Dans beaucoup de pays les institutions de la démocratie représentative sont en crise, une crise de légitimité avant tout. Le nœud du problème semble être le rôle que les systèmes politiques en place réservent aux citoyens.
La défiance envers le système des partis, les hommes politiques et les institutions est confirmée en des termes alarmants par des sondages concordants : en Allemagne et en France, moins d’un électeur sur sept déclare avoir confiance dans les partis et seulement un tiers à peu près de la population fait confiance au parlement. En Italie les pourcentages sont encore plus préoccupants. La situation au Luxembourg suit de près l’évolution de ses voisins. Le même problème se pose d’une façon fort agaçante pour l’UE : la mise en cause du « déficit démocratique » de l’Europe est devenue un lieu commun.
Le malaise alimenté par l’inadéquation entre la théorie de la démocratie et la réalité du pouvoir, entre les attentes des gens et les réponses de ceux qui gouvernent, risque d’être transformé, par la crise économique et par la réapparition de la pauvreté, en rébellion. Le baril de poudre est en place, il ne manque que l’étincelle.
Un peu partout en Europe des mouvements politiques alternatifs revendiquent une démocratie plus effective et une responsabilité accrue des élus. Le discours est souvent émotif, basé sur des slogans difficiles à encadrer avec précision et sans objectif politique d’envergure. Les partis politiques établis pensent pouvoir défendre facilement l’autonomie décisionnelle des représentants publics, leur propre pouvoir, en rétorquant que la démocratie représentative est incompatible avec la démocratie directe et en refusant d’emblée l’idée d’un droit de révoquer les élus, associée au mandat impératif.
Et si les opinions consacrées étaient fausses ? Si derrière les revendications de démocratie « réelle », « forte », « radicale », « intégrale », « participative », « délibérative », « liquide » ou « virtuelle » se cachaient des aspirations légitimes que des instruments politiques en plein accord avec la théorie de la démocratie seraient à même de satisfaire? Une lueur d’espoir apparaît dans le programme de gouvernement de la coalition issue des élections du 20 octobre qui se propose « de renforcer l’association des citoyens à la vie politique et de promouvoir la démocratie participative. » Et si les Luxembourgeois ne se contentaient pas de participer au gré des gouvernants, s’ils prétendaient pouvoir décider eux-mêmes ?
Nous identifions communément la démocratie représentative, fondée sur la souveraineté du peuple, avec l’élection de ceux qui gouvernent. Les représentants, légitimés à travers le suffrage, décident pour tous. Le pouvoir public est divisé entre une assemblée législative élue directement et un exécutif coiffé par un organe bénéficiant de la confiance du législateur et désigné par un chef de l’État élu (par le parlement ou directement), ou, comme au Luxembourg, par un détenteur héréditaire de la fonction. Au chef de l’État, à la différence du chef du gouvernement, sont communément attribuées des fonctions de gardien de la constitution (Constitution, art. 5 (2)).
L’application concrète de la Constitution luxembourgeoise, conformément à la proclamation de l’article premier, est bien entendu démocratique. Pris à la lettre, le texte reste toutefois ambigu : « Le Grand-Duché du Luxembourg est placé sous le régime de la démocratie parlementaire. » (art. 51 (1), 1948). Il n’est pas clair qui est le sujet de cette « sous-mission », qui fonde le « régime », qui est le titulaire du pouvoir souverain.
Le but déclaré ou sous-entendu des constitutions modernes est la garantie des droits fondamentaux des individus. L’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 rappelle que « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. » Le préambule de la Déclaration d’Indépendance de 1776 proclame la même idée qui vient tout droit du Second traité sur le gouvernement de John Locke (1692).
La garantie des droits suppose (1) l’organisation d’une autorité publique dont chaque organe a des responsabilités précises (la « séparation des pouvoirs ») et (2) des voies de recours devant des juges indépendants qui permettent de faire cesser la violation des droits, de sanctionner les torts subis et d’obtenir, le cas échéant, la réparation du dommage (le « contrôle juridictionnel »). Selon l’article 16 de la Déclaration de 1789 « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution. » Le texte de notre Constitution ne peut, hélas, pas vanter la même élégance : « L’État garantit les droits naturels de la personne humaine et de la famille. » (art. 11 (1)). Et qui garantit contre les pouvoirs publics?
