À avoir tant retardé l’agonie de la compagnie d’assurance-vie Excell Life, mise en liquidation judiciaire le 12 juillet dernier, l’avoir miss sous perfusion pendant plus de deux ans, s’acharnant à ne pas faire mentir le dogme selon lequel au Luxembourg « failure is not an option » et s’être montrées trop business friendly avec ses dirigeants, les autorités luxembourgeoises vont payer le prix fort de leur bienveillance légendaire : une plainte collective (class action) a été engagée le 20 décembre dernier devant le tribunal d’arrondissement de Luxembourg siègeant en matière civile par 68 clients de l’assureur contre le Commissariat aux assurance et l’État luxembourgeois pour une succession de défaillances et de fautes graves dans le contrôle de la compagnie qui a opéré durant plus de douze ans à partir du Luxembourg. Le préjudice invoqué se chiffre provisoirement à 11,243 millions d’euros et pourrait encore s’alourdir, certains clients, des Belges pour l’essentiel, se réservant de faire monter les enchères au cours de la procédure. Celle-ci devrait d’ailleurs prendre pas mal de temps avant de déboucher sur du concret en raison d’une procédure pénale menée en parallèle. Une enquête judiciaire a été ouverte en effet par le Parquet de Luxembourg en 2011, notamment contre deux anciens dirigeants d’Excell Life, à la suite d’une dénonciation du Commissariat aux assurances. L’affaire a pris depuis lors une envergure internationale, notamment en Belgique, et des rapprochements ont pu être faits par les enquêteurs avec la compagnie d’assurance belge Apra Leven, dissoute elle aussi en mars 2011 après l’intervention du régulateur belge, la FSMA.
« Ils n’avaient pas toute notre confiance, mais ils ne méritaient pas non plus notre défiance » avait indiqué en juillet 2012 au Land Victor Rod, le directeur du Commissariat aux assurances (CAA), lorsqu’on lui demandait pourquoi il avait fait preuve de tant d’indulgence envers les actionnaires espagnols d’Excell Life, dont un certain Eduardo Pascual, alors qu’ils étaient déjà « fichés » par les autorités espagnoles pour violations de la réglementation financière. Le régulateur a fermé les yeux sur le passé et le pedigrée de « bankster » des investisseurs espagnols et il ne s’est pas montré très regardant sur leur parcours luxembourgeois tout au long des douze années de présence chaotique sur la Place. Or, on est frappé par l’absence de vigilance dont le Commissariat a fait preuve à leur encontre, alors que le régulateur se targue de la qualité de sa supervision et se réclame de standards réglementaires au superlatif fondant la supériorité du Luxembourg sur d’autres juridictions, soit-disant moins regardantes sur l’origine des capitaux et l’honorabilité de ceux qui les détiennent. Un autre avantage supposé d’une implantation au grand-duché en prend également pour son grade : la protection « en béton » (dixit Victor Rod) des investisseurs des contrats d’assurance. Il n’est pas certain que ce mythe résiste à la faillite d’Excell, ni aux attaques de ses victimes. Victor Rod n’étant lui-même plus aussi affirmatif que dans le passé, à l’âge d’or de l’assurance-vie, quand tout allait bien, sur le caractère durable du « super privilège » censé protéger les preneurs d’assurances en cas de défaillance de leur compagnie, à l’instar de ce qui existe pour les salariés ainsi que pour ses créanciers privilégiés (d’Land du 15 juillet).
La plainte des clients d’Excell n’intéressera pas que les juristes : s’agissant de contrats en unités de compte, c’est-à-dire s’appuyant sur des fonds d’investissement avec un risque pesant sur les souscripteurs et non pas sur l’assureur comme c’est le cas de produits d’assurance conventionnels, les autorités ont tendance à renvoyer les victimes à une relecture de leurs contrats en déclinant toute responsabilité. Le cas d’Excell et des produits qu’elle a commercialisés est un peu particulier, car certains contrats d’assurance-vie émis en unités de compte étaient assortis d’une obligation zéro émise par la Deutsche Bank, qui garantissait à cent pour cent le capital investi. Entre 2006 et 2009, les clients ont donc investi les yeux fermés, ou presque, leurs économies. L’argent fut placé dans deux fonds d’investissement internes de l’assureur, Orelius Golden Invest et Elix (d’Land des 19.08.2011, 15.07 et 10.08.2012).
