Ma fille vient de fêter ses huit ans. Sous les missiles. Nous avons annulé la fête organisée de longue date, une fête à laquelle nous avions convié toutes ses copines. Elle était un peu triste, mais elle a compris. Et, heureusement, elle a eu des cadeaux. J’ai trouvé un magasin de jouets ouvert et une pâtisserie dans laquelle j’ai acheté un délicieux gâteau au chocolat. Mes parents sont venus du Luxembourg pour l’occasion. Et ma fille a pu souffler ses huit bougies. Son anniversaire a été sauvé, en quelque sorte.
Mais avant-hier soir, comme d’habitude lorsque la sirène nous informe qu’un missile vient d’être lancé sur Tel Aviv, nous nous mettons à l’abri. Comme d’habitude, nous retrouvons nos voisins sur le pallier, dans la cage d’escaliers – l’endroit le plus sécurisé de l’immeuble. Comme d’habitude ma fille regarde des « réels » sur YouTube. Quand soudainement, contrairement à l’habitude, elle se met à trembler, des mains d’abord, du reste du corps ensuite. Un tremblement qui dure à peu près une heure, une heure pendant laquelle un service psychologique d’urgence m’explique au téléphone qu’il peut s’agir d’une réaction normale en cas d’anxiété due au stress.
Dehors, pendant ce temps, il se met à pleuvoir. Une pluie soudaine et intense. Ma fille adore la pluie. Je lui propose de sortir. Nous sortons et dansons sous la pluie. Son petit frère se joint à nous. Mais, malgré l’air chaud, la pluie est froide. Nous dansons durant quelques minutes, et rentrons à la maison, trempés. Je lui prépare un bain chaud. En sortant du bain, ma fille va déjà un peu mieux, mais elle tremble toujours. Sa grand-mère la serre dans ses bras. C’est alors qu’une cousine – psychologue – nous appelle par FaceTime, et elles parlent de ce qui vient de se passer. La conversation dure un long moment. Elles effectuent des exercices qui aident à la calmer. Enfin, ses tremblements cessent.
Depuis près de deux ans – pour des raisons d’ordre personnel – j’ai arrêté de regarder le journal télévisé et je ne lis plus que modérément la presse, du monde en général et du Moyen-Orient en particulier. Et cela me faisait du bien que de me libérer des effets anxiogènes des reportages, des commentaires, du rythme des journaux télévisés. Jusqu’au 7 octobre 2023. Cette journée maudite, où un massacre a été perpétré en Israël.
Je vis à Tel Aviv, avec mes deux enfants, dont c’est la ville natale et la maison. Et j’essaie de les protéger des nouvelles qu’il est pourtant impossible de fuir. Les nouvelles d’un carnage, d’un massacre prémédité, et perpétré avec une barbarie immonde. Je n’ai pas vu les photos et je ne veux pas les voir. Des familles entières brulées vives dans leurs maisons. Plus de cent femmes, hommes, enfants, de tous âges, enlevés par des terroristes de la pire espèce. Des centaines de jeunes brutalement assassinés, alors qu’ils participaient à un festival de musique dans le désert. Des femmes enceintes tuées. Des bébés ont été assassinés. Des bébés assassinés ? Des bébés assassinés ! Et là, les mots cessent. Tout est dit.
Ou du moins tout devrait l’être. Mais est-ce vraiment le cas ? Je lis des discours de certains dirigeants qui relativisent ce qui s’est passé. Je lis des articles et des « posts » sur les réseaux sociaux qui, pour ne pas la justifier, du moins comprennent l’attaque contre ces enfants, et la voient comme faisant partie d’une réaction compréhensible contre la puissance colonisatrice. Alors pour la première fois et contrairement à mon tempérament, je voudrais faire part de mon opinion. Une opinion personnelle et brute, sous le choc du massacre du 7 octobre 2023.
