Aujourd’hui, vendredi 12 octobre, commence le 14e sommet de la francophonie à Kinshasa, en République démocratique du Congo. Alors que la Charte de l’Organisation internationale de la francophonie définit comme un de ses premiers objectifs le développement de la démocratie, la prévention et la gestion de conflits ainsi que le soutien à l’État de droit, le débat fait rage autour du bien-fondé de la tenue du sommet dans la capitale d’un régime dont la victoire lors des dernières élections est contestée. Entretien avec Kama Sywor Kamanda, auteur d’origine congolaise, détenteur de nombreux prix, dont le Prix Paul Verlaine de l’Académie française et le Grand prix littéraire d’Afrique noire, vivant au Luxembourg et en Belgique depuis 1977.
d’Land : Vous êtes poète et écrivain congolais et luxembourgeois, auteur d’une vingtaine d’œuvres écrites en français et traduites dans de nombreuses langues, dont le succès vous a emmené partout dans le monde. Vous avez été journaliste et militant politique en ex-Zaïre avant de vous exiler entre autres pour des raisons politiques. Comment jugez-vous que le 14e sommet de la francophonie ait lieu, pour la première fois en Afrique Centrale, dans la capitale de votre pays d’origine ?
Kama Sywor Kamanda : Le moment de ce sommet est très mal choisi. Les troubles à l’Est du pays s’empirent tous les jours. Pour la grande majorité des Congolais, le gouvernement en place n’est pas légitime ; il a triché lors des dernières élections et il est considéré avec raison comme un des régimes les plus sanguinaires d’Afrique, responsable d’énormément de morts. Que ce fait ne soit pas pris en considération par les chefs d’État et de gouvernement, par les ministres qui se déplacent à Kinshasa, révolte les Congolais pour qui c’est très clairement une expression de soutien du régime en place.
Les Congolais ne sont pas forcément contre la francophonie, mais nous ne voulons pas d’un sommet au détriment de notre peuple, d’un sommet de surcroît qui est un symbole de la toute-puissance de la Françafrique où se concentrent les intérêts franco-français. François Hollande s’était engagé qu’une fois élu Président, il mettrait fin à la Françafrique. Que le président Hollande y participe lui fait perdre toute crédibilité qu’il a pu avoir par rapport à son prédécesseur.
À la veille des récentes élections présidentielles en RDC, j’ai rencontré le secrétaire général de l’Organisation de la francophonie Abdou Diouf à ce sujet. Nous avons essayé de lui faire comprendre que, si sommet il devait y avoir, que ce soit sous certaines conditions : sous inclusion de l’opposition, de la société civile. Que les têtes pensantes, les intellectuels de l’opposition congolaise n’aient pas été invités à participer au sommet en dit tout. Ce sommet est un échec annoncé.
Sur le site de l’Ambassade de France au Luxembourg, on dit au sujet de la francophonie : « En Afrique subsaharienne, le français permet d’accéder à l’éducation de base. Le français y est la langue du développement, de la modernité ». Que vous inspire cette affirmation ?
Le français a été la langue de la modernité pendant un temps. Cela est en train de changer. Dans vingt ou trente ans, de plus en plus de pays africains vont parler anglais, changement qui s’amorce déjà au Rwanda. Que le Président gabonais ait annoncé qu’il souhaite réintroduire la langue anglaise dans son pays, que le Burundi ait introduit une demande d’adhésion au Commonwealth, les deux à quelques jours du sommet de la francophonie, en dit assez. Ils sont fatigués d’être traités comme des enfants. Personnellement, j’ai fait l’expérience, dans des pays asiatiques, que les Ambassades françaises bloquent les traductions de livres d’auteurs africains pour préserver le monopole des éditeurs français. Il est temps de définir nos propres politiques linguistiques. Cette phrase est un slogan sans intérêt, l’expression d’une francophonie qui est la main armée de la Françafrique.
Comment jugez-vous votre relation avec la langue française dans laquelle vous écrivez ?
Le français est une de mes langues maternelles, dans laquelle j’ai écrit mes premiers poèmes dès vingt ans et que je continue à utiliser. J’ai épousé l’écriture, et j’écris en français. J’écris comme je bois de l’eau, comme un petit garçon qui s’amuse dans le fleuve, l’écriture vient tout naturellement, c’est un moment de grande liberté. Êcrire en lingala, je pourrais le faire. Mais soyons réalistes : au Congo, il n’y a pas de politique culturelle digne de ce nom, pas de soutien ni moral ni financier pour les écrivains, pas de marché littéraire. Je ne pouvais pas me permettre d’écrire en langue locale alors que tout auteur cherche un public, des éditeurs, une diffusion.