« La puissance souveraine réside dans la Nation », affirme timidement la Constitution (art. 32 (1), 1919). Si le « régime » est démocratique, la souveraineté appartient au peuple, normalement identifié comme universalité des citoyens, abstraction faite de la tension entre le peuple légal et le peuple réel qui inclut la population étrangère stable. La souveraineté est le pouvoir légitime de décider en dernier ressort. Or, même si le peuple est souverain, il n’est rien, s’il n’a pas un moyen efficace pour s’exprimer. Selon d’aucuns, fidèles à Thomas Hobbes (Léviathan, 1651), le peuple sans représentation qui l’unit n’existe pas. Tant l’analyse logique que l’histoire des faits leur donnent raison. Même à supposer une communauté locale assez petite pour délibérer en assemblée générale, il faudrait décider d’abord qui fait partie du peuple, comment le peuple réuni en assemblée délibère et comment il exprime et applique sa décision. Sans quelqu’un qui puisse parler et agir pour tous, sans représentation, la souveraineté est vaine et illusoire.
En démocratie représentative l’exercice de la souveraineté est indirect, à travers des organes élus ou désignés indirectement. Il faut bien sûr que les délibérations des représentants soient transparentes et contrôlables. Une condition élémentaire pour garantir l’effectivité du pouvoir souverain est que le mode d’élection soit correct, ni manipulé ni trop facilement manipulable, à échéance fixe, pas trop longue. La sélection des élus doit dépendre exclusivement des préférences exprimées par les citoyens, libres de se présenter comme candidats, au départ tous égaux. Les électeurs doivent avoir le choix de ne pas renouveler les mandats individuels venus à échéance. La plupart des lois électorales en vigueur ne répond que partiellement à ces critères. L’Italie vote depuis trois législatures avec une loi déclarée inconstitutionnelle. La loi allemande a été contestée et modifiée pour des raisons de non-conformité à la constitution.
Il faut éviter un malentendu : la représentation démocratique n’est pas la copie conforme d’une réalité dans son image (Darstellung, rappresentazione), comme une carte géographique en échelle, mais bel et bien une délégation de pouvoir (Vertretung, rappresentanza). Attention : la délégation de pouvoir est accordée par le peuple entier aux organes de l’autorité publique, pas aux représentants individuels, désignés chacun selon les règles propres à sa fonction.
Selon l’article 50 de notre Constitution tout mandat impératif est nul. Le pouvoir des représentants ne se fonde pas sur un accord entre les électeurs et les élus, mais sur la délégation de pouvoir définie dans la Constitution.
La représentation n’est pas contractuelle, mais légale, fondée sur un pouvoir supérieur, exactement comme la représentation des mineurs, instituée par la loi dans l’intérêt de ceux-ci. Le représentant légal, le tuteur, doit agir dans l’intérêt des mineurs, respecter certaines règles au risque de perdre son pouvoir par décision judiciaire. À 18 ans les enfants s’émancipent, prennent en main leur propre destin et laissent aux parents uniquement les compétences qu’ils préfèrent ne pas exercer eux-mêmes. De la même façon le peuple souverain est théoriquement libre, à tout moment, dans le respect des règles précédemment concordées, de reprendre son pouvoir originaire, de remplacer les représentants et de reformuler la délégation des pouvoirs comme bien lui semble. Si le représentant refusait de s’incliner, il se mettrait lui-même hors la loi et perdrait toute légitimité.
Afin d’éviter des conflits, une constitution démocratique devrait prévoir des moyens légaux qui permettent aux citoyens de faire valoir leur droit « naturel » en toute circonstance.
Le risque de toute délégation de pouvoir, contractuelle ou légale, privée ou publique, démocratique ou non, est l’abus que peut commettre le représentant au dam du représenté en plaçant ses propres intérêts devant ceux qu’il est censé représenter.
