Une coalition internationale d’experts milite pour une réforme de la fiscalité des multinationales et une taxation accrue des gros patrimoines à l’échelle mondiale. Alors que la pandémie du coronavirus a « mis les inégalités à nu », ils avancent des propositions portées par des économistes de renom comme Joseph Stiglitz ou Thomas Piketty. En Europe, ils appellent à démanteler « l’axe de l’évasion fiscale » dans lequel le Luxembourg figure en bonne place.
Les inégalités augmentent car les impôts baissent. L’équation est-elle aussi simple que cela ? En grande partie oui, répondent des ONG et économistes chevronnés pour qui l’évasion fiscale est l’une des principales causes de la progression des inégalités dans le monde. Depuis l’an dernier, ils mettent en garde contre la « réforme de la fiscalité internationale des entreprises à l’ère numérique », négociée sous l’égide de l’OCDE. En l’état actuel des débats, affirment-ils, les multinationales pourront continuer à transférer leurs bénéfices « où bon leur semble » afin d’échapper à l’impôt au détriment des populations les plus vulnérables et des pays en développement. Cette réforme est taillée sur mesure par et pour les pays riches, avancent-ils encore.
La crise du coronavirus rend plus urgente une réforme équitable car « la pandémie a mis les inégalités à nu », certifie Daniel Bertossa, secrétaire général adjoint de Public services international (PSI), une fédération mondiale de syndicats de fonctionnaires. En trois mois, indique le FMI, les pouvoirs publics ont débloqué quelque 9 000 milliards de dollars d’aides d’urgence pour soutenir la santé, l’emploi et les entreprises. Reste à savoir qui règlera la facture alors que des centaines de millions de salariés se voient menacés de perdre leur emploi dans les mois et années à venir ?
« Nous espérons tous que cette crise mettra fin à la course au moins-disant fiscal engagée depuis quarante ans », dit Wayne Swan, ministre australien des Finances de 2007 à 2013. « L’évasion fiscale massive des multinationales a miné les budgets publics et empêché les gouvernements d’agir efficacement face à la crise sanitaire, poursuit l’ancien ministre travailliste. Cette pandémie a montré combien il est stupide de tailler dans les dépenses de santé ou de formation. » « Autant que le coronavirus, c’est le virus idéologique du néolibéralisme qui est responsable des pertes humaines », renchérit Rosa Pavanelli, secrétaire générale de PSI.
Ces accusations sont récurrentes. Mais que fait-on une fois le constat posé ? En 2008, le slogan « On ne paiera pas pour votre crise ! » n’a débouché sur aucune alternative solide, à même de contrer les ravages de l’austérité néolibérale. En l’espace de trois ans, entre 2007 et 2009, les recettes fiscales mondiales avaient chuté de 11,5% sous l’effet de la récession. Aujourd’hui, le FMI évalue à 500 milliards de dollars les pertes annuelles occasionnés aux budgets nationaux par l’évasion fiscale.
Mais la crise de 2020 n’est pas celle de 2008 et elles ne diffèrent pas uniquement par leur nature. La majorité des gouvernements a décrété le confinement dans un climat de bouillonnement social et politique touchant de nombreux pays sur la planète. En Europe, ces dernières semaines, la question de la justice fiscale a d’abord émergé dans les pays où les systèmes de santé sont les plus fragilisés par des décennies de coupes budgétaires. En France, en Espagne et en Italie, la corrélation entre baisse des recettes fiscales et naufrage de l’hôpital public face à la pandémie est devenue flagrante. Depuis 2008, des économistes ont également élaboré des alternatives au modèle néolibéral dominant, en y intégrant les impératifs climatiques, environnementaux et sociaux. Autant de motifs de mécontentement mais aussi d’idées dont la contestation sociale se fait le relais. Et renforce la sensibilité de l’opinion publique mondiale à la problématique fiscale, déjà aiguisée par une succession de scandales comme Luxleaks ou Panama Papers.
Le terrain semble donc favorable aux quatre organisations à l’initiative de la conférence du 28 mai évoquée plus haut. Ce jour-là, Oxfam, Financial Transparency Coalition, PSI et la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des sociétés (ICRICT) avaient réuni des économistes, des fiscalistes, des universitaires et des hauts fonctionnaires de tous les continents pour débattre publiquement de fiscalité internationale.
