Une production historiographique est à la fois dépendante de la disponibilité et de l’accessibilité des sources d’archives et des institutions qui encadrent les travaux de recherche académique. Deux césures institutionnelles – qui pourraient avoir un impact important sur la production des historiens – se sont produites récemment : la création du C2DH (Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History) et la loi sur l’archivage. Dans la présente contribution on s’intéressera à la loi sur l’archivage.
La loi sur les archives du 17 août 2018 a été accueillie plutôt favorablement dans sa globalité. Il est vrai que le texte essaie de donner une structure à la conservation des archives publiques, des règles de conservation et de destruction et un encadrement de l’archivage des sources d’intérêt public, respectivement d’intérêt historique, scientifique, culturel, économique ou sociétal au Grand-Duché de Luxembourg. La loi prévoit également la possibilité d’un classement des archives privées, mais seulement avec l’accord des propriétaires de ces archives.
Une disposition de la loi a cependant été accueillie par beaucoup de critiques, notamment de la part de certains historiens. Il s’agit d’un alinéa de l’article 16 consacré aux sources fiscales : « Le délai de communication est de cent ans à partir de la date du document le plus récent inclus dans le dossier pour les archives publiques qui sont couvertes par le secret fiscal ». C’est d’ailleurs une disposition qui a été expressément incluse à la demande du ministère des Finances, semble-t-il. Il s’agit même d’un compromis. À l’origine, le projet de loi excluait totalement les archives couvertes par le secret fiscal du champ d’application de la loi.
Évidemment, on peut regretter qu’une des sources majeures potentielles pour les historiens du temps présent – qui ont l’ambition d’analyser les transformations économiques du pays, transformations qui sont sans aucun doute très liées aux niches dans le domaine fiscal –, échappe largement à leur champ d’investigation. Mais on a également l’impression que, dans le contexte politique actuel où la politique des niches est mise en cause (et cela commence à devenir un consensus), les sources fiscales deviennent une sorte de panacée qui permettrait le cas échéant d’écrire (ou de réécrire), d’analyser et de comprendre – sans ambiguïté – l’ensemble de l’évolution économique et sociale récente du pays. Ce qui équivaut à une sacralisation à rebours des données fiscales.
Or, pour les entreprises notamment, les sources fiscales sont elles-mêmes « construites », c’est-à-dire basées largement sur les bilans et les comptes de profits et pertes qui sont, eux également, basés sur des conventions et des catégories construites. Cela pose aussi la question de la documentation du processus de décision (et de négociation) en matière fiscale. Une analyse pertinente ne peut se limiter à une simple description ou publication de listes de contribuables et des relevés des montants des impôts payés.
Et cela pose indirectement la question de l’interdisciplinarité. Là encore, il faut éviter de faire de l’approche interdisciplinaire une panacée. Mais le dialogue entre fiscalistes, économistes, juristes, historiens et sociologues est indispensable dans ce domaine, encore plus que dans d’autres. Pour avancer dans cette collaboration, une certaine « humilité disciplinaire » – qui admettrait que la complexité du monde (économique, social, culturel) ne peut être appréhendée qu’à partir de points de vue scientifiques divers et variés – serait utile.
La disposition de la loi concernant les délais de consultation des sources couvertes par le secret fiscal pose d’autres questions tout aussi importantes, notamment celle de la cohérence avec des éléments de la loi qui ont trait à la protection des données personnelles. On peut se demander pour quelle raison les données à caractère personnel (autres que fiscales) sont soumises à un délai de consultation plus court. Selon le paragraphe 3 de l’article 16 de la loi, les archives qui contiennent des renseignements individuels relatifs à la vie privée, familiale et professionnelle ou à la situation financière d’une personne physique, qui révèlent l’origine ethnique, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques ou l’appartenance syndicale ainsi que le traitement de données relatives à la santé et à la vie sexuelle, y compris le traitement des données génétiques, peuvent être communiquées 25 ans après le décès de la personne concernée, au cas où la date de décès est connue. Le délai est de 75 ans si la date de décès n’est pas connue.
Le délai de consultation de cent ans pour les sources fiscales doit également être mis en relation avec le délai de cinquante ans qui concerne les archives dont la communication porterait atteinte au caractère confidentiel des informations commerciales et industrielles.
Imposer le secret fiscal pour une durée de cent ans revient donc à accorder à la fiscalité une importance disproportionnée par rapport à d’autres données personnelles ou commerciales susceptibles d’être protégées ; c’est en quelque sorte les « sacraliser ». Que les pouvoirs publics (le gouvernement, comme le Parlement qui a voté la loi) accordent ce niveau de « secret » exclusivement aux données fiscales est peut-être le signe que la société luxembourgeoise tient beaucoup à ce secret.
Le fait de réclamer la transparence fiscale pour les entreprises, et notamment pour les banques, les sociétés financières, etc. est entré pratiquement dans le « mainstream » de l’opinion publique. Est-ce que les personnes qui font cette demande accepteraient que l’on révèle leur situation fiscale ou patrimoniale (même avec un délai) ? Le secret fiscal n’est probablement pas seulement une niche économique, mais révèle le caractère d’une société. Il n’est pas fortuit que les sociétés égalitaires, comme le Danemark par exemple, sont plus favorables à la transparence fiscale que les sociétés inégalitaires. Les sociétés égalitaires sont d’ailleurs aussi celles où le degré de confiance interpersonnelle et dans les institutions est le plus élevé. L’étude de perception de la fiscalité, de la perception du secret fiscal et plus largement des finances publiques au sein d’une société, est peut-être aussi parlante que l’étude de la fiscalité en elle-même. Peut-être un sujet à creuser.
