Paul Bleser ne décolère pas. Même de sa résidence secondaire à l’étranger, l’ancien directeur de l’Enregistrement et des Domaines suit passionnément les débats politiques sur le projet de loi n° 6166 sur les mesures fiscales relatives à la crise financière et économique, notamment sa quatrième partie, modifiant la loi modifiée du 30 juillet 2002, « déterminant différentes mesures fiscales destinées à encourager la mise sur le marché et l’acquisition de terrains à bâtir et d’immeubles d’habitations ». « S’ils font cette réforme comme prévu, ils devraient remplacer le terme ‘encourager’ par ‘décourager’ ! » enrage-t-il au téléphone avec le Land. C’est que Paul Bleser se voit un peu comme le père de ce crédit d’impôt introduit il y a huit ans : « C’est moi qui ai proposé cette mesure à Jean-Claude Juncker (qui, en tant que ministre des Finances, avait la tutelle de cette administration à l’époque, ndlr.), je voulais créer un nouveau genre d’avantage fiscal, très équitable car universel. J’estime que c’est ce que j’ai fait de mieux et je suis fier de cette loi. En en voyant aliénée la philosophie de cette façon, je me sens personnellement touché. »
L’article 4 de ladite loi de 2002 dit que « tout acquéreur » d’un immeuble destiné à servir d’habitation a droit à un abattement portant sur les droits d’enregistrement et de transcription ; l’article 6 fixe cet abattement à 20 000 euros pour chaque acquéreur, donc 40 000 euros pour un couple – sans égards pour ses revenus, sa fortune ou la valeur de l’immeuble en question – « parce que je crois au principe de l’égalité de tous devant l’impôt indirect, comme c’est aussi le cas de la TVA par exemple », souligne Paul Bleser. Le gouvernement, tout en écrivant aussi bien dans le projet de loi que dans les amendements de précision sur la question qu’il vient de déposer fin octobre qu’il n’envisage pas de « toucher à la substance du mécanisme que tout acquéreur garde son droit au crédit d’impôt existant », veut introduire un seuil de revenus au-delà duquel un demandeur ou un couple marié ou pacsé n’aura plus droit à ce crédit d’impôt. Selon les dernières moutures du texte, ces seuils seraient de 35 000 euros annuels pour un célibataire, 60 000 pour un couple, plus 5 000 euros par enfant à charge. Ainsi, le gouvernement affirme vouloir introduire une plus grande sélectivité sociale de cette mesure – dont la réforme devrait surtout lui apporter 70 millions d’euros.
La plus forte opposition organisée à cette réforme vient de la part des fonctionnaires, aussi bien la CGFP, qui s’en est offusquée dès l’été, que de la Chambre des fonctionnaires et employés publics (CHFEP), qui, dans son avis sur le projet de loi présenté mercredi dernier, traite le gouvernement de « fossoyeurs du ‘bëllegen Akt’ », trouve les limites de revenus « inacceptables » (car beaucoup trop basses à ses yeux) et suppose qu’elle sera contraire à l’intitulé de la loi et rendra l’accès à la propriété encore plus cher (de sept pour cent), voire prohibitif, notamment pour les jeunes et les carrières inférieures au service de l’État par exemple. C’est dans le contexte de cette conférence de presse que Romain Wolff, le secrétaire général de la CGFP, a annoncé un piquet de protestation du syndicat de la fonction publique le jour des discussions du projet de loi à la Chambre des députés (prévues début décembre au plus tard), et appelé les jeunes à y participer. Le comité fédéral de l’organisation a confirmé cette démonstration dans sa réunion de mercredi 17 novembre et appelle le gouvernement à carrément annuler la mesure, vu l’amélioration de la situation financière de l’État. Depuis une semaine, l’OGBL, la FGFC les Jeunesses démocrates et l’ADR (ainsi que sa section des jeunes) se sont déclarés solidaires de la CGFP.
Si la Chambre des salariés regrette surtout une absence de chiffres concrets permettant d’évaluer l’impact réel de la mesure sur le budget logement des ménages, ainsi que sur les populations qui seront alors évincées de cet avantage fiscal, la CHFEP semble vouloir souligner le non-sens de l’abolition de cette aide au logement, alors même que « dans le même domaine, le gouvernement rembourse, à grande échelle et sans aucune sélectivité sociale un montant de plus de160 millions d’euros de TVA ». Et rappelle, en passant, qu’avant 2002, c’était un « sport national » d’indiquer un prix de vente largement inférieur dans l’acte notarié afin justement de réduire le coût de cet acte » (normalement soumis à un droit d’enregistrement et de transcription de l’ordre de sept pour cent de la valeur de l’objet). « Je ne comprends pas ce que fait ce gouvernement, souligne aussi le président du groupe parlementaire libéral Xavier Bettel : d’abord il investit des millions d’euros dans le pacte logement, mais propose en même temps des mesures contraires, complètement contre-productives. » Et promet de tout faire ce qui est dans son pouvoir et celui du DP afin d’éviter que cet article 5 du projet de loi ne passe.