Le 7 octobre 2023, le monde a changé. En tous cas le monde dans lequel je pensais vivre. Et, sans avoir vérifié mes propos quantitativement, je pense que celui de bien de juifs en Israël et de par le monde aura changé tout autant. Car le massacre du 7 octobre 2023 n’est pas le soulèvement d’un peuple opprimé face au colonisateur. Le peuple palestinien, qui souffre, n’a pas commis ce crime. Il s’agit d’un massacre perpétré contre des juifs par un régime dictatorial qui opprime son propre peuple au nom d’une idéologie meurtrière. Ce carnage est un pogrom. Non pas une nouvelle version du pogrom, mais bel et bien un pogrom. Le pogrom est une « attaque accompagnée de pillage et d’effusion de sang contre des juifs » (« Pogroms », Encyclopædia Judaica, vol. 16, MacMillan, 2007, p. 279). Le massacre du 7 octobre 2023 est un pogrom « à l’ancienne », motivé par les mêmes forces sombres. Désormais rien ne sera jamais plus comme avant. Et en premier lieu les paradigmes qui définissaient l’équilibre au Moyen-Orient n’existent plus. Ils sont morts avec les bébés assassinés.
1) La bande de Gaza ne pourra plus être gouvernée par une organisation terroriste. L’armée israélienne devra libérer les gazaouis du joug oppresseur et barbare. Penser qu’un statu quo avec un tel régime est tenable à terme fut une faute des gouvernements israéliens successifs depuis le désengagement unilatéral de la bande de Gaza en 2005. On ne peut pas laisser une population palestinienne, plus de deux millions de personnes, être prise en otage par une organisation terroriste pendant presque deux décennies, construire une clôture autour et espérer que les choses s’arrangeront.
2) Lorsque le Hamas affirme vouloir détruire Israël, il faut le prendre au premier degré. Il en est de même du Hezbollah et du régime iranien. Attendre et espérer que rien de mal n’adviendra est, nous venons de le voir, une folie. Une fois achevée la guerre dans la bande de Gaza, il faudra réfléchir à des mesures concrètes pour affronter les dangers réels posés par les forces destructrices du Hezbollah et du régime iranien.
Le monde avait lu mais n’avait pas entendu l’appel de Mein Kampf visant l’éradication des juifs. Nous ne pouvons pas refaire la même erreur. Le nazisme n’a pas été cette page folle et incompréhensible de l’histoire qui ne pourrait se répéter. Nous venons de le voir. Il est temps de cesser de croire que le monde est raisonnable. Il y a des psychopathes, des malades mentaux parmi les dirigeants. Il y a des organisations terroristes. Et il faut les prendre au mot. Car ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour y parvenir. Le défi sera celui de comprendre comment agir face à ceux qui émettent ces menaces. Et il faudra des actes efficaces.
3) Pour les enfants d’Oslo, comme moi, ceux de ma génération qui croyaient et continuaient de croire, envers et contre tout et malgré l’air du temps, à la solution des deux États pour deux peuples vivants paisiblement côte à côte, se trouvent confrontés au choc de la réalité : la solution des deux États, déjà bien fragilisée ces dernières années, aussi par l’action du Premier ministre israélien, a été tuée ce 7 octobre 2023. Pour l’éternité ? Peut-être. Du moins, jusqu’au jour où le peuple palestinien sera organisé selon les principes de la démocratie libérale, quand bien même elle serait définie étroitement. Et nous en sommes très loin.
4) Cela dit, ne pas mettre le conflit israélo-palestinien au cœur du débat public israélien, est une faute. Une faute stratégique et morale. Pendant trop longtemps, les gouvernements israéliens ont ignoré les souffrances du peuple palestinien. Or, le problème ne se résoudra pas de lui-même. Ni l’annexion de la population palestinienne par Israël, ni l’occupation, ne sont la solution. Plus de deux millions de palestiniens vivent à Gaza et presque trois millions vivent en Cisjordanie, et cette réalité devra refaire surface au centre du débat public en Israël. Elle doit devenir une préoccupation centrale à laquelle de nouvelles solutions devront être trouvées.
5) À la veille du 7 octobre 2023, le peuple israélien était divisé comme jamais. Le premier ministre Benjamin Netanyahu a réussi, au fil du temps, à créer une fissure au sein de la société israélienne, une fissure dont la profondeur et l’amplitude semblaient irréversibles. Des mois durant, la population libérale et démocrate d’Israël a manifesté pour la sauvegarde du système judiciaire, ultime garant de sa démocratie libérale, alors qu’une autre partie de la population répondait aux appels des populistes et des nationalistes. Là aussi, rien ne sera jamais plus comme avant. Car le peuple israélien, admirable, s’est retrouvé comme un bloc, devant la folie barbare. Celle qui assassine les bébés, et celle qui menace l’existence de l’État d’Israël. Cette fissure, oui celle-là même qui semblait irréversible, était basée sur les paradigmes d’avant. Ceux-ci ayant été détruits au matin du 7 octobre 2023, la fissure s’est cicatrisée. Soudainement.
