Ce serait enfoncer une porte déjà bien grande ouverte de dire qu’il n’est pas facile de s’attaquer à Marguerite Duras, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’une de ses pièces les plus emblématiques, entrée depuis 2012 au répertoire de la Comédie française... Savannah Bay promet l’histoire d’une rencontre, celle d’une comédienne au crépuscule de sa vie, dont le statut sera célébré tout au long de la pièce, et d’une fraiche et jeune dame, petite fille réelle ou d’adoption. C’est l’échange poétique entre ces deux êtres que sublime Stéphane Ghislain Roussel, dans une mise en scène solaire, souvent grâce et parfois en dépit de ses deux héroïnes...
Savannah Bay est tout d’abord un lieu géographique, où semblent se mêler ciel et mer dans un bleu uniforme et se cristalliser les passions les plus dévorantes. Sur cette plage de l’Indochine française où Duras a vu le jour, l’auteure imagine une histoire poignante autant par sa simplicité que par l’impact qu’elle va avoir sur des personnages secondaires, ceux-là même que l’on retrouve dans cette pièce éponyme. Ainsi, une ancienne comédienne démêlant tant bien que mal les méandres de sa carrière aujourd’hui achevée résiste puis cède aux assauts rhétoriques d’une jeune nymphe qui ne brûle que d’une envie : prendre soin de cette vieille femme qu’elle aimera comme son propre enfant jusqu’à son dernier souffle tout en tentant de lever le voile sur l’histoire mystérieuse que refoule son ainée... Qui est cette jeune beauté, surgissant des flots, laissant brûler sa peau au soleil et offrant à l’homme vigoureux qui l’attise comme la houle de « se prêter à lui » ? Pourquoi la vie et la mort seront-elles plus que jamais jumelles lorsque l’amour fiévreux né de ces deux êtres atteindra son paroxysme ?
Voilà deux des nombreuses questions que vont tenter d’élucider Marja-Leena Junker et Ludmilla Klejniak dans une interaction complice et – parfois trop – sensible qui les amènera à naviguer sur les souvenirs de cette idylle absolue et destructrice. Marguerite Duras, qui avait écrit cette pièce au début des années 80 pour Madeleine Renaud, explique à l’époque que le rôle du personnage nommé Madeleine dans Savannah Bay ne devra être tenu que par une comédienne qui aurait atteint la splendeur de l’âge, et c’est en effet une splendeur sombre qui transpire de chaque réplique de Junker, tourmentée par sa propre mémoire et aspirant à l’oubli, ce dernier apparaissant comme impossible tant sa partenaire de jeu volubile ne cesse de raviver le feu douloureux du passé... L’intensité du jeu se trouve cependant parfois ternie par quelques propos difficilement audibles, car clamés trop souvent dos au public, plus rarement murmurés au creux de l’épaule de l’autre mais sollicitant ainsi d’autant plus inutilement la capacité d’extrapolation du spectateur déjà largement stimulée par le texte somme toute pompeux de l’auteure française.
Heureusement, la mise en scène du directeur artistique de la Compagnie Ghislain Roussel, qui signe ici sa troisième pièce au Théâtre national de Luxembourg, permet d’effacer rapidement les approximations de jeu tant elle apparaît pure et sophistiquée, plaçant le duo d’actrices au cœur d’un bassin aquatique surmonté du même promontoire rocheux que celui qui reçut les ébats de cette intrigante Savannah et de l’inconnu qu’elle aimera à en mourir... L’éclairage parfait, le bruit résonnant de l’eau agitée et la simplicité, étonnement efficace par son exactitude, de la perspective scénique offerte au public constituent en effet les atouts non négligeables de cette production du TNL qui relève presque haut la main le défi de nous montrer Duras sous un de ses jours les plus brillants : une éternelle amoureuse...