Entretien avec Mars Di Bartolomeo (LSAP), ministre de la Santé

Pas d'acquis

d'Lëtzebuerger Land du 10.03.2005

d’Land : Le gouvernement CSV/DP de 1999-2004 avait pour la première fois réuni toutes les compétences ayant trait à la politique en matière de toxicomanies – à l’exception du volet pénal –, au sein du ministère de la Santé, alors dirigé par le ministre libéral Carlo Wagner. Il y a deux semaines, lors d’un débat au parlement, les députés en ont tiré un bilan globalement positif, constatant que 80 pour cent du premier programme d’action triennal avaient été réalisé, que les aides financières aux ONG de prévention et d’aide avaient augmenté de 1,3 à 5,4 millions d’euros en cinq ans, plus de six millions cette année. Quelles sont, selon vous, les urgences aujourd’hui ? Quel fut votre premier constat en arrivant au ministère ?

Mars di Bartolomeo: Je trouve la situation en matière de toxicomanies toujours fortement inquiétante. Certes, beaucoup de choses ont été faites ces dernières années, mais la scène change en permanence, rien n'est jamais acquis. Prenez le niveau de l'offre: les réseaux se muent en permanence, il y a toujours de nouvelles substances qui apparaissent, leur composition chimique se modifie et, du côté des utilisateurs, la moyenne d'âge des primoconsommateurs est en chute libre. Je suis donc à la fois préoccupé par ce que je vois, mais aussi très fortement motivé. Cela ne sert à rien de se voiler la face, le phénomène existe, donc il faut tout faire pour limiter les risques. Nous devons aider les victimes des toxicomanies – car pour moi ce sont des victimes – et les accompagner dans leur parcours, les aider à s'en sortir. Parallèlement, nous devons accentuer davantage encore la prévention primaire, où j'entends parler une langue très claire, sans ambages. Et tout faire pour réduire l'offre…

On peut véritablement parler d'un changement paradigmatique à la fin des années 1990: avant cela le problème était quasiment ignoré des instances publiques et les gens mourraient d'overdose dans des conditions exécrables, dans la rue ou les toilettes publiques. Depuis le seuil alarmant de 2000 – 26 morts par overdose! –, la politique est devenue plus réaliste, l'approche a changé et les associations travaillant sur le terrain ont eu plus de moyens pour leur travail de bas-seuil, pour limiter les risques en distribuant par exemple gratuitement des seringues. En 2003, il n'y a plus eu «que» quatorze morts par overdose et le nombre de personnes enregistrées auprès des services d'aide aux toxicomanies s'est stabilisé aux alentours de 1500. Qu'est-ce qui explique cela selon vous?

Voyez-vous, je compare souvent le domaine des toxicomanies à celui du Sida: dans les deux, il n'y a pas de miracle. Lorsque nous avons commencé à parler du Sida, personne ne se sentait concerné, tout le monde était persuadé que le virus ne pouvait toucher que les homosexuels et les héroïnomanes ; en distribuant des seringues aseptisées, on a déjà réussi à réduire le nombre de nouvelles infections du Sida dans cette population-là. J'en tire donc la conclusion qu'il faut agir de manière très ciblée et limiter un à un les risques liés aux toxicomanies. S'il y a volonté d'agir, s'il y a des actions concertées, il y aura des résultats. Pas de miracles, mais des vies sauvées!

Tout simplement parce que nous voulons avoir une approche plus globale et promouvoir des modes de vie plus sains. Il n'y a pas vraiment de différence entre un alcoolique en stade final et un héroïnomane au même stade: ils sont en passe de mourir sous des conditions affreuses tous les deux. Donc je veux que nous rendions attentif aux risques inhérents à toutes les drogues, légales ou illégales, sans pour autant avoir une approche trop dogmatique.