À côté de la poésie, ce sont vos contes tels Les contes du griot ou Les contes des veillées africaines qui ont rencontré du succès dans le monde entier. Pourquoi êtes-vous si lié à ce genre littéraire, qui est d’abord un fait oral, caractéristique de l’Afrique ?
Mes contes puisent dans les symboles, dans l’imagerie africaine, mais ne sont pas tous issus du patrimoine populaire. Très subjectifs, ils décrivent une Afrique qui est la mienne, une Afrique qui renaît dans mes réminiscences. C’est une façon de restituer la richesse culturelle dans laquelle j’ai eu la chance de grandir et qui je l’espère va rester acquise aux générations futures, même si je suis assez pessimiste. L’Afrique telle que je l’ai connue enfant est en train de mourir.
Depuis les collections « africaines » nées dans les années 1950 et 60, Présence africaine pour l’Afrique francophone, les African Writers Series de Heinemann pour les auteurs anglophones, pensez-vous que le moment est venu où les écrivains d’origine africaine n’ont plus besoin de collections spéciales ?
Oui et non. Ça dépend où on veut arriver. Le monde culturel français a reconnu très tard que la littérature africaine existait. Certains auteurs ont fait de l’intérêt qu’on leur portait un instrument politique, pour être lu, pour être connu ou pour se donner un genre. Les collections spéciales sont un moyen pour attirer l’attention, mais elles peuvent en même temps stigmatiser. Moi, j’ai laissé mon œuvre s’imposer par elle-même, sans support politique. Je conçois qu’une œuvre littéraire, c’est comme un enfant, on la fait, puis on la lâche dans la vie et on doit la laisser s’imposer par elle-même, avec ses qualités et ses défauts. Moi, c’est grâce à ma poésie que je me suis fait connaître.
En 1985, vous avez été un des initiateurs, aux côtés de Léopold Senghor, de l’African Association of Writers. Comment a évolué cette aventure ?
Malheureusement cette association n’a jamais vraiment décollé. Les enjeux n’étaient pas favorables à une véritable collaboration entre écrivains anglophones et francophones par exemple, et il y avait trop d’intérêts politiques, des dangers de manipulation… ça n’avançait pas. À l’époque, j’avais besoin d’argent, contrairement à Senghor et à d’autres. L’aventure s’est arrêtée là.
La bibliothèque nationale du Luxembourg répertorie une quarantaine d’œuvres de vous ou sur vous. Que savez-vous de la réception de votre œuvre au grand-duché ?
Je n’en sais rien à vrai dire. Je n’ai pas souvent encore eu l’occasion de travailler avec les éditeurs luxembourgeois, ni de faire des lectures au grand-duché. Par contre, j’ai lu la majorité des auteurs luxembourgeois, certains sont des amis, Anise Koltz, Jean Portante. Ce sont eux qui font parler du Luxembourg à l’étranger, ce sont les Ambassadeurs du grand-duché.
Pendant une dizaine d’années, vous avez été journaliste et militant d’opposition en RDC, que vous avez quittée en 1977 pour des raisons politiques. Gardez-vous des liens avec la politique congolaise ?
Évidemment. Le Congo est mon pays, j’ai gardé des liens étroits avec mes compatriotes et avec l’actualité politique congolaise. Je suis consumé par le besoin d’aider, surtout à un moment où ça va mal. Le Congo est un pays d’avenir, mais pour l’instant, on y passe son temps à faire la chasse à l’élite. Il faut lui rendre une âme, des institutions. Je ne suis pas afropessimiste, mais on doit dire les choses telles qu’elles sont. L’Afrique actuelle manque de leaders politiques investis d’une vision. J’ai très envie de rentrer vivre en Afrique, et oui, je serai candidat aux prochaines élections présidentielles congolaises, malgré le fait qu’on ait essayé de m’en empêcher en 2011. S’il faut renoncer pour cela à la nationalité luxembourgeoise, j’y renoncerai sans hésiter.
Quels sont vos projets littéraires ?
En ce moment, j’écris pour le théâtre. Je n’ai jamais publié pour le théâtre parce qu’Eugène Ionesco m’en a découragé. Il aimait beaucoup mes contes et il m’a dit un jour : « Si tu publies beaucoup de pièces de théâtre, tu seras dramaturge dans les yeux du public, et on occultera le poète, le romancier, le conteur ». C’est ce qui lui est arrivé. Mais aujourd’hui, je suis prêt, et je compte publier l’année prochaine.