À l’occasion du G7 qui s’est tenu à Biarritz fin août, et dont un des thèmes majeurs devait initialement être la lutte contre les inégalités, a été lancée l’initiative B4IG, pour « Business for Inclusive Growth » : 34 multinationales, pesant ensemble quatre millions de salariés et mille milliards de dollars en chiffres d’affaires, ont pris une série d’engagements à caractère social. Parmi elles, des sociétés aussi différentes que Danone, Ikea, JP Morgan Chase, Axa, Henkel, Unilever, BASF ou l’Oréal. « Les membres de la coalition B4IG s’attaqueront aux inégalités persistantes, réduiront les disparités régionales et lutteront contre la discrimination fondée sur le sexe », promettant pêle-mêle d’instaurer des revenus décents (living wages) pour les salariés des entreprises et de leurs fournisseurs, de promouvoir la diversité au sein des instances dirigeantes, de mieux intégrer les réfugiés, de mettre en place des programmes de formation pour adapter les employés aux évolutions du travail, de soutenir financièrement les petites entreprises, etc.
Parrainée par le président français Emmanuel Macron, hôte du G7, la B4IG a reçu le soutien de l’OCDE, dont la responsable des initiatives pour la croissance inclusive, la Mexicaine Gabriela Ramos, rappelle que son organisation « sonne depuis des décennies la sonnette d’alarme concernant l’accroissement des inégalités de revenus et d’opportunités dans les pays de l’OCDE, car elles nuisent non seulement à la cohésion sociale et à la confiance, mais entravent également la croissance en empêchant nos économies de tirer pleinement parti du talent de leurs citoyens et de leurs entreprises ». La responsabilité des multinationales dans la réduction des inégalités est cruciale, car selon Cécile Duflot, d’Oxfam France, « les écarts de salaires dans les grandes entreprises sont de plus en plus vertigineux ». Lancée pour une durée de trois ans, B4IG devrait mobiliser environ un milliard de dollars et recevra également l’appui de grands acteurs philanthropiques comme la Fondation Gates.
Plusieurs autres initiatives du même genre ont vu le jour au cours des derniers mois, avec toujours la volonté de revaloriser le rôle social et environnemental des grandes entreprises. CSR Europe, un réseau d’entreprises très engagées sur cette thématique, a ainsi lancé en juillet un appel intitulé « A New Deal for Europe », qui est ouvert à la signature jusqu’au 30 septembre. 200 grands patrons européens, comme les PDG de Total, Engie, BASF, Solvay ou Sodexo l’ont déjà ratifié, indiquant que « c’est seulement en combinant nos forces qu’il sera possible de lancer de nouveaux business models et d’accélérer la transformation nécessaire pour combattre la crise climatique actuelle ».
Le document sera remis aux membres de la nouvelle Commission européenne qui prendra ses fonctions en novembre et dont la future présidente, Ursula von der Leyen, a d’ailleurs promis un « green deal européen dès les cent premiers jours de son mandat ». Lors du Conseil européen du 20 juin, les chefs d’États de l’UE avaient eux-mêmes fixé parmi les priorités de la nouvelle Commission la construction d’une Europe « neutre pour le climat, verte, équitable et sociale ».
Aux États-Unis, le 19 août, quelques jours avant l’ouverture du G7, 181 grands patrons membres de l’association Business Roundtable (BRT), parmi lesquels les dirigeants d’Apple, Boeing, JP Morgan Chase, Johnson & Johnson, Wal-Mart, American Airlines ou Amazon, ont appelé à donner une nouvelle définition du but d’une entreprise. La création de valeur pour l’actionnaire (shareholder) ne doit plus être l’objectif principal à atteindre : il faut y ajouter la satisfaction des autres parties prenantes (stakeholders) tels que salariés, clients, fournisseurs mais aussi la « communauté » au sens américain du terme ! La nouvelle définition « reflète mieux la manière dont les entreprises peuvent et doivent fonctionner aujourd’hui » selon Alex Gorsky, PDG de Johnson & Johnson, car elle prend en compte les changements à l’œuvre dans la société. Une révolution conceptuelle pour la BRT qui, depuis sa création en 1972, avait toujours insisté sur la primauté des actionnaires dans le partage de la valeur. Mais un revirement prévisible, selon l’institut français Novethic, car la responsabilité sociale et environnementale (RSE) est devenue « l’un des nouveaux mantras des grands patrons, notamment américains ».
