Le syndicalisme est parfois considéré comme un sujet rébarbatif et un peu ringard. Un livre sur le modèle syndical luxembourgeois qui vient de paraître aux Presses universitaires de Rennes1 prouve le contraire. Son auteur, Adrien Thomas, ancien journaliste, est un chercheur en science politique et un sociologue. Il décortique les concepts et pénètre dans le tissu social à coup d’interviews croisées.
Adrien Thomas commence par le bilan des quarante dernières années, qui constituent pour le syndicalisme luxembourgeois une véritable marche triomphale. L’OGB-L à lui tout seul a réussi à tripler le nombre de ses adhérents, passant de 20 000 à 67 000 membres. Il a survécu au déclin de la sidérurgie, aux vagues migratoires et aux défis de la globalisation et de la dérégulation. C’est aussi le cas pour le LCGB et la CGFP, ensemble ils atteignent un taux de syndicalisation de 37 pour cent, une moyenne qui inclut les secteurs restés hors d’atteinte comme les PME et l’hôtellerie et restauration et qui dépasse le taux de syndicalisation de la plupart des pays européens.
Le succès du syndicalisme luxembourgeois a valeur d’exemple. Il peut servir de laboratoire pour étudier les effets de la mondialisation et les moyens d’y faire face. Le syndicalisme a réussi là où les partis ont échoué, s’accrochant à un électorat indigène et à des structures de clientélisme de plus en plus fragilisées.
Le titre que Thomas a donné à son opuscule contient pourtant un doute. Frontières de la solidarité ? Les syndicats luxembourgeois ont triomphé des frontières extérieures, étendant leur emprise sur le secteur tertiaire, organisant une immigration portugaise dépourvue de toute tradition syndicale et intégrant les frontaliers, mais les frontières ethniques risquent de se reproduire sous forme de différences de cultures syndicales et de clivages organisationnels. L’OGB-L et le LCGB seraient donc des géants aux pieds d’argile, laissant apparaître des fissures, des lignes de fraction, dont rien ne garantit qu’ils résistent toujours au choc et à la tempête ?
Si les syndicats ont réussi à attirer les immigrés d’abord et les frontaliers ensuite, c’est d’abord et avant tout par une offre de services diversifiée. Grâce à des permanences réparties sur tout le territoire et dans les villes frontalières ils ont su se rendre indispensables, conseillant les salariés venus d’autres pays sur tous les problèmes quotidiens qui se posaient à eux, questions de pensions, de salaires, de contrats, de licenciements, mais aussi questions d’impôts, de transports, d’école, de santé.
Si cette activité de services a été appréciée c’est que les syndicats ont vite compris qu’il fallait recruter des permanents syndicaux dans les milieux visés, italiens, portugais, français, belges, en symbiose avec les structures associatives de l’immigration et s’appuyant sur les échanges avec les syndicats des pays concernés. Ils se sont appuyés ensuite sur la législation européenne, notamment les dispositions sur la libre circulation et la non-discrimination. Ils se sont faits interprètes et diplomates.
L’attitude envers la construction européenne a été pourtant moins euphorique et plus ambivalente qu’il pourrait paraître au premier regard. Les syndicats ont fait l’expérience concrète de l’ambivalence du marché européen. Si la libre circulation a permis l’immigration, le travail sur le terrain a révélé non seulement les innombrables différences législatives et réglementaires, mais aussi le caractère fondamentalement contradictoire et concurrentiel de ce marché ouvert et sans limites. Les syndicats ont encore applaudi à la rédaction du Traité constitutionnel, pour ensuite se lancer dans la bataille contre le dumping social et la directive Bolkestein.
Adrien Thomas met en évidence le caractère unilatéral, utilitaire et individualisant de ce syndicalisme de services. L’assistance syndicale ressemble un peu au service de dépannage de l’Automobile club, elle permet à l’assuré de savoir qu’il peut compter sur l’assurance respectivement sur le syndicat s’il tombe en panne, elle le rassure mais elle ne crée pas la réciprocité de la solidarité. Comment faire d’usagers de prestations syndicales des militants d’un syndicalisme capables d’engager une lutte syndicale afin de transformer le rapport des forces et imposer de nouvelles normes juridiques, donc prêts à prendre des risques ?
Cet afflux de membres d’origine étrangère s’est heurté à des obstacles internes liés à la structure duale des organisations syndicales. Les membres sont représentés d’un côté au niveau de leur entreprise et de leur secteur d’activité, de l’autre au niveau de leur lieu d’habitation. L’activité des sections locales s’est souvent réduite à un repas annuel en présence d’un représentant de la centrale. Le présence de nouveaux membres n’y est pas toujours vue de façon positive, surtout si ceux-ci demandent à ce qu’on traduise pour eux ce qui vient d’être dit et s’ils énervent en plus l’auditoire par des questions. Ceux qui viennent manger leur tartine au jambon se connaissent et se méfient de ces trouble-fête. Le caractère multiculturel du recrutement se heurte aux structures conviviales locales.
