L’homme a soixante-douze ans. À cet âge-là, pour la majorité de ses congénères, la retraite a sonné depuis belle lurette. Pour lui, non. À croire qu’en son for intérieur, pension rime avec désolation, voire crémation. Ou que, ne sachant que faire de ces mots qui jaillissent, comme d’une fontaine – de jouvence – sans tarissement, il lui faille bien les coucher sur le papier, puis logiquement les publier. Ce dont nous, lecteurs, n’allons pas nous plaindre. D’autant plus que cette fin d’année 2013 aura été prolifique pour l’homme en question qui n’est autre que Lambert Schlechter qui signe deux recueils parus coup sur coup.
Entre ces deux livres, nul besoin de choisir. Car nulle rivalité ou redondance entre la poésie d’Enculer la camarde et la prose du Fracas des nuages.
Enculer la camarde fait suite à Piéton sur la voie lactée. Une partition de neuvains, mis à part le prologue et l’épilogue. Pleine de pieds de nez à la mort, l’allégorique camarde, encore. À qui le fringuant aime répéter à l’envi qu’il n’est pas prêt (« pas encore, je n’ai pas encore ») et que, de toute façon, il se situe à l’automne, et non à l’hiver, de sa vie (« automnales journées vont lentes »). Et comme si l’on avait besoin de plus de preuves, il nous énumère ses nourritures, terrestres pour la plupart. Car il reste cet amoureux transi de la femme, de sa chair et de ses petites culottes et nous livre d’ailleurs ici deux des plus beaux poèmes d’amour qui soient (« elle est ma reine ma fée ma courtisane ma sœur » et « elle est ma voleuse de chevaux ma madone »). Il reste également ce contemplateur ébahi de la nature. Mais Lambert Schlechter n’est pas pour autant un ressasseur ; ses thèmes de prédilection, il sait leur rester fidèle tout en se renouvelant et il sait aussi surprendre le lecteur comme ici lorsqu’il assène un coup de dent aux frénétiques de voyages exotiques (« je ne suis pas allé à Chypre ni à Malte / pas en Croatie, pas en Islande, ni à Marrakech »).
Le fracas des nuages est lui aussi une suite : celle du Murmure du monde (Prix Servais 2007) et de La Trame des jours. Plus audacieux qu’Enculer la camarde. Composé de fragments – dont chacun est (superstitieusement ?) précédé d’un trèfle – regroupés en treize chapitres en chiffres romains. Allusion aux stations du chemin de croix – à laquelle il manquerait la dernière dont l’heure bien sûr n’est pas venue ? À l’instar des grands hommes, Lambert Schlechter peut tout se permettre. Lui prétextera peut-être son âge. Plus audacieux donc et plus jubilatoire aussi. Il faut d’ailleurs souvent en interrompre la lecture pour savourer et/ou méditer. Le poète, quand il n’invente pas des aphorismes (« Entre mûrir et mourir, il n’y a qu’une […] légère hésitation de voyelle »), aligne des mots doux ou rêveurs ou crus ou durs ou impudiques. Le savant et lecteur assidu fait des références – à Montaigne, Sénèque & Cie. L’érotiste cite comme un fil rouge des extraits de correspondance entre le Marquis de V. et Suzanne d’Arcourt. Le mécréant n’adresse pas des prières à Dieu, mais à son amante. L’insoumis crache contre l’oubli et la répétition de la laide Histoire. Tout y passe sans que rien ne lasse. Les mots de Lambert Schlechter ne sont jamais vains. Même quand ils prennent la forme d’un journal de bord ou d’un carnet intime (« J’ai laissé tomber les pommes, je ne les ai pas ramassées »).
Mais s’il ne fallait retenir qu’une thématique commune aux deux ouvrages, ce seraient les réflexions de l’auteur sur l’écriture : « écrire […] c’est essayer de ne pas pasticher / la bruyère ou kafka ou pavese / écrire / c’est pour demander : montre-moi tes seins », « si tu n’écris pas ce livre comme si c’était ton dernier, ce n’est pas la peine que tu noircisses un seul feuillet ». À son image, emplies de rébellion et d’exigence.