Sur une hauteur de Gonderange, enfouie au milieu des champs gris, une vieille grange supportée par des poutres de bois. Bienvenue au royaume de Jean Kesseler qui a racheté la ferme en 1983, l’a recouverte d’un sol en béton et y a installé son garage. Il fait un froid perçant et, après une vingtaine de minutes, on a les pieds gelés : « Si vous travailliez, alors vous vous réchaufferiez. Et ceux qui ne travaillent pas, au moins, ils ne resteront pas trop longtemps. »
On se fraie un chemin à travers un dédale improbable : des carcasses de vieilles Bugatti, une élégante Lotus blanche des années 1960, un lourd camion jaune Georges Richard (série Unic) de 1916, des moteurs Peugeot de l’entre-deux-guerres et des capots de 2 CV (étudiant, Kesseler s’amusait à munir des deuches de moteurs puissants et de transmissions intégrales). Au fin-fond de la grange, des caisses et des étagères dans lesquelles s’empilent de précieuses reliques trempées d’huile : des amortisseurs, des boîtes à vitesse, des freins et autres pièces détachées datant souvent du début du siècle dernier. Parmi le tout, des vieux téléphones Bell en bakélite et des vélos de course vintage.
Jean Kesseler a la soixantaine, porte un pullover en laine et conduit une vieille Citroën CX Break garée dans la boue devant la ferme. Dans le milieu des collectionneurs, il traîne une réputation de génie fou. Il est un garagiste intellectuel. Ce qui l’intéresse, lui, c’est résoudre des problèmes. Chaque restauration, il l’aborde comme une partie d’échecs décalée dans le temps. « Il faut se demander : Les ingénieurs de l’époque, comment ont-ils réfléchi ? Et souvent, ce n’est pas de manière économique. »
Il lui arrive de passer des mois à chercher à comprendre comment, il y a un siècle, avec les moyens de leur époque et leurs traditions nationales, les ingénieurs de chez MG, Citroën, Peugeot ou Bugatti ont pu y arriver et quels étaient leurs secrets de fabrication. « Ce n’est qu’une fois que vous pénétrez leur logique que vous allez trouver le chemin de retour et pouvoir remonter la machine. » Une fois la voiture restaurée, elle cesse de l’intéresser. Le problème est résolu et, souvent, Kesseler décline de prendre l’oldtimer pour un essai sur route, même s’il a pu passer plusieurs mois penché sur sa carrosserie et son moteur.
Il est un individualiste iconoclaste et orgueilleux. On l’imaginerait dans un garage quelque part au fin-fond du Texas, si ce n’était pour les traces d’anti-autoritarisme post-soixante-huitard qu’on décèle chez lui. Kesseler est fier de son autosuffisance, travaille pour son compte et, de préférence, seul (« comme ça, pas besoin d’engueuler quelqu’un d’autre »). « Je suis un Querkapp, dit-il, jamais je n’aurais pu travailler dans un bureau ». Il tient ses distances avec la cinquantaine de clubs d’amateurs d’oldtimers : « Cela ne m’intéresse pas, je ne suis pas un Club-Mënsch. Tout ce que je veux, c’est pouvoir travailler en paix et pouvoir en vivre convenablement. » Il n’aime pas ce qui est en train d’arriver au marché des oldtimers : les fonds qui investissent dans les voitures pour les planquer dans un Freeport en attendant que les prix montent. Les vrais amateurs, ceux qui l’intéressent, ce sont les passionnés, « les fous » comme il les appelle.
Kesseler refuse de masquer les cicatrices sur les carrosseries des voitures que ses clients lui confient : « Je pense qu’il faut laisser son histoire à la voiture, sinon je pourrais aussi directement en construire une nouvelle ». (Ce que, d’ailleurs, il a fait : un prototype d’un roadster, le Kesseler K 1200, qui avec sa couleur verte, ressemble à une grenouille motorisée). Cet après-midi, il est en train de travailler sur une MG d’un rouge flamboyant bâtie en 1970. La voiture appartient à un ami qu’il a connu à l’Arbed. Depuis octobre, les deux restaurent la voiture. Sans sentimentalisme, ils se racontent des histoires de l’usine ; ça parle de corps broyés et de mains déchiquetées.
