À quelques centaines de mètres des quais de Luxport, les réservoirs blancs de Tanklux. Alors que les premiers tentent de se démener sur un marché où la compétition fait rage, les seconds mènent leurs affaires dans la niche de souveraineté du tourisme à la pompe. La société appartient aux Bollaert, une discrète famille d’origine flamande. Romain Bollaert, le patriarche de la famille, est décédé l’année dernière, à l’âge de 84 ans, dans une banlieue d’Anvers. Depuis sa mort, ses neveux et fils ont repris les affaires familiales qui, outre le site de Mertert, incluent également des réservoirs à Liège, tandis que Lucien Bollaert, le frère de Romain, gère Boco, un fournisseur de mazout établi à Grevenmacher. La famille cherche peu le contact avec les édiles des villages avoisinants de Temmels et de Grevenmacher. (Nos demandes d’interview avec Tanklux sont restées sans réponse.)
On en sait très peu sur Tanklux, qui, en 2013, a fait un bénéfice de quelque 300 000 euros. En 2007, le Conseil de la concurrence avait publié une enquête (non-confidentielle et fortement expurgée) sur Tanklux SA. On y notait que l’approvisionnement se faisait « exclusivement par barges fluviales ». Tanklux charge les péniches à Rotterdam, Anvers, Amsterdam ou Vlissingen et les décharge par un système de pompes dans ses cuves à Mertert. Parmi ses clients comptaient (du moins en 2007) : Kuweit Petrol, Texaco, Total ou encore BP-Aral.
La concession de la famille Bollaert date de 1966 et est aussi ancienne que le port de Mertert. (Elle aurait été renouvelée il y a vingt ans, dit-on dans le milieu pétrolier). La situation n’est pas sans rappeler celle des stations-services le long des autoroutes, dont le terrain est donné en concession par l’État à des groupes pétroliers. Tanklux gère 360 mètres de quais et ses réservoirs ont une capacité de stockage de 62 000 mètres cubes. Sur une année, Tanklux importe quelque 400 000 tonnes de produits pétroliers. À un rythme quotidien, les camions-citernes viennent entamer les cuves de stockage pour en approvisionner stations-service et particuliers.
La demande pour une extension des capacités de Mertert a été soumise par Tanklux en 2002. Depuis, la contestation couve. Dans le dernier épisode, on a pu voir monter au créneau le député-maire Léon Gloden (CSV), peu content que les sept nouveaux réservoirs (faisant doubler la capacité de Tanklux) soient planifiés dans l’arrière-cour de sa commune. L’avocat d’affaires (associé chez Elvinger, Hoss & Prussen) veut organiser une manifestation début mars (« après le carnaval », sous-titrait le Luxemburger Wort) et agite la menace d’un refus du permis de construire. L’affaire pourrait donc trouver une suite devant le tribunal administratif.
Pour le ministre des Infrastructures François Bausch (Déi Gréng), la position de Gloden serait « populiste », motivée par des considérations électoralistes : « Il cherche à se donner une carrure nationale dans la circonscription Est ». Ironie de l’histoire, le ministre vert avance l’argument écologique pour légitimer la construction de réservoirs pétroliers. Car, dit-il, l’option mosellane permettrait de faire dévier l’avalanche de camions-citernes des autoroutes vers les bateaux et le fleuve. (Selon l’estimation de René Winkin, secrétaire général du Groupement pétrolier luxembourgeois, plus de la moitié du pétrole serait importé via la route.) Et à Bausch de sous-entendre, mélangeant au passage Luxport et Tanklux (deux sociétés à l’actionnariat et aux activités bien distinctes) : « Peut-être que Monsieur Gloden ne veut plus de port… Il faut faire attention à ce qu’on fait, sinon on risque de tout perdre. Car sans une extension, le port n’aura pas de perspectives. »
En 1973, le gouvernement avait prescrit aux groupes pétroliers de maintenir à chaque moment un stock de réserve. Ce niveau minimal avait été fixé à 90 livraisons journalières (dont l’équivalent de cinquante jours serait à stocker sur le territoire national). Les groupes pétroliers étaient débordés. L’objectif fixé s’avérait totalement illusoire et personne ne s’y tenait. De toute manière, les réservoirs manquaient, et les quelques-uns qui existaient étaient tous pleins. Au pays des chemins couts, on s’arrangeait à coups de dérogations. Or, ce mois-ci, la Chambre des députés a, bon gré, mal gré, dû transposer une directive européenne de 2009 qui prévoit la création d’une Agence nationale de stockage et de nouvelles règles quant aux stocks minimaux.
Le règlement grand-ducal devrait encore en fixer les détails, notamment la définition du stockage « régional ». À la Commission parlementaire de l’Économie, le ministère avait expliqué qu’ « une négociation ou une certaine flexibilité reste possible ». Or, avait-on ajouté, « le Gouvernement n’entend toutefois pas ridiculiser le concept même du stockage régional par une extension démesurée de cette zone. » Elle devrait finalement avoir un rayon de 230 kilomètres et, surtout, englober Anvers. (Actuellement, le gros du pétrole distribué au Luxembourg provient des dépôts pétroliers de Total à Feluy, relié via pipeline à une raffinerie à Anvers, ainsi que de Liège, dont le port est connecté à Anvers par le Canal Albert.) Environ huit jours de stocks seront à garder sur le territoire luxembourgeois. Les nouveaux seuils seront donc moins ambitieux, mais leur application sera d’autant plus sévère. « Il n’y aura plus d’excuses », prévient René Winkin.
La loi devrait donner un boost au business de Tanklux, pour l’instant seul indépendant sur le marché de la location des espaces de stockage pétrolier. De nombreux groupes pétroliers sont directement propriétaires de leurs réserves (qu’elles peuvent également sous-louer) : Texaco s’est établi à Cessange, tandis que Esso, Q8 et Shell ont élu domicile à Bertrange. Or, les autorisations pour ces dépôts arrivent à échéance entre 2012 et 2019. Ils devraient être remplacés par de nouveaux sites à Bascharage, à Luxembourg-Ouest, ainsi que par l’extension du site de Mertert géré par Tanklux.
Dans les milieux pétroliers, on se souvient du septembre 2000, lorsque, en France, les routiers, agriculteurs, ambulanciers et chauffeurs de taxis avaient bloqué une centaine de raffineries et de dépôts. Prises d’assaut par les Lorrains, les stations-service luxembourgeoises avaient frôlé de très près la rupture de stock. Il restait des réserves pour une journée et demie, « dann wäre Schluss gewesen », disait, dans une interview en 2006, le ministre de l’Économie Jeannot Krecké (LSAP). En décembre 2010, autre coup d’effroi : la Moselle inondée, les autoroutes belges fermées et la SNCB en grève, le pétrole venait de nouveau à manquer.
Longtemps, ce cauchemar des groupes pétroliers a été neutralisé par la peur des politiciens d’une mobilisation de riverains. Un équilibre de la terreur : Vendre des millions de tonnes de pétrole aux touristes à la pompe, sans se retrouver avec des stocks de fluides hyper-inflammable dans son backyard. Suivant le credo : le beurre, l’argent du beurre et le sourire du frontalier.