« Bien sûr qu’aucun ministre de ce gouvernement n’aime devoir faire des économies dans son domaine, concède quant à lui le ministre du Logement, Marco Schank, vis-à-vis du Land, mais je suis solidaire du paquet que nous avons adopté, parce que nous devons bien économiser quelque part afin de rééquilibrer nos finances. » Le ministre affirme que quarante pour cent de la population resterait éligible pour le « bëllegen Akt » nouvelle version, y compris les carrières inférieures auprès de l’État et que sa philosophie à lui serait plutôt de travailler sur l’offre en logements, qui n’a pas augmenté à la même vitesse que la population. « Les prix de l’immobilier, dit-il, évoluent selon la solvabilité des gens. Et avec les mesures que nous prenons, nous voulons augmenter cette solvabilité. D’ailleurs, en 2002, après l’introduction de ce crédit d’impôt, les prix de l’immobilier n’ont pas baissé d’autant. Je suis persuadé qu’ils ne vont pas augmenter avec cette réforme. »
Car c’est bien une des craintes des opposants à la réforme : que ce soient surtout les revenus moyens, ceux qui ont peut-être économisé assez d’argent pour s’acheter une maison ou un appartement à 400 000 euros et gagnent légèrement plus que les 35 000 euros par personne, sans être riches, qui devront trouver plusieurs dizaines de milliers d’euros supplémentaires pour payer les sept pour cent de taxe d’enregistrement. Les seuils leur semblent d’ailleurs complètement arbitraires. Pour le DP et l’ADR, le gouvernement ne fait alors qu’encourager davantage encore de résidents à déménager de l’autre côté de la frontière. Il est d’ailleurs flagrant que ce sont surtout les lobbys des classes moyennes qui s’engagent contre cette modification de la fiscalité, alors que pour les revenus en-deçà des seuils, l’accès à la propriété privée semble de toute façon n’être qu’un rêve lointain – car comment financer un appartement à 300 000 euros avec un salaire social minimum ?
Et pendant ce temps-là, les études de notaires et les agences immobilières arrivent à peine à suivre les demandes de clients qui veulent vite, vite acquérir une maison ou un appartement avant l’entrée en vigueur de la loi (prévue pour le 1er janvier 2011, en principe). « Toutes les études de notaire sont prises d’assaut en ce moment, confirme Martine Schaeffer, secrétaire de la Chambre des notaires. Et tout le monde est pressé, mais il nous faut au moins quinze jours pour faire toutes les vérifications nécessaires sur le bien à acquérir auprès des administrations. » Un phénomène que confirme Jean-Paul Scheuren, secrétaire de la Chambre immobilière : « Oui, nous sommes très sollicités en ce moment, mais c’est assez récent. Le gouvernement a tellement peu communiqué sur la mesure que les gens ne s’en sont rendus compte que sur le tard. Mais là, c’est déjà très juste, car avant de pouvoir signer un acte notarié, il faut trouver l’objet et avoir un accord de crédit. » Les agents immobiliers craignent déjà le contrecoup en début d’année, où ils risquent de ne plus vendre.
En même temps, aussi bien les notaires que les agents immobiliers ont encore du mal à informer leurs clients sur le nouveau système et les modes de calcul des taux d’enregistrement. Suite à l’injonction du Conseil d’État que les revenus et seuils en question soient introduits dans la loi, comme le prévoit la Constitution (et non dans un règlement grand-ducal, comme voulait le faire le gouvernement), sous peine d’opposition formelle, le gouvernement a ajouté trois pages de précisions des modes de calcul dans ses amendements, soucieux de préciser les années d’imposition ou les modes d’application. Des détails que la CHFEP considère être des « mesquineries » qui n’auraient d’autres visées que de « compliquer particulièrement une matière actuellement simple du point de vue administratif. » Et Paul Bleser d’ajouter que pour lui, s’il fallait faire des économies, il aurait été plus simple techniquement, plus juste et plus raisonnable d’abaisser le montant du crédit d’impôt à moins de 20 000 euros.