Ce barrage interne explique les retards du LCGB à s’implanter dans la communauté portugaise pourtant très majoritairement catholique. Les sections locales du LCGB ressemblaient à des réunions paroissiales attachées à leurs traditions, de même que les sections locales de l’OGB-L se composaient souvent des notables locaux du parti socialiste. Le moyen pour contourner ce blocage, ce fut la création de structures nouvelles, pour les immigrés et pour les frontaliers. Pour les syndicalistes concernés, il reste le sentiment un peu amer d’être ainsi mis à l’écart, dans une structure vide, un ghetto d’étrangers.
Adrien Thomas reste un peu laconique quant à l’intégration des étrangers au niveau de l’autre structure du syndicalisme, le niveau des délégations d’entreprises, des fédérations professionnelles et des chambres professionnelles. À côté de la prestation de services et des réunions locales, il y a ce rouage essentiel de la machine syndicale constitué par la représentation du personnel au sein de l’entreprise et la négociation de conventions collectives. Si les syndicats se sont investis avec tant d’énergie dans le recrutement des non-Luxembourgeois, c’est avant tout pour garder leur représentativité au niveau de l’entreprise et donc leur pouvoir de négociation. C’est au niveau de l’entreprise que le brassage des cultures doit se faire et qu’un nouveau pouvoir syndical peut naître, capable de changer les normes et les rapports de force.
Nous apprenons trop peu sur ce qui se passe sur les chantiers et pendant les pauses-café des banques, dans le contact quotidien avec le patron ou avec ce qui en tient lieu. Le travail d’Adrien Thomas, qui est d’une clarté exemplaire, aboutit finalement à des conclusions plutôt pessimistes sur la persistance des cultures syndicales nationales et une cohabitation uniquement extérieure au sein d’un seul syndicat. Thomas oppose une culture syndicale luxembourgeoise ou allemande à une culture syndicale française ou belge, l’une privilégiant la négociation et la recherche du consensus et l’autre le conflit et la mobilisation.
Les syndicalistes luxembourgeois ont souvent épousé le point de vue du site industriel aux dépens de la solidarité internationale, comme lors de la crise du site de Rodange-Athus en 1976, quand le dirigeant syndical luxembourgeois s’est installé dans le bureau de direction du côté luxembourgeois pour défendre l’usine de Rodange contre les assauts des syndicalistes belges du site d’Athus. Avec le résultat à long terme qu’aujourd’hui, il ne reste plus ni Rodange ni Athus, mais des rancœurs et les méfiances.
Ce néo-corporatisme est consubstantiel au syndicalisme. Les syndicats se sont construits sur le socle des corporations d’Ancien Régime par la volonté des personnes qui exerçaient le même métier et défendaient les mêmes acquis de se protéger. Ceux qui se ressemblaient s’assemblaient. Ces tendances ethnocentriques étaient renforcées au Luxembourg par la situation de monopole des industries exportatrices et l’absence de marché intérieur. Pour la sidérurgie luxembourgeoise, il devenait essentiel de pouvoir s’adapter aux fluctuations du marché international en disposant d’une soupape de sécurité, les travailleurs étrangers qu’on pouvait renvoyer en cas de crise. Le courant majoritaire des syndicats avec les frères Krier s’est adapté à cette situation en excluant les étrangers du droit de vote des institutions sociales et en optant pour la priorité nationale. Le prétendu modèle luxembourgeois et la Tripartite patronat-syndicats-gouvernement de 1976 constituèrent l’apothéose en même temps que le chant de cygne de cette tradition syndicale2.
Le livre d’Adrien Thomas a le grand avantage de poser ces questions avec lucidité. Le modèle national est mort. Les syndicalistes luxembourgeois l’ont compris au plus tard avec l’affaire de l’entreprise Villeroy & Boch qui « a fermé au Luxembourg et qui continue de produire à Mettlach, un dossier sur lequel on ne s’est pas couvert de gloire », selon un syndicaliste. Venus manifester dans l’usine allemande, les salariés de l’usine luxembourgeoise « parcourent les ateliers de production, drapeaux déployés et mégaphone allumé, sans que les ouvriers allemands ne cessent le travail ». Le syndicaliste s’interroge : « Là on se dit qu’il faut encore développer des trucs pour limiter la capacité de chantage. »