La commercialisation des produits d’Excell a été réalisée au moyen de prospectus et présentations commerciales approuvés et contrôlés par le CAA, comme la réglementation l’impose. Produit à capital garanti, le fonds Orelius, créé en 2006 par la société de titrisation Insolux (placée en décembre dernier en liquidation judiciaire) proposait un rendement annuel de sept pour cent. Selon un prospectus validé par le Commissariat, il appartenait à la classe de risque zéro. « Il s’agit dès lors d’un produit (...) constitutif d’un placement digne d’un bon père de famille, souligne l’assignation, ajoutant que les requérants croyaient légitimement disposer de la sécurité requise, de par le contrôle et l’agrément du CAA ». Elix fonctionnait de manière similaire (obligation zéro garantissant le capital, objectif de rendement de dix pour cent), le fonds sous-jacent s’appuyant sur une seconde société de titrisation, Secolux Management. Sa classe de risque, selon un prospectus visé par le régulateur, était fixée à un sur une échelle de risque de six.
Inquiets de ne pas se faire servir leurs intérêts de 2009, les premiers clients avertiront début 2010 le Commissariat des déficiences d’Excell et le défaut d’informations. Une plainte sera adressée au régulateur en janvier 2011 par l’un d’eux. L’intervention plutôt soft des autorités se limitera à couper des têtes et à remplacer le dirigeant agréé de la compagnie en mars 2010. À la demande du CAA, les paiements des prestations seront suspendus le 22 mars et en mai suivant, un communiqué de l’assureur indiquait qu’« en raison d’une perte exceptionnelle subie suite à la dépréciation due à la crise financière, la compagnie s’est retrouvée en situation de sous-couverture de la marge de solvabilité minimale légale. L’autorité de contrôle a demandé à l’actionnaire de procéder à une recapitalisation de la compagnie ». Les avocats des victimes émettent les plus grands doutes sur la sincérité de ces assertions, jugeant que la crise avait bon dos dans l’affaire, puisque la constitution des fonds litigieux était postérieure à sa survenance. Ils subodorent d’ailleurs un schéma criminel dès l’origine, l’identité et le pédigrée judiciaire des actionnaires espagnols d’Excell, impliqués dans la faillite frauduleuse de sa filiale Eurobank en 2003, alimentant leurs soupçons : « On peut se demander, écrivent-ils, si dès l’origine, le but n’était pas de faire disparaître les fonds des épargnants par le même procédé que ceux utilisés par Excell Life en Espagne ». « Tout porte à croire qu’Excell n’a jamais eu de moyens propres », affirment-ils encore. L’injection de capital se fera, après injonction du CAA, en juillet 2010 par un apport en nature de 6,2 millions d’euros. Le Commissariat, selon les accusations des victimes, ne procédera à aucun contrôle de l’augmentation de capital. Or, cette opération, qui s’avèrera fictive, aurait mérité qu’on y regarde à deux fois plutôt que de faire confiance à un réviseur d’entreprise, Interaudit sàrl, qui en a validé la réalité. L’apport en nature de plus de six millions consistera en fait en des actions d’une société roumaine, Cosin Tei, avec siège dans un hôtel de Bucarest. Son seul actif était un terrain situé en Roumanie qui fera « l’objet d’une évaluation légère ».
Ayant une confiance plus que légère elle aussi dans la justice luxembourgeoise, des clients d’Excell saisissent le juge d’instruction de Turnhout, l’enquête belge, encore en cours, a permis grâce à la coopération judiciaire internationale de faire avancer le dossier pénal ouvert au niveau du Parquet de Luxembourg.
