Vert Lorsque Luc Frieden (CSV) chapeauta à la fois le ministère de la Justice et celui de la Défense, au gouvernement Juncker/Asselborn I à partir de 2004, il lança une campagne agressive contre les consommateurs de drogues douces, notamment de cannabis et de marihuana. On n’a pas oublié cette mise en scène emblématique d’une visite ministérielle « sur le terrain », où les policiers trouvèrent – oh, hasard ! – un sachet de beuh dans un buisson devant lequel passa le cortège. Quatorze ans plus tard, les ressorts de la Justice et de la Sécurité intérieure ont plusieurs fois passé de mains politiques et seront désormais entre celles des écolos. L’accord de coalition promet non seulement la dépénalisation de l’usage récréatif du cannabis, mais même carrément une chaîne de production et de vente, une sorte de « marque nationale » pour fumeurs d’herbe. Le ministre de la Justice Félix Braz (Déi Gréng) aura à en assurer la mise en musique, avec le nouveau ministre de la Santé Etienne Schneider (LSAP). François Bausch, qui se voit attribuer le portefeuille de la Défense et de la Sécurité intérieure, surveillera les conséquences de cette petite révolution sociétale sur le marché noir et le trafic de substances illicites.
Que les Verts aient accepté la responsabilité de l’Armée et de la Police peut étonner, car le parti a ses racines dans le mouvement pacifiste. Mais ce n’est peut-être qu’une conséquence logique de l’évolution du parti au pouvoir, de moins en moins Fundi, de plus en plus Realo. D’ailleurs, la tradition pacifiste était déjà bien loin quand Robert Garcia, alors député écolo, affirma haut et fort ne pas être pacifiste à la Chambre des députés, lors des débats sur les interventions militaires dans les Balkans, en 1993 et en 1998. En 2002 toutefois, François Bausch, alors lui aussi député, s’opposa à une intervention militaire en Irak et condamna, au nom de son parti, toutes les armes chimiques, biologiques et bactériologiques utilisées à l’époque par Saddam Hussein contre son propre peuple. Le programme électoral des Verts parle toujours d’une « politique de la paix et de la sécurité » qui « vise à prévenir les conflits, à protéger les droits de l’homme, à renforcer la justice internationale et la solidarité, la durabilité, la non-violence et le droit international ». Pour mieux prévenir, ils envisagent une meilleure formation des soldats et des investissements en matériel. En tant que ministre du Développement durable et des infrastructures, François Bausch a déjà encaissé le grogne des chauffards qui se sont vus taxer pour leurs excès de vitesse par les radars introduits lors de la législature écoulée, il sait donc que la répression est un terrain délicat. Etienne Schneider lui aurait laissé le ressort de bon cœur, tellement la sécurité intérieure et extérieure sont difficiles, entre le marteau des citoyens demandant qu’on protège à la fois leur sécurité et leurs droits personnels et l’enclume des accords internationaux que le Luxembourg a signés, notamment sa participation à l’Otan, qui lui demandent un certain nombre d’engagements financiers et humains incompressibles. Néanmoins, avoir à surveiller le monopole de la violence de l’État n’est pas une mince reconnaissance pour un parti que beaucoup prenaient pour des « alternaïfs » il y a trente ans encore. Josée Lorsché assurera la présidence du groupe parlementaire des Verts, en remplacement de Viviane Loschetter, qui ne s’est plus présentée aux élections.
Par rapport au gouvernement Bettel/Schneider/Braz I de 2013, les Verts sont les grands gagnants de ce gouvernement, pouvant monnayer leurs trois mandats parlementaires supplémentaires en ressorts au gouvernement : ils en assurent dix en tout, dont trois furent assurés par le LSAP jusqu’ici (Défense, Sécurité intérieure et Énergie) et deux par le DP (Logement et Culture). Ces dix ressorts sont chapeautés par cinq (au lieu de quatre précédemment) membres écolos au gouvernement, dont trois dans la tour du MDDI : François Bausch, qui garde aussi la Mobilité et les Travaux publics, Carole Dieschbourg pour l’Environnement, le Climat et le Développement durable et Claude Turmes, qui passe de secrétaire d’État à ministre pour l’Aménagement du territoire et – son domaine de prédilection au Parlement européen – l’Énergie. Alors que Félix Braz reste ministre de la Justice et se voit attribuer le titre de vice-Premier ministre, la nouvelle ministre des Verts, l’énergique Sam Tanson, aura à assurer le difficile ressort du Logement (voir page 6) et celui, plus gratifiant si elle s’y prend bien, de la Culture (voir page 14).