Deux semaines plus tard, le 15 juin, les mêmes organisations sont revenues à charge pour présenter, toujours par visioconférence, un rapport élaboré par l’ICRICT intitulé Pandémie mondiale, reprise économique et fiscalité internationale. L’événement a été largement relaté dans la presse internationale car il réunissait des économistes renommés comme l’Américain Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie 2001, ou le Français Thomas Piketty, auteur du bestseller mondial Le Capital au XXIe siècle. Les deux économistes ont pour référence commune la politique mise en œuvre par Roosevelt aux États-Unis dans les années trente. Tous deux ont insisté sur le caractère « immoral » de l’évasion fiscale.
Ils ont surtout formulé cinq propositions pour « mettre fin à l’ère des paradis fiscaux et à la course au moins-disant en matière d’imposition des sociétés ». Ils demandent aux gouvernements de coopérer pour s’accorder sur un taux minimal de 25 pour cent d’imposition des entreprises afin d’arrêter l’érosion de l’assiette fiscale. Ils plaident en faveur d’impôts plus progressifs pour stimuler les PME et favoriser la taxation du patrimoine offshore des actionnaires. Ils demandent aussi une imposition plus lourde « des entreprises en position d’oligopole », à l’exemple de l’industrie pharmaceutique ou du « Big Data », deux secteurs dont les profits explosent à la faveur de la crise sanitaire.
Enfin, l’ICRICT exige « la publication des rapports pays par pays pour toutes les sociétés bénéficiant d’un soutien de l’État ». Cette dernière proposition vise à éviter que l’argent public n’aille grossir les comptes des multinationales et de leurs actionnaires dans les paradis fiscaux. À terme, elle pourrait bien jeter une lumière crue sur le Luxembourg. La polémique a commencé pendant le confinement quand le Danemark, la France, la Pologne et l’Ecosse ont annoncé qu’ils n’accorderont pas d’aide publique aux entreprises possédant des filiales dans des paradis fiscaux. Mais les listes des paradis fiscaux auxquels ils se réfèrent ne comprennent que des juridictions lointaines d’où les multinationales européennes sont souvent absentes.
Des esprits grincheux ont dès lors rappelé que cinquante pour cent de l’évasion fiscale au sein de l’UE s’opère via des paradis fiscaux situés en son sein. La controverse a attiré l’attention de médias européens qui ont renvoyé le Luxembourg à sa réputation de paradis fiscal. Cela a duré l’espace de quelques jours, mais le sujet pourrait vite resurgir sur la table.
Qu’en est-il vraiment alors que, depuis Luxleaks, le gouvernement s’efforce de blanchir l’image du pays ? Officiellement, les avantages fiscaux accordés aux multinationales appartiennent au passé. Et en matière de régulation, « le Luxembourg joue volontiers au first mover sur la scène internationale », dit un député de l’opposition. L’image semble trop parfaite pour coller tout à fait à la réalité. Certes, l’administration fiscale n’accorde plus de tax rulings à tour de bras, la pratique est éventée et devenue trop grossière. Mais le pays demeure un havre fiscal pour les grands groupes selon un récent rapport sur l’évasion fiscale des multinationales américaines en Europe et les critiques acerbes que l’Union européenne vient d’adresser au Luxembourg.
Le 28 avril, en plein confinement, l’ONG Tax Justice Network publiait une étude intitulée L’axe de l’évasion fiscale révélant que les multinationales américaines déclarent l’essentiel de leurs bénéfices européens dans quatre pays. Leur préférence va au Grand-Duché où elles ne sont imposées en moyenne qu’à hauteur de 0,7 pour cent ! Les trois autres membres de « l’axe » sont les Pays-Bas, la Suisse et le Royaume-Uni. En 2018, les groupes américains y ont déclaré 271 milliards de dollars de profits contre seulement 102 milliards dans le reste de l’Europe. Résultat : elles ont économisé 27,6 milliards de dollars d’impôts au détriment des pays européens, dont onze milliards sur le dos des seuls fiscs français et allemands. S’appuyant sur des statistiques et bilans officiels, l’étude fourmille de chiffres marquants parmi lesquels le profit moyen réalisé par chaque employé. Alors qu’un salarié de ces multinationales américaines rapporte en moyenne 66 000 dollars en Europe, ce chiffre grimpe à 575 000 dollars aux Pays-Bas et à… 8,8 millions de dollars au Luxembourg, un record. Ce résultat n’illustre pas les performances exceptionnelles d’employés surdoués mais l’implantation quasi factice de ces groupes à travers des sociétés écrans dont la taille et l’activité sont sans mesure avec les profits déclarés.
