« Paradis des capitalistes » Se considérant comme produits d’une « Mischkultur », d’une savante synthèse franco-allemande, les Luxembourgeois ont tendance à oublier leur troisième voisin. Or au XXe siècle, ce furent les capitaux belges qui, entre le Groupe Bruxelles Lambert et la Société générale de Belgique, se partageaient une majeure partie de l’économie grand-ducale. Aujourd’hui, le Luxembourg continue de servir le capital belge, mais principalement comme juridiction où les UHNWI peuvent parquer des milliards investis ailleurs.
Dès le XIXe siècle, la Belgique, le premier pays industrialisé d’Europe continentale, comptait une des bourgeoisies les plus opulentes du monde. La Société générale de Belgique, une banque de dépôt et d’investissement, avait très tôt diversifié ses participations dans la finance, l’industrie et les transports, et les avait orientées vers l’international. Dans le premier tome du Capital (1867), Karl Marx désigne la Belgique de « paradis des capitalistes », et d’enfer pour les prolétaires. Il notait ainsi que « la moindre variation de prix des subsistances de première nécessité est suivie d’une variation dans le chiffre de la mortalité. » La colonisation du Congo, considérée comme propriété privée de Léopold II, portait à son paroxysme l’exploitation : les travaux forcés, les mutilations et les expéditions punitives feront des millions de morts, dépeuplant des régions entières. Après 1908, ce territoire grand comme 80 fois la Belgique et bourré de ressources naturelles sera de facto gouverné par la Société générale de Belgique.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les Luxembourgeois avaient de bonnes raisons de se méfier du voisin belge. En avril 1919, le gouverneur de la Société générale, Jean Jadot, se fixait comme objectif la « conquête économique du Grand-Duché ». Comme le rappelait récemment l’historien Charles Barthel (« Une chance ratée », Hommes et réseaux : Belgique, Europe et Outre-Mers, 2013), les maîtres de forges wallons voyaient le Luxembourg comme une juste « compensation » pour le saccage de leurs usines et la collaboration de la sidérurgie luxembourgeoise à l’effort de guerre du Reich. À ce revanchisme économique s’ajoutait le traditionnel irrédentisme belge œuvrant à la réunification des « frères séparés » en 1839. Mais cette stratégie agressive se soldera par un demi-échec ; grâce à une combine avec l’Arbed, le capital français – Schneider & Cie en tête – réussira à mettre la main sur les complexes sidérurgiques de la Gelsenkirchen au Luxembourg.
« Mir sinn ganz gutt mat der Belsch gefuer… Nous avions d’excellentes relations avec les gouverneurs de la Banque nationale de Belgique, estime Jacques Santer, l’ancien Premier ministre CSV, vis-à-vis du Land. Si on avait fait une union économique avec la France, le Luxembourg ne serait jamais devenu une place financière. On serait redevenu le département des Forêts. » L’Union économique belgo-luxembourgeoise était un mariage de raison. Mais, avec comme dot une monnaie stable, un tissu industriel séculier et toutes les ressources du Congo, l’union se révéla un bon parti pour le Luxembourg. Durant l’entre-deux-guerres, la Société générale de Belgique étendra son hégémonie. En 1919, elle avait fondé la Banque générale du Luxembourg (BGL), destinée « à desservir le Sud du Luxembourg belge et le Grand-Duché ». Dans les années qui allaient suivre, elle reprendra la Hadir, rachètera seize pour cent de l’Arbed et s’assurera un paquet d’actions dans les chemins de fer Prince-Henri.
Frère/Luxembourg : affinités électives Dans l’histoire plus récente, l’influence belge s’incarnait dans la personne d’Albert Frère. Décédé le 3 décembre à l’âge de 92 ans, il était l’homme le plus riche de Belgique. Et, à un moment, le capitaliste le plus influent au Luxembourg. À partir de 1982, il sera « tonangebend », aussi bien dans la CLT que dans la Banque internationale à Luxembourg (Bil), deux sociétés quasi-systémiques pour le Luxembourg. Discrets, rusés et opportunistes, la Wahlverwandtschaft entre le plus riche des Belges et le micro-État luxembourgeois saute aux yeux. Sortis tous les deux du néant grâce à la sidérurgique, ils ont habilement su tirer profit de la mondialisation néolibérale en misant sur la finance. Né en 1926 comme fils d’un négociant d’articles de ferronnerie, Albert Frère deviendra un des principaux maîtres de forges du Pays Noir wallon. Son premier grand coup, il le réalise à l’âge de 28 ans, en rachetant à l’Arbed le Laminoir du Ruau. Plus tard, il se rappellera avoir été abasourdi par sa réception sous les lustres du palais de l’avenue de la Liberté. (Dans de nombreux portraits et nécrologies, on lit que Frère y aurait été reçu en 1954 par Aloyse Meyer en personne ; ce qui est assez improbable, le président de l’Arbed étant mort deux ans auparavant.)
