La forme féminine, inattendue, inédite, est due à Mandiargues, l’écrivain, pour caractériser son épouse Bona, pour dire en premier l’énergie qu’il reconnaissait à l’artiste qu’il côtoyait. Peintresses, comme tigresses, aurait-il ajouté, le qualificatif dans ce sens d’engagement fort convient parfaitement aux quatre femmes artistes réunies en l’occurrence à Neumünster, dans l’ordre alphabétique Marie-Paule Feiereisen, Carine Kraus, Patricia Lippert et Flora Mar. Peut-être plus que celui de pionnières retenu dans le titre de l’exposition (passons sur les images qu’il évoque, héritées de lectures ou de films). Pour ouvrir la voie dont il s’agit, elles eurent d’autres femmes artistes qui les ont précédées, nées celles-là avant la guerre, à chacun d’y mettre les noms qu’il veut, pour elles en tout cas la domination mâle fut bien plus grande, le nombre des galeries plus réduit.
Tant de choses ont en effet changé autour des années 80 : l’argent d’un coup était là, les banques se mirent à acheter de l’art, les particuliers de même, et les galeries pullulèrent. L’époque vit également l’essor féminin ou féministe, l’art ne fit pas exception, rappelons la virulence juste des Guerilla Girls, jusque dans Venise. Avec le résultat que trente ou quarante ans après les manifestations internationales d’art présentent souvent une majorité d’artistes femmes. Et si dans notre pays le nombre de galeries n’est plus le même, cela s’est professionnalisé, et les institutions ont plus ou moins suivi.
Retour aux deux dernières décennies du vingtième siècle. Marie-Paule Feiereisen et Patricia Lippert, passées toutes deux par Venise, ont conquis de haute lutte leur place sur la scène autochtone. Ah, elles étaient trois, Sonja Roef manque à l’appel du Grund, avec sa peinture qui s’avère une formidable matrice de sensations colorées, lieu d’un continuel et éblouissant spectacle. Dans l’ordre des expositions, c’est elle d’ailleurs la première, dès 1979, à la galerie Charles Munchen, ensuite à la galerie La Cité et à la galerie Beaumont où les trois se retrouvèrent. Avec Carine Kraus et Flora Mar, nous voici au tournant des siècles, et là encore, à chacun d’allonger la liste de ses favorites.
Face à l’exposition de Neimënster, une constatation s’impose de suite, elle n’a rien de surprenant : il n’y en a eu alors que pour la peinture, ou presque. Marie-Paule Feiereisen en explore le potentiel abstrait, l’attrait de la nuance colorée, sa vivacité, y glisse tels éléments géométriques, voire décoratifs. Après, dans les autres salles, l’art tend plus ou moins vers la narration. Avec de l’expressivité, du dramatisme, chez Patricia Lippert, un univers comme plongé dans une atmosphère nocturne, nuits des fois éclairées d’une lumière également secrète ; on fera le rapprochement avec tels contes, telles légendes, tels mythes, dans des tableaux qui véhiculent des sujets lourds de sens, de signification.
Cela s’allège avec Carine Kraus, question de traitement de la toile, de matérialité picturale. Ce qui fait qu’on s’éloigne aussi, quant à notre regard, de quelque chose qui peut tenir d’une empoignade, sans rien perdre toutefois du caractère symbolique ; le moment arrêté sur la toile, fixé comme dans une suspension du temps, en gagne sans doute en universalité. Flora Mar nous éloigne de la peinture, c’est qu’elle emploie d’autres techniques, dans son interrogation de l’identité, de la relation à l’autre, avec une poésie et une acuité plus que certaines dans telle série ; et c’est à elle que l’exposition doit une sculpture, la seule, on dirait une statue de la commandante qui vaudrait en quelque sorte pour l’exposition tout entière.
Ce qui amène peut-être à une considération qui n’avait guère été envisagée. Patricia Lippert, dans ses études à Karlsruhe, s’était penchée sur la question de l’existence ou non d’une esthétique féminine. Le sujet passionnait à l’époque, de même en littérature, et aujourd’hui encore la réponse reste pendante. Notre exposition, en tout cas, de ce point de vue, apporte un éclairage intéressant, combien les approches, les attitudes, de quatre artistes femmes, ont changé, en gros au long d’une vingtaine d’années. Ce n’en est pas le moindre mérite, suscitant un questionnement qui reste fructueux.