Goethe a théorisé les couleurs, Yves Klein a plongé dans la matière d’une seule, le bleu. Picasso, à la fin de sa vie disait : « Tout de même, avant de mourir, je voudrais deviner ce que c’est, la couleur… ». Eugénie Paultre philosophe ainsi sur la fascination que la couleur a exercée sur Picasso, Matisse, Klee, Van Gogh, Kandinsky, dans la petite brochure qui accompagne son exposition Des liens plus que terrestres.
Dans ce titre d’exposition, chaque mot est pesé et discourir ainsi, Eugénie Paultre peut se le permettre parce qu’elle sait de quoi elle parle. Née en 1979 à Paris, où elle vit, Eugénie Paultre a étudié et enseigné la philosophie « pour trouver la vérité de la pensée, la droiture de l’esprit… pour tenter de comprendre les raisons d’un Occident à la dérive ». Et d’ajouter un peu plus loin « pour me discipliner, pour me tranquilliser – mais en vain, les émotions étaient trop fortes ». Réfléchir, théoriser ne lui suffisant pas, elle est restée certes du côté de l’écriture et en plus, ou surtout, elle est passée disciple de la peinture. Mais pas de n’importe laquelle : celle de la couleur pure, qu’elle applique en lignes verticales juxtaposées. Au pastel, à la gouache, à l’acrylique sur des papiers de différents grains, textures et touchers.
C’est cela, exactement, qui a plu à Erna Hecey quand elle a découvert Eugénie Paultre au Mudam, grâce à un dialogue avec Etel Adnan, également écrivante et peintre. La galeriste avait envie d’exposer (accrocher est le mot juste ici) de la peinture au sens classique du terme, dans son appartement-galerie au Limpertsberg. Parce que les murs-cimaises se prêtent à accueillir l’archétype du tableau, et donc les petits formats d’Eugénie Paultre. Mais des grands formats suivront après l’été, résultat d’une résidence dans le très grand espace que Damien Hirst, qui a découvert son travail de petits formats à une exposition à Paris et l’a invitée à pratiquer une gestuelle plus grande. Car Eugénie Paultre ne fait pas un travail d’introspection, en retrait du monde, au contraire.
On retrouve bien là aussi Erna Hecey, l’exigeante (voir d’Land n°28/20) qui, donne ici encore une fois la preuve de sa rigueur intellectuelle et de son attachement à une continuité dans l’histoire de l’art, d’une part à travers le format millénaire du tableau et, comme le dit Eugénie Paultre, « qu’est-ce que peindre depuis toujours sinon utiliser des couleurs et tracer des lignes ? » Durant tout l’été, on pourra donc prendre rendez-vous et aller voir ces lignes juxtaposées, fines, plus larges, qui se succèdent soit de manière harmonieuse ou dissonante, parfois se chevauchent, même si l’exécution est minutieuse et exacte (une règle permet de conduire la main et l’outil couleur).
Voici une immersion dans quelque chose de vivant : le pigment pur, qui donc fixe l’esprit d’Eugénie Paultre, car ce faisant, il se passe quelque chose en-dehors d’elle, entre la couleur et le papier. Une texture plutôt matte pour les pastels sur papier granuleux ou comme absorbée dans la série de gouaches par le papier chiffon, quand l’encadrement a été soigneusement pensé (marie-louise et cadre fin), ensemble avec Erna Hecey, pour mettre en valeur la brillances des acryliques.
Si donc la mise en ordre par le trait vertical est rationnelle (dans l’esprit), l’impact émotionnel par les pigments (sur la rétine) est émotionnel. La discipline qu’Eugénie Paultre s’impose, combinée au lâcher prise face à l’aléatoire du jeu des couleurs aboutit à quelque chose que l’on qualifiera d’un mot galvaudé sinon honni : le beau. Et pourtant : « le beau est ce qui est représenté sans concepts comme l’objet d’une satisfaction universelle ». Qui a dit cela ? Un philosophe : Emmanuel Kant.