En hiver 1927, René de Buck, un concessionnaire de Bruxelles, envoie un de ses employés (un certain Van der Strater) chercher une Bugatti Type 38 à la fabrique en Alsace. Il faudra trois jours au chauffeur pour ramener la voiture fournie d’une carrosserie provisoire (à l’époque, le client pouvait choisir sa carrosserie après la livraison) pour faire le chemin de retour à travers les paysages glacés. En 1991, Albert Wetz acheta la voiture. Plus tard, il trouvera la carosserie chez un collectionneur anglais. Il passera deux ans dans le garage de Kesseler à la restaurer.
Albert Wetz était informaticien à la Banque internationale à Luxembourg (BIL). Un métier, dit-il, dans lequel, « tous les six mois, on devait oublier tout ce qu’on avait appris pour tout réapprendre. » Le soir venu, il se détournait des écrans et cherchait refuge dans la mécanique en rafistolant ses motos (des Harley Davidson, des Triumph et des Indian des années 1920) et ses oldtimers (des OM, Bugatti et Alfa Romeo). Sa femme, qui l’accompagne à la plupart des rallyes, dit son admiration devant la passion de son mari. Celui-ci aurait les oldtimers «dans le sang ».
Durant les vacances, Wetz parcourt les foires de Essen à Padova, en passant par Turin, Paris et Mannheim, à la recherche de l’éternelle pièce manquante. Il se veut perfectionniste : « Mon principe, c’est de toujours donner 101 pour cent, dit-il. Je ne laisse rien au hasard. » Sa passion est dévorante, aussi bien financièrement (un oldtimer peut valoir un appartement en ville) et en temps. En 2004, âgé de 54 ans, Wetz décide de partir à la retraite pour se vouer entièrement à son hobby.
La même année, il s’inscrit au Mille Miglia Storica, un des rallyes les plus prestigieux qui relie Brescia à Rome et Rome à Brescia en quatre journées. L’événement est réservé aux modèles qui, entre 1927 et 1957, avaient participé à la course originale. À sa surprise, son inscription est directement acceptée. C’était un peu gênant, car il venait à peine de commencer à rafistoler sa Bugatti avec Jean Kesseler. Les derniers mois avant la compétition, les deux travaillaient donc jusqu’à tard dans la nuit, finissant juste à temps, à une semaine du début de la compétition. Pour tester la voiture, ils la sortirent pour une promenade d’une dizaine de kilomètres sur les routes autour de Gonderange, mais il ne leur restait plus le temps pour rôder la machine. Assis dans la voiture, Kesseler dit à Wetz : « Si le moteur se casse, alors il vaudra mieux que cela arrive en Italie qu’ici entre les champs. »
Conduire une voiture de 1927, n’a pas grand chose à voir avec la routine de rouler en voiture neuve. Non seulement la Bugatti de Wetz n’est-elle pas équipée de ceintures de sécurité, mais, en plus, les freins sont plutôt faibles. Kesseler les compare à ceux d’un vélo : « Franchement, lorsque je vois des clients, qui ont roulé toute leur vie en BMW ou en Mercedes, partir au volant d’un oldtimer, je me fais quelques soucis ».
Sur le parcours de Mille Miglia, on roule à cinquante kilomètres à l’heure au plein milieu des flux du trafic normal (les routes ne sont pas bloquées). Le conducteur doit « toujours anticiper » les trajectoires des autres, guetter les mouvements des roues des voitures devant. Au conducteur de trouver à chaque situation une parade et un plan de sortie, une faille dans laquelle s’imbriquer si le trafic se ralentit. Lorsque, en mai 2004, Albert Wetz (qui, en privé, conduit un Range Rover à boîte automatique) se retrouvait sur la ligne de départ du Mille Miglia à Brescia, accompagné de son coéquipier Kesseler, il était quelque peu nerveux.
Le parcours de 1 760 kilomètres sera crevant. Les journées sont longues – seize heures dans le vacarme et les échappements –, les nuits courtes et les réveils brutaux. Mais Wetz est enthousiasmé, « plein d’adrénaline ». Le public italien borde les rues, applaudit les oldtimers et leurs conducteurs qui défilent. À leur arrivée à Brescia, le banquier et le garagiste luxembourgeois descendent de leur Bugatti. Ils ont les jambes engourdies et ils sont heureux.