10 000 milliards d’euros, soit davantage que le total des PIB de l’Allemagne, du Royaume-Uni et de la France. C’est le montant des avoirs détenus à l’étranger, sur quelque 84 millions de comptes bancaires, par les résidents d’une centaine de pays, selon un rapport de l’OCDE publié le 30 juin. C’est un doublement par rapport à 2018, première année des échanges automatiques qui avaient déjà boosté la découverte de comptes offshore et qui s’explique autant, selon l’OCDE, par l’élargissement du champ des renseignements échangés (soldes, intérêts, dividendes, produits de cession d’actifs…) que par l’intensification des relations bilatérales, les 97 pays qui participent au dispositif transmettant leurs informations à un nombre toujours croissant de partenaires.
Ces sommes, détenues par des personnes physiques ou par des entités juridiques telles que des fiducies ou des fondations, ne sont pas toutes dissimulées au fisc des pays de résidence : mais à partir des informations obtenues de leurs homologues étrangères, les administrations fiscales pourront vérifier si elles ont bien été déclarées, ou si, au contraire, elles ont été soustraites aux impôts du pays de résidence pour les raisons les plus variées. Depuis que le G20 a décrété la fin du secret bancaire en 2009, les 161 pays et juridictions membres du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements, créé dès 2000 sous l’égide de l’OCDE, ont intensifié leur coopération fiscale, d’abord par l’échange de renseignements sur demande, puis par l’échange automatique à partir de 2018 selon la « Norme commune de déclaration » (Common Reporting Standard).
Mais l’OCDE note que si les échanges automatiques ont totalement changé la donne, « les retombées se sont manifestées avant même leur début ». Une étude publiée en novembre 2019 a montré que de 2008 à 2018 le montant des dépôts bancaires détenus par des entités étrangères (personnes physiques ou morales) dans les centres financiers offshore a diminué de 24 pour cent, soit 410 milliards de dollars. Ces sommes, dont on peut penser qu’une part importante n’était pas déclarée, ont été rapatriées par leurs propriétaires. Un reflux marquant une nette rupture par rapport à la décennie précédente.
Ces chiffres réjouiront l’économiste français Gabriel Zucman, professeur associé à l’université de Californie à Berkeley, qui vient de publier avec son collègue Emmanuel Saez Le triomphe de l’injustice : richesse, évasion fiscale et démocratie. Il avait calculé dès 2017 que les particuliers détenaient 8 700 milliards d’euros d’avoirs non-déclarés dans les paradis fiscaux. Proche de l’incontournable Thomas Piketty, il ne se satisfait cependant pas de l’échange automatique des données bancaires : il plaide notamment pour sanctionner de manière sévère les paradis fiscaux, et propose d’ériger une sorte de cadastre financier mondial, qui recenserait la détention d’avoirs de toute nature. En mettant fin au secret bancaire, dans des conditions très critiquées par les avocats fiscalistes au nom de la protection des données de leurs clients, le dispositif fait à l’évidence reculer la fraude et contribue à l’augmentation des recettes fiscales des pays de résidence. Reste à savoir de combien. Il est difficile de connaître les montants des recouvrements découlant directement des échanges d’informations concernant les particuliers. Ils sont généralement noyés dans la masse des résultats des contrôles fiscaux sur les ménages et les sociétés.
Les auteurs du document OCDE du 30 juin écrivent que « les programmes de déclaration volontaire, les enquêtes fiscales et les initiatives analogues engagées avant le début de l’échange automatique en 2017 et depuis lors, ont déjà permis d’identifier plus de cent milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires au niveau mondial ». Ce montant, rapporté à un stock de comptes offshore totalisant 10 000 milliards d’euros, représente un taux dérisoire de seulement un pour cent. Mais ce stock comprend aussi des comptes régulièrement ouverts et d’autre part, en considérant les délais de recouvrement, les encaissements s’appuient sur des soldes antérieurs à ceux dévoilés en 2019, et nettement inférieurs. Plus précises sont les données fournies par certains pays comme la France, où a existé de 2013 à 2017 une « cellule de dégrisement » (de son vrai nom Service de traitement des déclarations rectificatives) permettant à des détenteurs de comptes cachés à l’étranger de régulariser leur situation moyennant la « bienveillance » des autorités, c’est-à-dire des pénalités allégées. Sur la période, les 35,1 milliards d’euros d’avoirs extérieurs révélés (dans 36 700 dossiers) ont généré 7,8 milliards de redressements soit un taux d’imposition de 22,2 pour cent ! En revanche on ne connaît pas à ce jour l’impact des échanges automatiques. Les sommes à payer sont importantes rapportées à des cas individuels, mais le nombre de personnes concernées étant assez faible, elles sont très modestes au regard des besoins des Trésors publics surtout dans une période où le soutien de l’activité économique creuse les déficits et la dette. Du coup les redressements fiscaux ont plutôt une valeur symbolique, comme arme de dissuasion.
Le dispositif connaît d’autres limites. En 2019, 97 États ont participé aux échanges d’informations, c’est seulement un de plus que l’année précédente. Cela signifie également que parmi les membres du Forum, 64 n’ont pas joué le jeu. Une des raisons tient au fait que dans de nombreux pays en voie de développement les données que font remonter les banques aux administrations fiscales locales ne sont pas suffisamment sécurisées. S’ils veulent participer aux échanges et récupérer l’argent de la fraude, ces pays ont l’obligation d’investir dans des systèmes inviolables mais très coûteux. Cet argument est également soulevé par certains paradis fiscaux, toujours très actifs, pour retarder le moment où la branche sur laquelle ils sont assis sera sciée. Du côté des grands pays il semble exister « une concurrence fiscale et sociale qui nuit à la coopération » entre États, selon le syndicat français des finances publiques. Ainsi les États-Unis ne font pas partie du dispositif. S’ils exigent de connaître l’identité des citoyens américains qui ont des comptes à l’étranger, ils refusent d’informer les autres États de l’existence de comptes de leurs ressortissants aux États-Unis, ce qui ouvre une brèche dans le système. Au sein même de l’UE existent « des intérêts antagonistes » par exemple avec l’Irlande. Il est difficile de prévoir comment vont évoluer les chiffres sur le nombre de comptes détenus à l’étranger et sur les avoirs financiers qu’ils recèlent. Leur augmentation repose dans une large mesure sur la participation de davantage de pays et juridictions. Quant aux « milliards de recettes fiscales supplémentaires », promis par Angel Gurria, le secrétaire général de l’OCDE, leur récupération dépend surtout des ressources mises en œuvre pour analyser les données issues des échanges automatiques et pour collecter les impôts et les taxes non-perçus. En dehors des pays les plus développés, ces moyens sont faibles ou peu efficaces, ce qui donne encore un peu d’espoir aux fraudeurs.