Pour les historiens, au Luxembourg, plus que la réduction de la durée du secret fiscal en matière archivistique, l’acceptation fondamentale d’une certaine transparence (par les individus et les entreprises) et une ouverture d’esprit favorable à l’analyse scientifique dans tous les domaines de la vie économique et sociale pourraient constituer la base d’une culture historiographique ouverte et prolifique. Une telle ouverture d’esprit ne peut d’ailleurs se décréter. Mais si le dialogue entre scientifiques et chefs d’entreprise (ou responsables d’administrations d’ailleurs) est basé sur une confiance mutuelle, les choses pourraient commencer à bouger. Qu’il faille faire des compromis pour établir cette relation de confiance va de soi. À moins de considérer que tout compromis équivaut à une compromission, c’est d’ailleurs souvent la seule façon d’avancer pour les chercheurs. La radicalité de la pensée réside d’ailleurs moins dans des prises de position morales difficilement contestables que dans la capacité d’aller du simple au complexe ; ce qui est en fait la base de toute recherche.
Il ne faut d’ailleurs pas s’y tromper. Les exemples existent. Depuis la fin des années 1980, les archives de l’Arbed sont transférées aux Archives nationales et cela autant sur initiative privée que publique, et grâce à l’intérêt de certains dirigeants pour une mise en perspective scientifique de l’histoire de leur entreprise. D’autres archives privées ont suivi.
Mais ce sont ces archives qui révèlent un autre problème beaucoup plus immédiat et terre-à-terre, à savoir la question du classement des archives et des moyens pour les rendre accessibles. Le Conseil d’État, dans son avis sur le projet d’archivage, note d’ailleurs « que la fiche financière qui accompagne le projet de loi ne contient que des données très partielles concernant l’impact budgétaire de la nouvelle législation ».
On peut donc se demander si, au moment de l’élaboration de la loi, on a mesuré l’énormité de la tâche qui sera celle des archivistes qui sont au centre du dispositif. En fait, comme le note le Conseil d’Etat, la loi d’août 2018 a « une approche beaucoup plus coercitive qui force désormais, en principe, les organismes relevant du secteur public de verser leurs archives aux Archives nationales », sauf régime dérogatoire qui est notamment accordé aux communes, à la Justice, etc. Par ailleurs, les Archives nationales ont désormais un droit étendu de surveillance sur la gestion et la conservation des archives publiques. Cette centralisation est d’ailleurs considérée comme excessive par l’Associatioun vun de Lëtzebuerger Bibliothekären, Archivisten an Dokumentalisten et le Veräin vun de Lëtzebuerger Archivisten qui estime « qu’une loi nationale sur l’archivage doit prendre en compte la diversité du paysage archivistique au Grand-Duché et appliquer le principe de subsidiarité aux archives publiques établies ». C’est peut-être justifié, mais on ne peut reprocher aux auteurs de la loi de vouloir établir une certaine cohérence dans la politique archivistique, cohérence qui semble d’ailleurs parfois plus difficile à atteindre dans un petit pays – où les (in)compatibilités personnelles sont une donne impondérable – que dans un grand pays.
Sans classement cohérent et sans métadonnées précises, les archives restent ce qu’ils étaient avant cette loi, à savoir du papier (ou des banques de données d’ailleurs) prenant beaucoup de place dans les compactus ou sur les serveurs. Les moyens humains et financiers nécessaires pour rendre vivantes ces archives seront énormes. D’ailleurs, la loi reste pratiquement muette sur les archives électroniques, même si dans l’exposé des motifs on dit assez lapidairement que « la conservation à long terme de documents électroniques constitue un nouveau défi d’envergure », et un peu plus loin que « l’activité des Archives nationales ne se limite plus aux seuls documents papier, imprimés ou manuscrits, mais doit également porter sur des documents immatériels, tels que des fichiers numériques ou courriers électroniques, ainsi que sur des documents audiovisuels ou sonores. » C’est évidemment incontestable. Or, avec le courrier électronique, avec les banques de données de toutes sortes, la reconstitution du cheminement administratif et des processus de décision ne devient pas plus simple, mais plus complexe. Parmi les archivistes il y a aura bientôt des archivistes-informaticiens ou encore des informaticiens-historiens, des spécialistes du « big data »… Il est possible que, dans certains domaines où les données disponibles sont extrêmement nombreuses, l’on ne puisse s’en sortir qu’en procédant par la voie d’échantillons. Et ce choix devra être judicieux.
« Mémoire » (encore)
On pourrait minimiser la référence à la « mémoire » (collective) comme une simple figure de style. Il n’en est rien. C’est le signe d’une époque où on semble vouloir contrer l’individualisation en ressassant sans cesse, comme un mantra, la référence à la « mémoire ». L’exposé des motifs de la loi sur l’archivage utilise cette terminologie de façon récurrente. Selon les auteurs de la loi, une bonne gestion des archives serait « capitale pour le maintien de la mémoire collective du Luxembourg » et ils ajoutent même que « toute société, comme tout être humain, ne peut évoluer et se développer que grâce à sa mémoire ».
En parlant de « mémoire collective », on traite les sociétés, les États, les collectivités exactement comme des individus, c’est-à-dire des êtres organiques. Or, on peut être dubitatif sur une telle approche, les collectivités n’étant pas la simple somme des individus et ne « fonctionnant » pas comme des organismes homogènes.
La « mémoire » (collective) n’est évidemment pas synonyme d’« histoire ». C’est déjà une interprétation de l’histoire. D’ailleurs, si on ne peut éviter le terme de « mémoire » en parlant des archives, on devrait logiquement parler d’une pluralité de « mémoires » qui peuvent même être conflictuelles. C’est d’ailleurs là l’apport des archives. La multiplicité des sources met toujours en exergue la diversité des motivations et des causalités historiques. pz