6) Ce peuple, à l’unité retrouvée, a répondu admirablement, en l’espace de quelques heures, à l’appel des armes. Ces soldats, ces garçons et ces filles de la génération Tik-Tok, savent la hauteur du défi qui est le leur. Aussi, 300 000 réservistes ont été appelés par l’armée et des avions ont été affrétés pour rapatrier en Israël ceux qui se trouvaient à l’étranger afin de leur permettre de « sauver la maison ». Car cette guerre ne peut avoir qu’une seule issue.
7) Il s’agit du pire massacre de juifs depuis la Shoah. Et pourtant ce n’est pas la Shoah. Alors même que les grandes puissances ont rapidement exprimé leur soutien face au massacre du 7 octobre 2023, le désir aveugle de tuer des juifs et la barbarie du carnage ont fait renaitre le spectre. Or cette fois-ci, l’État d’Israël – ultime refuge pour tous ceux qui se trouvent dans l’impossibilité de se défendre face au crime antisémite – dispose d’une armée, puissante dit-on, et ce malgré les erreurs d’appréciation ayant rendues possible le carnage du 7 octobre. C’est aussi en cela que la légitimité de cet État, et de son armée, vient d’être renforcée par l’ennemi qui veut le détruire.
8) Il faut nommer les choses par leur nom. Et si le nom n’est pas suffisamment précis, il faut le réinventer. Qu’est-ce qui motive ces terroristes à commettre contre les juifs les mêmes crimes que les nazis ont commis en son temps ? La haine du juif, sans doute. Et, sans les comparer, qu’est-ce qui motive plusieurs milliers de personnes participant à une manifestation à Amsterdam à crier « From the river to the sea, Palestine will be free », dans le contexte actuel ? Free from whom ? From the Jews ? Est-ce la même haine du juif mais à un degré moindre ? Et quel adjectif pour décrire ceux qui ne sont sincèrement et réellement pas xénophobes, mais qui comprennent les raisons qui poussent des terroristes à assassiner des bébés juifs ? Est-ce toujours la même haine du juif ? Les forces qui sous-tendent ces mots et ces actions trouvent leur source sans aucun doute dans un ressentiment irrationnel envers ce – ou celui – qui est juif.
Vu de Tel Aviv, quelques jours seulement après le massacre du 7 octobre 2023, cela est insupportable. Mais plutôt que d’utiliser une qualification inclusive qui les couvre toutes, j’aimerais suggérer que le terme d’antisémitisme devra lui-aussi évoluer. Ce terme, je pense, est arrivé à bout de souffle. Trop de choses, trop d’événements, trop de comportements, trop de sentiments, trop de siècles, trop de géographies lui sont attachés. Il est temps de concevoir de nouvelles notions applicables à ceux qui portent en eux différentes formes de ressentiments envers des juifs qui se revendiquent tels. Nous gagnerions en précision et pourrions apporter des réponses plus effectives, notamment à ceux qui ne sont pas xénophobes et clament ne pas être antisémites mais qui, néanmoins et irrationnellement, emploient deux poids et deux mesures dès qu’il s’agit d’Israël.
Dans ce contexte, je suis – quant à moi – touché par les messages de mes amis et de mes proches qui me demandent de partir et de revenir en Europe, pour le moment, jusqu’à ce que les choses se calment. Mais pour y faire quoi au juste ? Les organisations terroristes, partout, menacent les juifs et leurs institutions. Abandonner aussi ma judéité ? J’ai décidé, il y a bien longtemps, de faire de Tel Aviv la maison de mes enfants, et la mienne. Je m’y sens bien. J’y suis chez moi. J’y enseigne à l’université. Et j’y travaille, avec un cabinet d’avocats remarquable. Partir maintenant ? Je n’ai pas la réponse, mais j’ai une intuition très forte.