Édito

Échouage et flottement

d'Lëtzebuerger Land vom 04.10.2019

L’accident tant redouté s’est produit. Un navire battant pavillon luxembourgeois a coulé. Le drame n’est pas environnemental, comme ont pu le craindre les autorités aux débuts des années 2000, quand s’échouaient l’Erika ou le Ievoli Sun, mais humain. Le ravitailleur pour plateformes offshore, le Bourbon Rhode, a sombré par gros temps à deux mille kilomètres de la Martinique avec quatorze personnes à son bord. À l’heure d’écrire ces lignes, l’armateur français n’a communiqué que sur le sauvetage de trois d’entre elles. Quatre sont décédées. Les sept autres demeurent disparues. « C’est la première fois que ça nous arrive », témoigne, fébrile, le commissaire du gouvernement aux Affaires maritimes Robert Biwer. Voilà onze ans que l’ancien aide de camp du Grand-Duc dirige le pavillon luxembourgeois. Depuis son instauration par la loi du 9 novembre 1990, jamais le registre n’avait connu d’accident mortel. Une attaque de pirates dans le golfe de Cotonou en février 2018 constituait le dernier péril subi par la « flotte » luxembourgeoise (c’était aussi la dernière actualité sur le site internet du Commissariat), mais aucun décès n’était à déplorer.

Le flottement heurte. Le naufrage du Bourbon Rhode est intervenu jeudi 26 septembre. Le communiqué du gouvernement a été envoyé dimanche en début de soirée. Le commissariat aux Affaires maritimes justifie partiellement le délai par « le manque d’informations », « le weekend »… et concède que la communication sur le sujet est délicate. Le ministre de tutelle, celui en charge de l’Économie, Etienne Schneider (LSAP), n’a pas publiquement manifesté d’attention à l’égard des marins concernés, originaires d’Afrique du Sud, de Croatie, des Philippines, de Russie ou d’Ukraine. Pas même dans le communiqué. « Beaucoup de gens à Luxembourg ne comprennent pas » (ce pavillon pour un pays qui n’a pas d’accès à la mer), maugrée le commissaire Biwer. Pas qu’au Luxembourg, lui répond-on. En témoignent les flots de commentaires au bas des articles sur les sites d’informations internationaux. Ils ramènent évidemment à la perception du Luxembourg comme paradis fiscal. Pour quelle autre raison les armateurs s’enquiquineraient-ils à remplir leur paperasse au Grand-Duché ? D’autant plus que les marins officiant sur les vaisseaux luxembourgeois bénéficient du droit social grand-ducal. Cela représente un certain coût.

Le cluster maritime vante d’autres intérêts, dont la position géographique (sans rire), pour attirer les capitaux liés à la mer. Les sociétés du secteur ont des tailles variées. Derrière les géants Jan de Nul (leader mondial du dragage basé ici) et Cobelfret qui emploient plusieurs dizaines de personnes localement, se cache une multitude de sociétés à la substance ténue… très ténue même. À Paperjam, qui titre sur le nombre de navires sous pavillon luxembourgeois (218), Robert Biwer explique que tout est fait « pour éviter les sociétés logées dans les boîtes aux lettres ». Pour bénéficier du pavillon au lion rouge, « il faut qu’un lien substantiel existe entre le propriétaire du bateau et le Luxembourg », dit-il encore. Cela dépend de ce qu’on entend par « substantiel ». La filiale luxembourgeoise de Bourbon exploitait fin 2018 49 navires estampillés roude Léiw, soit 23 pour cent de l’ensemble du pavillon national (en unités). Le groupe a 8 200 employés dans le monde. Le rapport annuel de la filiale locale en recense deux. Le Luxembourg ne figure pas même sur la carte mondiale des entités du groupe Bourbon, une vingtaine, affichée sur son site internet. Et un petit tour par les adresses des gestionnaires maritimes enregistrés localement nous fait penser que le registre a couté un paquet d’étiquettes Keng Reklammen ! w.e.g. au Mouvement écologique.

Pour autant, les entreprises du secteur emploient directement entre 300 et 400 personnes, explique Monsieur Biwer. Puis il y a l’écosystème : les avocats, les assurances (l’encours de l’assurances maritime suivent l’assurance-vie en volume) et les banques. Enfin le Grand-Duché n’apparaît pas sur la liste internationale des pavillons de complaisance. Sa flotte est plutôt jeune et de bonne facture. Cet axe de diversification contre-nature, déjà contesté par une partie de la classe politique à son lancement, bénéficie d’un effet de cliquet. Difficile de revenir dessus quand ces milieux sont concernés. Alors quand ce genre d’accident se produit et que le pavillon a mauvaise presse, le politique détourne le regard et attend que ça passe. On objectera que tout ça manque un peu d’humanité.

Pierre Sorlut
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