En démocratie, le risque d’abus le plus grave dérive du législateur. La question est de savoir comment protéger les individus contre ce tort extrême qu’ils peuvent subir quand leur représentant direct, le parlement, viole les limites de son pouvoir, et d’autant plus s’il le fait dans des circonstances aggravantes, à son propre profit ou au profit de ses membres.
Une certaine garantie contre ce risque peut est assurée dans des formes équivalentes à la protection juridictionnelle traditionnelle qui permet, dans les États de droit dotés d’un système judiciaire indépendant, de sanctionner l’excès de pouvoir des agents de l’administration publique et les actes privés contraires à la loi ou contraires aux engagements entre parties. Le contrôle juridictionnel de l’abus de pouvoir législatif pourrait, en théorie, être intégré dans le contrôle juridictionnel tout court, à condition que les juges ordinaires se reconnaissent compétents, comme aux États-Unis, pour sanctionner une loi contraire à la constitution. Dans de nombreuses juridictions les juges se déclarent toutefois incompétents au prétexte que la « souveraineté » absolue de la loi les oblige d’appliquer la loi, leur permet dans une certaine mesure de l’interpréter, mais pas de la désavouer. La question cruciale est de savoir si les juges doivent appliquer la loi ou le droit. La réponse est loin d’être facile.
Afin d’éviter pour les questions les plus importantes un déni de justice, si les juges ne se reconnaissent pas compétents de statuer sur la conformité des lois à la constitution, il ne reste qu’à instituer une justice constitutionnelle à part. Mais est-ce suffisant ?
La première chose évidente à faire pour limiter le risque d’abus du législateur est de bien concevoir, dans la constitution, les termes de la délégation de pouvoir. Ce serait peu prudent de laisser carte blanche au parlement de modifier lui-même les limites et les conditions d’exercice de son mandat. Il faut distinguer nettement entre les compétences législatives ordinaires et les compétences supérieures pour réviser la constitution. Il ne suffit pas que la constitution soit précise, il faut encore qu’elle soit « rigide », c’est-à-dire qu’elle ne puisse pas être modifiée par le législateur, mais uniquement par un pouvoir supérieur, dit constituant. La séparation des pouvoirs est donc double : horizontale entre le législatif et l’exécutif et verticale entre le législateur ordinaire et le pouvoir constituant.
En démocratie toute la puissance souveraine originaire, y compris le pouvoir constituant, appartient et n’appartient qu’au peuple. Ce qui a été dit au sujet du pouvoir ordinaire vaut toutefois aussi pour le pouvoir constituant : pour exercer son pouvoir constituant, le peuple ne peut pas agir sans une forme qui assure son unité et qui lui permet de gérer l’indispensable procédure de décision, pour délibérer lui-même ou pour élire des représentants constituants.
Une conséquence logique de la distinction entre pouvoirs constitués et pouvoir constituant serait que toute révision de la constitution doit être ratifiée par les citoyens. Toutes les constitutions démocratiques (historiques) « classiques » – dont la constitution fédérale suisse de 1848 – respectent scrupuleusement cette condition.
À titre exceptionnel le peuple peut exercer directement le contrôle de la légitimité constitutionnelle des actes du parlement; il est cependant contraint d’en déléguer la supervision continue à un organe spécialisé, par force indépendant du législateur et de l’exécutif.
L’organe de contrôle peut être (1) une deuxième chambre avec (1.1) un pouvoir de véto suspensif comme celui accordé au Conseil d’État à travers la dispense du second vote, ou (1.2) un pouvoir de rejet définitif comme celui du Sénat italien, ou (2) un organe judiciaire, ordinaire (2.1) ou spécialisé (2.2). L’action pour légitimité douteuse peut être entreprise (2.3) sur initiative directe des individus – (2.3.1) à l’intérieur d’un procès devant le juge ordinaire comme aux États-Unis ou (2.3.2) par recours direct devant un juge distinct comme en Allemagne – (2.4) sur renvoi par les tribunaux ordinaires d’une question préjudicielle devant une Cour Constitutionnelle (solution européenne désormais dominante) ou enfin (2.5) sur saisine directe par un représentant public (solution française jusqu’en 2010).