Au début des années 1980, en pleine crise sidérurgique, Frère vend ses usines à l’État belge au prix fort. La collectivité devra éponger les dettes, Frère s’en tirera avec une petite fortune. Il saura la faire fructifier en se réinventant en homme d’affaires. En 1982, Frère prend le contrôle du Groupe Bruxelles Lambert (GBL), un des principaux conglomérats belges détenant des participations dans la banque, l’assurance, l’énergie et les médias. Selon le bilan du GBL de 1982, quinze pour cent des actifs étaient investis au Grand-Duché. L’histoire entre Frère et le Luxembourg commence.
Albert Frère n’entretenait pas d’entourage au Grand-Duché, ni même de bureau à la Bil ou à la CLT, les deux sociétés qu’il contrôlait. Il était peu visible, n’apparaissant que sporadiquement pour les AG de ses holdings ou des déjeuners au Clairefontaine avec le Premier ministre. Frère avait noué des contacts avec la Cour grand-ducale, arrangeant un stage à Jean Nassau (le frère du Grand-Duc actuel) à Pargesa, la holding genevoise qui fut la pièce maîtresse de son empire. Mais le Grand-Duché l’intéressait finalement très peu. En 1994, le roi Baudouin lui accordera une « concession de noblesse héréditaire avec le titre personnel de baron ». (En 2017, elle sera élargie à ses descendants.) Mais l’ambition de Frère, c’était de décrocher des postes d’administrateur dans le Cac 40 et d’entrer dans le gotha parisien.
« Frère Boys » Au Luxembourg, il plaçait ses lieutenants fidèles : de jeunes loups fraîchement sortis des universités belges et rapidement surnommés « Frère Boys ». Dans Les artisans de l’industrie financière, Gaston Schwertzer, personnage-clé du capitalisme luxembourgeois dans les années 1965-2000, expliquait comment le Groupe Frère subvertissait la législation sur le dialogue social dans les entreprises : « Albert Frère estimait que la forte présence de délégués du personnel au sein du conseil [de la Bil, ndlr] pouvait se révéler délicate lors du traitement de certaines affaires confidentielles. Pour remédier à ce problème, le groupe Frère/Bruxelles-Lambert a agi en vue de ‘court-circuiter’ le conseil par la création d’un organe appelé ‘comité de liaison’ [...] plus restreint et ne comportant pas de délégué du personnel. » Comparée à Dexia et à Fortis, qui auront siphonné les liquidités de la Bil et de la BGL au point de mettre en péril leur existence en 2008, la période Frère à la Bil (1982-1991) n’aura pas fait trop de dégâts : Le milliardaire se bornait à se servir copieusement en dividendes.
De retour au pays après un passage peu glorieux à la tête de la Commission européenne, Gaston Thorn (DP) s’y recyclera en homme de confiance d’Albert Frère. En 1985, le milliardaire belge offrit à l’ancien Premier ministre la présidence de la Bil ; une faveur qui précède de trois décennies la nomination au même poste par les Al Thani, la famille régnante du Qatar, de l’ancien ministre des Finances, Luc Frieden (CSV). Albert Frère fit également miroiter à Thorn le prestigieux poste de président du CA de la CLT, dont la tradition voulait qu’il soit réservé à un Luxembourgeois. Jacques Santer, qui avait prévu d’y placer son prédécesseur Pierre Werner (CSV), était peu amusé. Il opposa son droit de veto. Plutôt qu’une simple rivalité politique luxo-luxembourgeoise, Albert Frère y vit un affront, un refus du « candidat d’un groupe étranger ». En août 1985, il accorda un entretien au vitriol au Monde : « Le Luxembourg serait-il devenu xénophobe ? Si oui, il faudrait qu’il le dise haut et fort. Ce serait assez piquant. Savez-vous que l’actionnariat de la CLT est tout sauf luxembourgeois ? Comme c’est le cas, d’ailleurs, pour la plupart des entreprises établies au Luxembourg. »
Shebam ! Pow ! Blop ! Whizz ! « Albert Frère confond le Grand-Duché avec « un comic strip », rétorqua Jacques Santer face à la presse luxembourgeoise. Une allusion à sa récente acquisition de la maison d’édition Dupuis publiant entre autres les séries BD Lucky Luke, Gaston Lagaffe et les Schtroumpfs. Le compromis trouvé sera tout à fait « belge » notera la presse internationale : À Werner la présidence, à Thorn la direction et la vice-présidence, avec la promesse (tenue) de devenir PDG deux années plus tard. Mais Frère venait de mettre le doigt dans la plaie : le manque structurel de ressources capitalistiques au Luxembourg. Comme l’expliquera Gaston Schwertzer en 2002 au Land : « Je n’ai pas d’illusion, au Luxembourg, pays des banques, il n’y a presque plus de banques luxembourgeoises. Cela est dû à quelque chose qui crève les yeux, le manque de capitaux luxembourgeois. » Ce manque, estima-t-il, devait être compensé par l’État luxembourgeois.