En 2013, le gouvernement tripartite inattendu avait eu comme conséquence une équipe élargie, des quinze ministres des deux gouvernements Juncker/Asselborn I et II à 18 personnes, soit quinze ministres et trois secrétaires d’État, un pour chaque parti. Cette fois, le nombre de mandataires descend à 17, mais ils sont tous ministres – avec salaire plus conséquent, chauffeur, droit de vote au Conseil et siège réservé à la Chambre. Le DP et le LSAP perdent chacun un membre du gouvernement, à six ministres par parti.
Bleu Des deux grands, le DP, un mandat parlementaire en moins, sort le plus indemne de ce qui ressemble plus à un remaniement ministériel qu’à un véritable nouveau gouvernement. Il remporte quatorze ressorts, dont quatre du LSAP et un nouveau, pour six ministres. Si les quatre mandataires du peloton de tête Xavier Bettel (Premier ministre, Médias et communication, Cultes), Corinne Cahen (Famille et Intégration, Grande région), Pierre Gramegna (Finances) et Claude Meisch (Éducation nationale, Jeunesse, Enseignement supérieur, Recherche, malgré son mauvais score, moins 7 000 voix) gardent leurs ressorts (la Culture en moins pour Xavier Bettel), le parti libéral présidé par Cahen a dû chipoter pour repêcher Marc Hansen, non réélu au Nord. Le très populaire Fernand Etgen, ministre sortant de l’Agriculture et de la Protection des consommateurs, est envoyé à la présidence du Parlement, où il remplacera Mars Di Bartolomeo (LSAP, 66 ans), qui passera la mandature sur les bancs de la majorité parlementaire. Le deuxième élu du Nord, André Bauler, dépassé, avait quitté le dernier gouvernement de son plein gré. Ainsi, Marc Hansen a pu revenir au gouvernement, mais change de ressorts : il reprend les Relations avec le Parlement de Etgen, la Fonction publique des socialistes (Dan Kersch) et assistera Xavier Bettel en tant que ministre délégué à la Réforme administrative et dans le nouveau ministère à la Digitalisation.
Le jeune Lex Delles (*1984), député-maire de Mondorf, qui succéda en 2013 à Maggy Nagel et fut cette année le premier élu du DP à l’Est, entre au gouvernement. Après avoir rejoint la Chambre des députés en 2013 et y avoir présidé la commission de l’Éducation (où il s’est fait très peu remarquer), il hérite de ressorts typiques pour les élus de l’Est (Fernand Boden et Françoise Hetto, CSV, y œuvrèrent) que sont le Tourisme et les Classes moyennes. En son temps comme super-ministre, le socialiste Etienne Schneider les avait intégrés à l’Économie et rêva que cela reste ainsi. Mais il semble qu’avec de tels ressorts maîtrisables, le DP voulait surtout laisser le temps à cet ancien enseignant du fondamental de se faire les dents en politique. Même principe à la fraction : Eugène Berger continuera à en assurer la présidence jusqu’à fin 2020, avant de laisser sa place à Gilles Baum, qui était tombé en disgrâce.
Rouge Les socialistes sont sans conteste le grand perdant, aussi bien des élections législatives (moins trois sièges) que de la formation du gouvernement (treize ressorts, dont deux venant du DP ; six ministres) – et même dans la perception publique, où les querelles internes sont débattues avec passion. L’homme fort de 2013 et Premier ministre de l’ombre Etienne Schneider y a laissé beaucoup de plumes : ayant perdu un mandat à deux au centre et fait lui-même un piètre score comme tête de liste (moins 3 000 voix, à 16 872, moins que le septième du CSV, Paul Galles), il voit son influence dans ce gouvernement massacrée. S’il reste vice-Premier ministre (poste honorifique qu’il se partage désormais avec Félix Braz), le ministère de l’Économie, qu’il garde, certes, est amputé des volets Tourisme et Classes moyennes (qui vont donc au DP) et de l’Énergie (qui va aux Verts). En outre, il échange les deux ressorts de la Force publique et de l’Armée contre celui de la Santé, pour lequel rien ne le qualifie. Mais sa prédécesseure à la Villa Louvigny, Lydia Mutsch, n’a pas été réélue. Que ce soit au congrès ou à la télévision, on voit Schneider lassé, il semble pressé de quitter cette charge ministérielle qui visiblement lui pèse, après sept ans au pouvoir. Son bras de fer avec Nicolas Schmit pour le poste de commissaire européen l’a certainement affaibli davantage. Schneider avait plaidé haut et fort pour une limitation du nombre de mandats ministériels à dix ans, idée rejetée au référendum de 2015 par les électeurs.