Bien que les statistiques en matière de consommation de drogues se soient stabilisées ces dernières années au Luxembourg, un nouveau phénomène inquiétant a fait son apparition, c'est la progression du nombre de jeunes consommateurs et la chute de la moyenne d'âge à laquelle les adolescents commencent à consommer, que ce soit l'alcool, les cigarettes ou le cannabis. Est-ce que ce dernier phénomène pourrait être une corrélation de la loi de 2001, depuis laquelle beaucoup de jeunes semblent croire que la consommation de drogues dites douces n'est désormais plus passible de peines de prison – donc, pour eux, légale?

Je ne suis pas disposé à cautionner une recriminalisation du cannabis. Mais je suis pour des conditions claires. En aucun cas nous ne pouvons banaliser la consommation de cannabis, surtout auprès des jeunes. On sait aujourd'hui que le cannabis peut avoir des effets néfastes sur les organismes d'adolescents, donc nous devons faire encore plus de travail de prévention en direction de ce public-cible. Je suis frappé par la nonchalance avec laquelle les jeunes consomment toutes sortes de drogues. D'ailleurs, s'il y a bien un domaine dans lequel je serai intransigeant, c'est dans celui de la protection de la jeunesse: regardez la manière perverse avec laquelle les alcopops, ces mélanges de limonades sucrées et d'alcools blancs qui sont vendus tout prêts et bien frais dans les stations services ou les supermarchés. Pour moi c'est tout simplement scandaleux et je vais tout faire pour l'arrêter.

Comment?  

Je veux faire une loi qui introduise une interdiction pure et simple de la vente d'alcool et de cigarettes aux jeunes en dessous de seize ans, et, parallèlement, augmenter la taxation des alcopops de manière à ce que leur prix devienne prohibitif. Je veux que leur prix soit au moins doublé. Il y a des projets de directives européennes qui vont dans le même sens, mais si l'Europe est trop lente, on le fera en précurseur.

N'y a-t-il pas un risque qu'une telle mesure pourrait être contre-productive – regardez l'exemple des États-Unis sous la prohibition ou encore aujourd'hui, dans les États dans lesquels les adolescents ne peuvent pas acheter d'alcool, ils se font aider par des copains plus âgés qu'eux mais fument et boivent quand même...

Je ne crois pas. Ce qui m'importe, c'est la prise de conscience: ce n'est pas une bagatelle que de vendre de l'alcool à des adolescents, je trouve cela vraiment criminel de la part des fabricants qui visent les jeunes et aussi des commerçants concernés. Quand, adolescent, on buvait de la bière, on avait conscience d'avoir brisé un interdit, mais aujourd'hui, les alcopops s'achètent et se boivent comme de la limonade, alors qu'ils contiennent quand même cinq pour cent d'alcool. C'est le fait de pouvoir se procurer si facilement et de façon si banalisée des alcools forts qui pose le problème de base.

On peut considérer aussi que le fait que des jeunes se lancent dans de réelles beuveries le week-end, fument des pétards jusqu'à en être réduits à un état végétatif ou ne sachent pas passer une soirée en disco sans ecstasy a des explications, que ces pratiques ne sont en fait que des expressions d'un réel mal-être. Selon les chiffres officiels, il y a aujourd'hui 200 jeunes sans abris sur le territoire de la ville de Luxembourg, c'est énorme! Est-ce qu'il ne faudrait pas alors d'abord, ou au moins en parallèle, résoudre ces problèmes sociétaux?  

Je trouve l'évolution de la pauvreté et de l'exclusion sociale très inquiétante aussi. C'est vrai que le phénomène ne concerne pas seulement la Santé, mais demande une approche plus globale, plus intégrée.

Le foyer Abrigado est depuis longtemps à l'étroit dans les containers de la gare et a développé un projet de foyer de nuit et d'urgence pour toxicomanes – qui ne trouvent pas de place au Foyer Ulysse. Les containers de la Nuetseil, érigés dans l'urgence l'année dernière, ne sont que provisoires. Dans le budget d'État pour 2005, un investissement de 1,87 million d'euro est prévu pour construire un foyer définitif. Où en est le projet ?

Nous sommes encore en train de négocier pour trouver un site. Mais ce qui est déjà certain, c'est que nous n'allons pas tout centraliser dans la capitale et que toutes les structures que nous allons établir ici doivent aussi se retrouver dans les autres régions du Grand-Duché.

