, 1999), où il évoque la situation d’ouvriers de la sidérurgie qui, après une vie de travail dans les aciéries, se retrouvent soudainement sans rien faire. Et la retraite qu’ils imaginaient paisible devient tout à coup insupportable.
Ian De Toffoli : Finalement, pour quelqu’un qui croyait que son séjour dans cette région allait être provisoire, tu as passé beaucoup de temps à la décrire, à en noter tous les menus détails.
Gilles Ortlieb : Oui. Et c’est toujours quand on veut couper les ponts qu’on remarque qu’il y a encore plein de belles choses à voir.
josée hansen
Catégories: Portraits d'artistes
Édition: 11.01.2013