Ces différentes initiatives n’ont pas tardé à essuyer une volée de bois vert sur différents aspects. Sur leur principe même, The Economist n’hésite pas à évoquer une « attitude néfaste » malgré les bonnes intentions proclamées. Pour l’hebdomadaire britannique, laisser les patrons définir « ce que la société attend de leurs entreprises […] sans que le peuple ait son mot à dire » ne peut déboucher que sur un « capitalisme collectif inefficace ».
Concernant la B4IG, le montant mobilisé (un milliard de dollars), bien que non négligeable dans l’absolu, est apparu dérisoire par rapport à la « puissance de feu » des 34 adhérents : à peine un millième de leur chiffre d’affaires cumulé !
Aux États-Unis, le World Ressources Institute (WRI), un think-tank spécialisé dans les questions environnementales a déploré que la vision de la BRT s’apparente à celle de la « génération précédente », tellement elle est déjà dépassée. Les experts Kevin Moss et Eliot Metzger rappellent que le lobby patronal a déjà publié il y a dix ans un rapport intitulé « Renforcer notre engagement pour un avenir durable ». Selon eux, plusieurs membres de la BRT communiquent « depuis des décennies » sur leurs engagements envers les différentes parties prenantes et sur leurs réalisations en matière de développement durable. Pour le WRI la nouveauté aurait été, au moins, d’intégrer à la définition un engagement en matière climatique ou la reconnaissance que les ressources dont dépendent les entreprises sont limitées.
Moss et Metzger remarquent par ailleurs que, si les 181 membres de la Business Roundtable ont défini cinq engagements envers tous les stakeholders afin d’offrir un visage plus « inclusif et durable » des entreprises, « chacun des cinq points est soigneusement calibré pour générer des rendements pour les actionnaires ». Les multinationales sont soupçonnées de mener des actions de communication et de prendre des postures dans l’air du temps tout en poursuivant des « objectifs capitalistes » très classiques.
Plusieurs experts dénoncent le comportement réel des entreprises, qui serait bien loin de leurs discours, par exemple sur le statut et la rémunération des salariés, le traitement des fournisseurs ou le respect de l’environnement. « Faites ce que je dis, pas ce que je fais » est une expression qui pourrait s’appliquer à nombre de grands patrons. Deux exemples.
Tandis qu’en tant que membre du comité exécutif de la BRT, Jamie Dimon, CEO de JP Morgan Chase, discutait du montant du « living wage », sa banque versait 8,4 milliards de dividendes à ses actionnaires, se situant ainsi au treizième rang américain en 2018. Lui-même est un des patrons les mieux payés des États-Unis avec 31 millions de dollars gagnés en 2018. En France, le PDG de Danone, qui cultive dans ses déclarations (il vient de s’engager à renoncer à sa retraite-chapeau), ses écrits et jusque dans son look son image de patron social, est quant à lui pointé du doigt pour le traitement de choc qu’il fait subir au groupe, notamment avec le plan Protein (un milliard d’euros d’économies sur trois ans, objectifs ambitieux de rentabilité) et ses conséquences sur les ressources humaines (élagage dans les équipes de direction, pressions sur les salariés pour les contraindre à partir).
Le cas Danone
Le groupe français Danone (100 000 salariés, 200 usines, 25 milliards d’euros de chiffre d’affaires) s’est concentré ces dernières années sur les produits laitiers et d’origine végétale, l’eau minérale et la nutrition spécialisée, domaines où il est un leader mondial après s’être délesté de ses branches épicerie, confiserie, biscuits et brasserie. L’entreprise est aussi connue pour avoir été dès 1972 une pionnière de l’engagement social et en a même fait un élément-clé de son ADN, au point d’avoir été comparée à une ONG !
Danone a joint les actes à la parole en s’orientant vers la santé et l’alimentation saine, en améliorant les conditions de travail et de rémunération de ses salariés (elle est régulièrement classée dans le Top 10 des Best Places to Work en France) et en développant des projets à vocation sociale dans les pays pauvres. Pour les dirigeants de Danone, le social business, puissant facteur d’image, ne doit pas faire oublier la préoccupation du profit avec une optique de moyen terme. Ainsi, contribuer à la solvabilisation des consommateurs pauvres des pays en voie de développement fera d’eux dans quelques années, quand leur pouvoir d’achat augmentera, des clients potentiels du groupe pour des produits à plus forte ajoutée. Charité bien ordonnée commence par soi-même. gc