Schwertzer avait été un grand admirateur d’Albert Frère. Jusqu’à ce qu’en février 2001, l’ancien mentor troque ses trente pour cent de RTL-Group contre 25 pour cent du capital de Bertelsmann. Ce fut le swap du siècle : Frère finira par réaliser une plus-value de 2,4 milliards d’euros sur la vente de ses actions Bertelsmann. Menés par Schwertzer, les petits porteurs allaient monter une longue et vaine expédition judiciaire pour obliger la direction de Bertelsmann à racheter leurs titres au même prix qu’elle avait accordé au milliardaire belge. Mais n’est pas Albert Frère qui veut.
Lorsqu’il estimait qu’il y avait concordance des intérêts, Jacques Santer n’hésitait pas à « défendre la cause d’Albert Frère ». Notamment auprès du Président français, François Mitterrand (PS), qui désignait publiquement le financier belge de « maître du jeu » à la CLT et d’homme de paille de Rupert Murdoch. Mitterrand gardait un mauvais souvenir du Belge et de son rôle dans la soustraction, via la holding Pargesa, de Paribas Suisse et Paribas Belgique du giron des nationalisations en automne 1981. Jacques Santer se rappelle également ses désaccords avec Frère. Comme lorsque celui-ci voulait se débarrasser du Grand orchestre symphonique de RTL. En 1995, le ministre de la Culture Santer convaincra Frère de payer une compensation qui sera versée à la Fondation Henri Pensis et qui permettra de lancer l’Orchestre philharmonique du Luxembourg.
Du dentiste au UHNWI À l’exception de l’arrivée des dynasties maritimes flamandes De Nul (Jan De Nul) et Cigrang (CLdN Cobelfret) dans les années 1990, l’influence belge sur l’économie luxembourgeoise s’est réduite comme une peau de chagrin. Ceci est particulièrement patent sur la place bancaire : la BGL est devenue française, la Bil chinoise, la KBL qatarie. Ne restent plus que deux banques belges : Degroof Petercam et la très sélect Delen Private Bank.
Via leurs réseaux d’agences locales – aujourd’hui en train d’être démontés – le long de la frontière belge, la Bil, la BGL et la BCEE captaient longtemps les évadés fiscaux low-cost. Des artisans fuyant les droits de succession et des indépendants avares apportaient leur pactole au Grand-Duché. La BCEE entretenait ainsi des agences à Martelange, Rambrouch, Harlange, Pommerloch, Esch-Sûre, Wiltz, Clervaux, Hosingen, Troisvierges, Wemperhardt et à Weiswampach. Cette dernière tournait à un tel rythme qu’elle était devenue un des principaux centres de private banking de la Spuerkeess. Le « dentiste belge », ravi d’avoir pu encaisser son coupon tax-free, dépensait sans compter dans les restaurants et magasins. Cette micro-histoire financière explique le succès et le déclin de villes commerçantes comme Clervaux et Wiltz.
L’évasion fiscale, c’est fini. Les classes moyennes ont été bannies du paradis. L’optimisation fiscale, plus ou moins agressive, est coûteuse ; elle est réservée aux HNWI. En mars 2018, après une fouille du Registre de commerce et des sociétés, Le Soir et De Tijd faisaient semblant de s’étonner que sur les cent familles les plus riches de Belgique, soixante entretenaient une structure au Luxembourg. Ils baptisèrent leurs recherches « LuxFiles », tout en soulignant que l’existence de ces Soparfis n’avait rien d’illégal en soi. Appartenant aux descendants d’Albert Frère et de Paul Desmarais, son fidèle allié québécois décédé en 2013, le Groupe Bruxelles Lambert continue à être géré depuis la route d’Arlon à Strassen par une dizaine d’employés. Le portefeuille de cette holding luxembourgeoise – qui concentre soixante pour cent du total des actifs du groupe – affiche une valeur de 18,5 milliards d’euros. Une hausse de plus de six milliards en sept ans, comme le détaillait fièrement son administrateur à Paperjam en 2017. Le Groupe Bruxelles Lambert a annoncé cette semaine que le gendre d’Albert Frère était nommé administrateur délégué et le fils de Paul Desmarais président. Une nouvelle génération de rentiers arrive aux commandes. Plus discrètes, les Soparfis détenant exclusivement les participations de la famille Frère pèsent bien au-delà de deux milliards d’euros. Elles sont domiciliées dans un building moderniste à Merl-Belair, dans la rue de Namur qui relie le boulevard Grande-Duchesse Charlotte à la rue Albert Ier.