Vicor Rod « ne s’est inquiété officiellement de la situation qu’au printemps 2010 ». Il se refusera pour autant à engager une injonction pour réclamer le remboursement intégral de l’investissement des clients d’Excell, jugeant que la preuve d’un comportement « manifestement et gravement fautif voire frauduleux de cette société » ne lui avait pas été rapportée. À défaut, le régulateur prendra des mesures de sauvegarde provisoires pour six mois, notamment l’interdiction de conclure de nouveaux contrats. La sanction sera reconduite pour trois mois jusqu’au 15 avril 2010. Le 19 avril, le portefeuille français de l’assureur est vendu, ce qui enlèvera provisoirement une épine du pied au CAA. On ne trouvera aucun candidat assez fou en revanche pour reprendre le reste du portefeuille. « Il est étonnant de constater que la première mesure officielle prise à l’encontre des administrateurs d’Excell Life ne constitue qu’un simple blâme », notent les plaignants. Il faudra attendre un arrêté ministériel du 5 juin pour que l’agrément de la compagnie soit définitivement retiré, mesure qui débouchera logiquement sur la mise en liquidation judiciaire de la société.
La liste des « négligences graves » reprochées au CAA commence en 2000, dès la constitution de la compagnie, d’abord sous le nom de Clave, en partenariat avec Le Foyer qui en détiendra 51 pour cent du capital avant de revendre rapidement ses parts aux Espagnols. Rétrospectivement, l’apparition du Foyer fut une pure opération de portage destinée à faire rentrer les Espagnols, persona non grata chez eux, au Luxembourg. Sans ce parrainage, ils n’auraient pas obtenu d’agrément. Et pour cause : « Malgré les informations claires, nettes et précises des autorités espagnoles et, entre autres, les rapports publics publiés par le régulateur espagnol, le CAA a agréé la diffusion des produits Orelius », déplorent les victimes de l’assureur. Elles disent avoir investi leurs économies auprès d’Excell « aux motifs que le Luxembourg offrait des garanties suffisantes quant aux contrôles et à la sécurité des compagnies qui exercent sur son territoire ». Il y a des airs de Madoff dans ce dossier Excell.
« L’analyse révèle des négligences graves et une déficience marquée et permanente de surveillance et de contrôle de la part du CAA, constitutif d’une faute ». Et non des moindres. Car pour attaquer l’État ou un des régulateurs financiers, il faut être en mesure de démontrer qu’ils ont commis des fautes graves. Le Commissariat ne pouvait pas méconnaître le passif ni de Pascual, ni d’Eurobank, filiale d’Excell : en 2006, une commission rogatoire internationale fut expédiée au grand-duché par la justice espagnole qui enquêtait sur le naufrage d’Eurobank ; plus tôt en 2003, une instruction fut ouverte par la Banque d’Espagne, qui a débouché trois ans plus tard sur la condamnation d’Excell du chef d’infractions graves à la loi espagnole de discipline et de contrôle des organismes de crédit. Le CAA pouvait-il l’ignorer de par ses contacts obligés avec les autres organes de surveillance à l’étranger ? Dans le même temps, en 2006 et 2008, les produits Orelius et Elix étaient lancés sur le marché avec la bénédiction du régulateur luxembourgeois. Son cas s’est aggravé lorsqu’il a accepté en garantie, dans le cadre de la recapitalisation de 2010, des actifs sans valeur. « Le CAA, conclut la plainte, est resté notablement en-deçà de la surveillance pratiquée dans des pays et des situations comparables et au regard des informations et moyens à sa disposition, celui-ci a manqué de réagir en présence de violations spécifiques des règles de fonctionnement imposées au secteur de l’assurance ». La fierté des dirigeants du Commissariat prend ici un sacré coup de canif.
Véronique Poujol
Catégories: Place financière
Édition: 21.12.2012