Entamé durant la présidence luxembourgeoise en 2005, le texte avait été fignolé durant quatre ans, les derniers changements appliqués il y a trois semaines à New York, lorsque les ministres des Affaires étrangères belge, néerlandais et luxembourgeois se sont retrouvés à la 64e session de l’Assemblée générale des Nations Unies. Dès que les sondages à la sortie des urnes irlandaises donnaient le vote en faveur du traité de Lisbonne gagnant (67,13 pour cent ont finalement voté oui), vendredi dernier, 2 octobre, ils ont appuyé sur la touche « envoyer » et transmis le document de cinq pages à la présidence suédoise. Le texte fut publié lundi, et dès le lendemain, la presse européenne titrait sans ambages : « Benelux countries seek to stop Tony Blair becoming EU President » (Daily Telegraph), « Qui veut la peau de Tony Blair ? » (Jean Quatremer dans son blog Coulisses de Bruxelles), « Jeder gegen jeden und gemeinsam gegen Blair » (Financial Times Deutschland, FTD) ou « La résistance à Tony Blair s’organise » (AFP).
Car le texte, qui propose une structure à la mise en œuvre des nouvelles institutions créées par le traité de Lisbonne – le Conseil européen et son président permanent (durant deux fois 2,5 ans), le Conseil des affaires générales, le Conseil des affaires étrangères avec le haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et le Service européen pour l’action extérieure – s’attache surtout à la pérennisation de la « méthode communautaire et des équilibres institutionnels » après Lisbonne et définit le profil de ce premier président permanent du Conseil européen. Ayant « la stature d’un chef d’État ou de gouvernement », il devra avoir « démontré son engagement européen » et « développé une vision sur l’ensemble des politiques de l’Union » ; en outre, il sera « à l’écoute des États membres et des institutions et sensible aux équilibres institutionnels ». Dans une interview au FTD, le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker (CSV) insista dès dimanche que ce président devait « avoir de grandes oreilles pour entendre les signaux émanant des capitales et les inclure dans des compromis ». Autant de qualités qui manqueraient à Tony Blair, Premier ministre travailliste britannique entre 1997 et 2007, qui a déjà laissé ententendre qu’il ne veut se porter candidat à ce poste que s’il est doté de véritables pouvoirs.
Or, c’est exactement ce que craignent les petits : Tony Blair aurait le soutien d’au moins deux grands pays membres, la France et la Grande-Bretagne, qui estiment qu’une personnalité connue à la tête de l’Union contribuerait à ce qu’elle soit prise au sérieux sur le parquet mondial. Mais ce serait un drame pour les petits États : que Tony Blair suive les seuls intérêts des grands, en gros l’axe franco-germano-britannique, qu’il s’impose au détriment de la Commission, qui est pourtant le garant de l’équilibre entre les 27. « Il est inconcevable que les grands pays décident et les petits doivent suivre, » affirme le ministre des Affaires étrangères luxembourgeois Jean Asselborn (LSAP) dans une interview au Land. Qui ajoute sans ambages : « Tony Blair est un homme politique qui a davantage divisé qu’uni durant sa carrière politique. Je ne peux pas me l’imaginer à la tête de l’Europe ». Des paroles étonnamment claires à l’encontre d’un collègue de sa sensibilité politique, qui gagnèrent peut-être en virulence par le fait que Jean Asselborn fut un fervent opposant à la guerre en Irak, guerre dans laquelle Tony Blair entraîna pourtant les troupes britanniques pour suivre celles de George W. Bush. Mais Tony Blair a aussi fait capoter un dossier majeur de la présidence luxembourgeoise, le budget européen 2007-2013, ce que Jean-Claude Juncker et le gouvernement luxembourgeois ne lui ont jamais pardonné. Un Britannique à la tête de l’Europe, alors même que son pays est parmi les plus eurosceptiques, ne manquerait en effet pas d’ironie. « Mais de toute façon, une candidature Blair devrait d’abord avoir l’aval des sociaux-démocrates et je ne connais aucun représentant important du parti, à part peut-être ses compatriotes, qui le soutienne, » renchérit Jean Asselborn, pour qui Tony Blair est un has been.