Et si le nouvel homme fort du LSAP était Dan Kersch ? L’ancien maire de Mondercange, qui constitua alors, avec quelques syndicalistes, l’aile gauche du parti socialiste, s’est fait une renommée de négociateur impitoyable à partir du ministère de l’Intérieur, avec la fusion des services de secours, la réforme des finances communales ou la séparation de l’Église et de l’État. En plus, il a pacifié les fonctionnaires, classe électorale vitale, en revoyant à la hausse les salaires des stagiaires. Il hérite du ministère du Travail, ressort fondamental pour le LSAP, de Nicolas Schmit, qui a fini par remporter la course au poste de commissaire européen. En guise de bonbon, il a en plus récupéré le ministère très gratifiant des Sports (ah, assister au Tour de France et inaugurer le nouveau stade...) de Romain Schneider, qui garde la Sécurité sociale et reprend l’Agriculture, la Viticulture et le Développement rural du DP. Ce domaine est essentiel dans une région rurale comme l’est la circonscription Nord, dont Schneider est l’élu. Champion toutes catégories aux urnes en octobre (plus de 40 000 voix), le doyen du gouvernement Jean Asselborn (*1949) reste ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration, mais on le dit fatigué de voyager sans cesse. Il est ministre depuis 2004, c’est son quatrième mandat.
Œil au beurre noir Alors que le LSAP a dû se laisser reprocher son masculinisme durant la campagne électorale et qu’aucune de ses candidates s’est faite directement élire en octobre, il était bien forcé de faire entrer des femmes au gouvernement et de remplacer les deux sortantes Lydia Mutsch et Francine Closener au moins par des femmes. Pour ce qui est de Taina Bofferding, les choses furent encore assez évidentes. S’étant classée septième au Sud, derrière Asselborn, Di Bartolomeo, Kersch, Dan Biancalana, Alex Bodry et Georges Engel, elle serait de toutes façons retournée au Parlement. À 36 ans, elle a un background à la fois syndical (elle était fonctionnaire de l’OGBL) et communal (LSAP Esch) et semblait donc prédestinée à venir rajeunir l’équipe des dinosaures du LSAP. Elle hérite le ressort de l’Intérieur de Dan Kersch et celui de l’Égalité des chances de Lydia Mutsch. La nomination d’une deuxième femme fut plus difficile. Le poste aurait dû aller à une femme de l’Est, en remplacement de Nico Schmit, et Tess Burton, députée sortante, semblait prédestinée. De la même génération que Taina Bofferding (elle est née en 1985), elle semblait intéressée par un mandat, mais les ressorts qu’on lui proposa – d’abord la Santé et la Sécurité sociale, puis la Coopération et la Protection des consommateurs – ne lui auraient pas convenu, expliqua le négociateur en chef des socialistes Etienne Schneider ce mercredi à nos confrères de RTL.
Burton, elle, avait avoué au Wort que Dan Kersch avait fait pression sur elle pour lui faire comprendre qu’elle ne serait pas à sa place au gouvernement. Cette notice personnelle a engendré bien des remous au LSAP en amont de son congrès mardi soir, le comité des Jeunesses socialistes de l’Est ayant démissionné en bloc pour protester contre cette éviction d’une des leurs (voir pages 2-3). C’est donc finalement une non-élue, proche conseillère de Dan Kersch au ministère de la Fonction publique et de la Réforme administrative, dont elle assura la coordination générale, qui devient ministre. À cinquante ans, Paulette Lenert, qui a un CV en béton, diplôme de juriste, ancienne avocate et ancienne première juge au Tribunal administratif, aura un portefeuille maîtrisable, la Coopération et la Protection des consommateurs, qui furent tous les deux aux mains du DP.
Rien qu’à voir toujours les mêmes visages depuis des décennies, on se rend compte que le LSAP est sans conteste le parti qui a le plus besoin d’une cure de jouvence dans ses structures décisionnelles ; ce renouveau est promis pour janvier dans les organes internes. À la fraction, Alex Bodry introduira le député-maire de Sassenheim Georges Engel dans les arcanes de la présidence, ce dernier en reprendra la responsabilité en janvier 2020. Car si Alex Bodry (*1958, entré en politique comme ministre en 1989) avait déclaré en juin vis-à-vis de Reporter.lu que le gouvernement Gambia I n’avait plus de grand projet sociétal commun, on cherche en vain les grandes mesures qui le feraient se démarquer d’un gouvernement avec participation du CSV par exemple. La légalisation du cannabis ou la baisse du taux de TVA sur les produits hygiéniques, l’introduction de deux jours de congés supplémentaires ou l’augmentation du salaire social minimum de cent euros par mois font plutôt penser à une politique de symboles plutôt qu’à une vision d’une société plus moderne.