Le dernier plan d'action en matière de lutte contre les dépendances étant venu à échéance, le gouvernement a adopté un nouveau plan pour les années 2005 à 2009 dans son conseil du 20 décembre dernier. Ce plan se base sur quatre piliers: réduction de la demande, réduction de l'offre, réduction des risques, dommages et nuisances et, en quatrième lieu, la recherche et l'évaluation. Quels en sont les priorités?

Nous voulons pérenniser les structures existantes et augmenter encore les moyens personnels des associations de travail sur le terrain. Durant les dernières années déjà, le nombre de personnel conventionné a été multiplié par 3,5, il y a aujourd'hui 63 personnes qui travaillent à temps plein dans le domaine des dépendances. Nous allons continuer de miser sur la prévention en collaboration avec nos partenaires. Il s'agira d'accompagner efficacement les nouveaux programmes et services en matière de prise en charge des jeunes primoconsommateurs. Nous allons augmenter l'offre de places en désintoxication et en thérapie pour jeunes, ainsi que les places en postthérapie et les projets d'habitations encadrées, les projets d'ateliers thérapeutiques, sans oublier les programmes de substitution, à la méthadone par exemple. Par ailleurs, nous voulons encore améliorer la coordination des différentes instances qui ont trait aux dépendances et avons pour cela relancé le comité de coordination interministériel, regroupant les différents ministères (Santé, Justice, Famille...), mais aussi le Parquet et la police, qui ont un contact direct avec la scène.

La police justement tire ces derniers temps régulièrement la sonnette d'alarme en ce qui concerne l'évolution de la scène des dealers dans le quartier de la gare, estimant que des dealers originaires des pays d'Afrique de l'Ouest, ont repris le marché en main et dictent leur loi – évolution et alarmisme qui ont d'ailleurs provoqué une flambée de racisme. Quelle est votre approche par rapport à cette évolution?

Je plaide avec force pour une approche cohérente. La scène est extrêmement volatile, ces trafiquants vendent de toutes petites quantités, ce qui rend le travail de la police très difficile. Mais il faut prendre le problème très au sérieux. Pour moi, les choses sont claires: un dealer qui détruit des vies humaines mérite d'être puni avec sévérité, la couleur de sa peau ne doit alors jouer aucun rôle. Ce volet de la réduction de l'offre est essentiel dans notre plan d'action.

Votre annonce de vouloir interdire le tabac dans les restaurants a provoqué une vraie vague de passions, les uns applaudissant, d'autres, comme le DP, estimant que c'est une immixtion de l'État dans les affaires privées des citoyens... Des pays comme l'Italie ou l'Irlande ont réalisé de telles mesures depuis quelque temps, sans grands problèmes. Qu'est-ce que vous allez faire concrètement pour y arriver?

Je fais ce que nous avons fixé dans l'accord de coalition: «améliorer la protection des non fumeurs», ni plus ni moins. Nous allons faire une loi qui réforme celle de 1987 sur le tabagisme, dans laquelle nous allons augmenter l'âge minimum pour l'achat de cigarettes et interdire de fumer dans les espaces communs comme les restaurants. En ce qui concerne le domaine du travail, nous sommes en train de voir avec le ministre du Travail, François Biltgen, jusqu'où nous pouvons aller. Mais il est déjà interdit aujourd'hui de fumer dans plein d'endroits, nous allons tout faire pour que cela soit désormais mieux respecté. Nous allons aider les gens qui veulent arrêter de fumer et augmenter les mesures de sevrage. Il y aura en outre un aspect ayant trait à la publicité dans cette loi, pour laquelle je compte déposer le projet au courant du mois d'avril déjà. Ce dont je me réjouis vraiment dans les débats qui ont suivi mon annonce de ce projet, c'est le fait que pour l'opinion publique, l'aspect santé est beaucoup plus important que l'aspect économique. Je considère cela comme un vrai progrès.

 

 

josée hansen
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