Si le deuxième référendum irlandais a été suivi avec plus d’intérêt et son résultat salué avec nettement plus d’enthousiasme au grand-duché qu’ailleurs en Europe, c’est que, parmi tous les noms de candidats potentiels qui circulent officieusement – l’ancien Premier ministre finlandais Paavo Lipponnen, l’Espagnol Felipe González, et les Premiers ministres en exercice néerlandais Jan Pieter Balkenende et belge Herman Van Rompuy – revient, un peu en marge, celui de Jean-Claude Juncker. Après qu’il eut refusé le poste de président de la Commission européenne, mandat pour lequel il avait été fortement courtisé de toutes parts au moment des législatives luxembourgeoises de 2004, son influence européenne semblait pourtant sur la pente descendante. Et ce davantage encore depuis la crise bancaire de 2008, lorsque le Président français Nicolas Sarkozy lui reprochait de ne pas avoir réagi assez vite, en tant que président de l’Eurogroupe, à la crise qui s’abattait alors sur l’économie européenne. Puis suivirent les attaques franco-allemandes sur la place financière, que Juncker dut défendre corps et âme en pleine campagne électorale, et la tendance générale des grands États d’ignorer les petits.
Or, durant la dernière campagne électorale du début d’année et depuis lors, Jean-Claude Juncker ne cache plus guère sa lassitude de la politique nationale ; le fait qu’il abandonne le portefeuille du ministère de la Finance au profit de celui qui est considéré comme son dauphin, Luc Frieden (CSV), a été considéré comme un signe de plus qu’en réalité, ses valises étaient prêtes pour partir à tout moment à Bruxelles. Dans les arcanes du CSV, les jeunes requins n’en peuvent plus d’attendre cette succession qui s’annonce depuis une demie-décennie. Dans les couloirs de Bruxelles pourtant, on affirme que Juncker n’est plus ce jeune premier qui cumulait expérience et franc-parler, enthousiasme sans bornes pour la construction européenne et perspicacité qu’il fut à son arrivée au pouvoir il y a quinze ans. Des observateurs bruxellois le trouvent fatigué et se demandent si son état de santé lui permettrait de résister à la pression d’une telle fonction. Il n’est clairement plus le favori. La stratégie des dirigeants luxembourgeois toutefois a changé : sans exclure le mandat, la communication officielle est désormais très discrète sur le sujet. Jean-Claude Juncker lui-même renvoie à la responsabilité de la présidence suédoise pour définir le profil et proposer des candidats et Jean Asselborn se limite à affirmer qu’il serait heureux si un Luxembour-geois pouvait devenir président de l’Union européenne.
Le traité de Lisbonne doit encore être ratifié par la Pologne et la République tchèque avant de pouvoir entrer en vigueur. Les élections à majorité qualifiée au Conseil européen pour les deux postes nouvellement créés – à côté du président, le haut représentant pour les affaires étrangères, qui sera en même temps vice-président de la Commission européenne – pourrait être retardée jusqu’à la fin de l’année, alors qu’initialement, un vote vers la fin octobre avait été envisagé. Les deux postes ne sont pas liés, mais à pourvoir en parallèle, comme un package, où doit régner un équilibre entre grandes et petites nations, socialistes et conservateurs. Les chances de l’ancien ministre des Affaires étrangères allemand, le socialiste Frank-Walter Steinmeier, d’occuper le poste de haut-représentant, ont chuté en même temps que son résultat électoral le 27 septembre ; depuis lors, Paris avance des noms de candidats potentiels. Les négociations et le travail de réseau battent leur plein en ce moment, les téléphones chauffent – aussi rue de la Congrégation à Luxembourg.