Le Théâtre ouvert de Luxembourg (Tol) présente Famille(s) 1.1., une création collective audacieuse, drôle mais pas que et qui fait bouger les lignes du théâtre traditionnel grâce à une approche à la fois légère et très contemporaine. On y retrouve trois générations d’une même grande famille franco-luxembourgeoise dépeinte en trois actes officieux correspondants, tout d’abord aux prémices de la Première Guerre Mondiale, puis dans les années soixante et enfin au tout début de ce siècle…
Si le résumé s’arrêtait là, on pourrait croire à une sempiternelle saga familiale avec ses jalousies, ses non-dits, ses problèmes d’éducation et ses sacrifices, mais c’est sans compter sur la surprenante mise en scène de Renelde Pierlot et du dispositif participatif mis en place dans le public qui permet d’aborder cette histoire comme un jeu vidéo chaque soir différent. En effet, les deux acteurs se présentent clairement au spectateur non comme les véritables membres de cette famille fictive, mais comme les réceptacles de ces personnages qui auront besoin du public présent à ce moment T pour prendre certaines décisions d’importance plus ou moins capitale, reprenant les thématiques familiales susnommées de manière interactive et créant ainsi à chaque fois, ensemble, une version unique de ce spectacle…
La pièce démarre d’ailleurs comme un tutoriel désinvolte identique à ceux que l’on trouve lorsqu’on commence quasiment n’importe quel jeu vidéo actuel afin de connaître les commandes de base, le tout dans un certain esprit de gaudriole : les commandes en question, énoncées par le public/joueur se résument alors à « oui » et à « non » tandis que les deux personnages s’adonnent à une balade en cheval ou à une course de « hey »… Mais ces mêmes joueurs décideurs, désignés alternativement par l’éclairage rouge d’une des boîtes lumineuses disposées sur les tables du premier étage du Tol, vont vite s’apercevoir que cette frivolité ne sera pas forcément de mise tout au long du jeu. En effet, ils seront très vite mis à contribution pour décider de l’avenir d’un des personnages du premier acte de la pièce qui, selon le bon vouloir de l’audience, sera soit envoyé dans les tranchées de 1914, soit dans une confortable université de médecine en Angleterre… S’en suivra une bonne dizaine d’autres choix laissés aux mains du public, qui devient acteur autant que l’auteur du bonheur ou du malheur du personnage et de ses proches, tous en proie tantôt à l'angoisse, tantôt à l'exaltation face aux défis idéologiques, financiers et sociaux que leur impose l'Histoire.
Loin d’utiliser le spectateur comme un simple générateur de variables et d’orientations différentes, Famille(s) 1.1. ne cesse de stimuler la fois la raison et les passions de celui-ci, tout d’abord en le renvoyant à ses propres choix – la thématique de l’avortement étant par exemple abordée – mais également à la frustration qu’il ressent lorsqu’il est soumis à la décision divergente d’une ou un autre et qu’il assiste sans pouvoir agir à la suite des événements… C’est cette multiplicité des possibles et l’alternance des atmosphères qui fait tout le sel de cette création. Et même si le jeu parfois un peu trop fort, inutilement tactile ou maladroit des deux acteurs fait trainer légèrement la pièce en longueur, il n’entame en rien la performance globale très honnête de Frédérique Colling et Brice Montagne, qui brillent par leur fraîcheur et la fluidité avec laquelle ils enchaînent les personnages et les situations incongrues, toujours soumis au choix de ceux qui les observent. Les passages intermédiaires où tous deux redeviennent de simples vaisseaux virtuels à la démarche robotique et les différents sets de tenues et d’accessoires judicieusement choisis par Carmen di Pinto viennent enfin donner un dernier plus rythmique et stylistique à la mise en scène dynamique.
Le Tol étonne une fois de plus, avec cette fois du théâtre 2.0 assumé et réussi ; le game over, ce n'est pas encore pour tout de suite.