C’est aussi l’un des reproches que le Conseil européen adresse au Grand-Duché dans ses recommandations rendues publiques fin mai dans le cadre du « semestre européen » : « La majorité des investissements directs étrangers est détenue par des entités à vocation spéciale », autrement dit des sociétés boîtes-aux-lettres, rapporte le document. Le Conseil ne cite aucun chiffre à l’appui de son assertion, mais les données d’Eurostat indiquent qu’en 2018, ces filiales sans réelle activité ont drainé 92,8 pour cent des investissements étrangers au Luxembourg. À titre de comparaison avec les pays voisins du Grand-Duché, leur part était de 2,5 pour cent en Belgique et de zéro pour cent en Allemagne et en France.
Citant « l’absence de retenues à la source sur les paiements de redevances et d’intérêts versés à l’étranger », le Conseil européen déduit que « le niveau élevé des paiements de dividendes, d’intérêts et de redevances en pourcentage du PIB suggère que les règles fiscales luxembourgeoises sont utilisées par les entreprises qui pratiquent une planification fiscale agressive ». Bien qu’ampoulées, ces remarques sont sans équivoque et ne varient pas d’une année à l’autre. À rebours du récit national vendu par le gouvernement et les professionnels de la place financière, présentant un pays drapé dans une vertu fiscale grandissante.
Pour Thomas Piketty, il faut saluer sur le principe l’initiative des pays européens s’interdisant d’aider les groupes présents dans des paradis fiscaux. Quand bien même leurs listes excluent les juridictions européennes fiscalement accommodantes. Il juge néanmoins « qu’il faut établir des limites quand des pays européens vont au-delà de ce qui est acceptable ». Comment ? « Si la France, l’Allemagne et l’Italie adoptent des règles fiscales plus justes, les autres pays n’auront pas d’autre choix que de les suivre. Et il faudra sanctionner ceux qui ne jouent pas le jeu. » Ce qui reviendrait à passer outre la règle de l’unanimité en vigueur au sein de l’Union européenne sur les questions fiscales.
Dans les faits, cette idée a de bonnes chances de rester à l’état de vœu pieux pendant encore un certain temps. En Allemagne et Italie, les milieux d’affaires ne sont pas prêts à renoncer aux avantages fiscaux du Luxembourg ou des Pays-Bas. Quant à la France, Emmanuel Macron a assuré qu’il ne rétablira ni l’impôt sur la fortune qu’il a supprimé en 2017, ni ne renoncera à la flat tax qu’il a instauré sur les revenus du capital en 2018. Des hausses d’impôts qui viendraient frapper les « premiers de cordée » ne sont pas dans l’air du temps.
« Rien ne nous garantit que la tendance à la baisse des taxes ne se poursuive pas. Ce fut le cas après la crise de 2008 où toute une série de nouvelles baisses d’impôts ont été adoptées », a déploré Wayne Swan, l’ancien ministre australien des Finances, lors de la conférence du 28 mai. Il a encore émis un autre regret : « Ces quarante dernières années, les sociaux-démocrates ont échoué, nous n’avons pas su imposer l’idée d’une taxation progressive des revenus. »
Au registre de l’amertume, Rosa Pavanelli, du syndicat des services publics, a rappelé que « depuis le début de la pandémie, plus de 100 000 soignants ont été infectés et des milliers en sont morts ». En tout début de cette même conférence, Susana Ruiz, d’Oxfam, avait lancé : « Face à cette situation, il est raisonnable d’être radical. » Assurément.