Indépendamment du choix de la solution technique, il faut éviter de commettre pour l’organe appelé à exercer le contrôle les erreurs qui peuvent vicier la délégation du pouvoir législatif à contrôler. Qui contrôle les contrôleurs ? Certains juges sont élus, mais presque jamais par peuple lui-même. Peu importe s’ils sont nommés ou s’ils ont une légitimation populaire indirecte, ils sont des représentants exactement comme les députés. Dans la plupart des démocraties ils prononcent leurs sentences au nom du peuple.
Un système efficace de contrôle devrait couvrir tous les abus, surtout les plus graves. Il ne suffit pas d’avoir des procédures pour casser des actes législatifs formellement contraires à la constitution, mais il faut en outre se donner les moyens, juridictionnels ou autres, pour empêcher la violation de droits fondamentaux pas expressément codifiés. Cette exigence d’un droit qui domine les lois, d’un droit implicite dans la constitution, trouve expression dans la jurisprudence des principes généraux du droit, dans la doctrine des droits naturels ou encore dans la revendication d’un droit de résistance à l’oppression consacré par tous les textes « classiques », des constitutions des États américains aux déclarations françaises de 1789 et de 1793. Le problème se pose chaque fois que le respect formel des règles permet de faire perdurer un abus intolérable que les règles et les voies de recours ordinaires ne permettent pas de sanctionner.
Comment la constitution peut-elle tenir compte de cette aporie et de l’absurdité d’une chaîne infinie de contrôle à cascade ? Il existe une seule solution nette pour couper court aux abus, à l’exaspération et aux conflits : face aux organes de contrôle comme face au législateur, en tout état de cause, le dernier mot devrait appartenir, d’une façon ou d’une autre, s’ils en décident ainsi, aux citoyens.
Pour respecter pleinement la souveraineté du peuple la constitution doit garantir quelque chose de plus efficace que le droit d’avoir le dernier mot. À supposer des abus qu’ils ne réussissent pas à faire cesser parce que les autres moyens légaux se sont révélés inefficaces, les citoyens doivent avoir la possibilité (1) de casser eux-mêmes les actes non conformes (référendum abrogatif), (2) de révoquer, le cas échéant, les représentants infidèles et (3) de corriger de leur propre initiative la délégation de pouvoir (révision constitutionnelle).
Le droit de révocation n’a rien de scandaleux ni d’excessif, car ce n’est qu’un droit collectif de dissolution, habituellement réservé au chef de l’État. La révocation proposée et délibérée selon un procédure rigoureuse, analogue à celle d’un référendum d’initiative populaire, frappe l’organe, pas les individus. L’exemple le plus fameux est celui du recall du gouverneur de la Californie. L’initiative populaire pour la révocation d’un conseil ou d’une assemblée est prévue dans plusieurs cantons suisses ; de même pour le Landtag dans de nombreux Länder allemands.
Il faut ajouter une autre précision : le droit naturel, imprescriptible et inaliénable, comme on disait autrefois, d’intervention extraordinaire n’est rien, si l’on ne reconnait pas au peuple aussi le droit de décider librement quand il retient qu’il y a non-conformité ou abus de pouvoir. Des règles précises et certaines doivent permettre aux citoyens de déclencher la procédure d’annulation d’un acte ou de révocation d’un organe, de façon discrétionnaire, sans devoir se justifier. Une même procédure de censure populaire doit valoir indifféremment contre une loi non conforme ou contre une loi qui simplement ne plait pas à la majorité, contre des représentants accusés d’abus ou rappelés en bloc pour inefficacité.
La différence entre le contrôle nécessairement limité confié à des tiers, fussent-ils des organes indépendants, et le contrôle direct et discrétionnaire du souverain lui-même, est donc énorme.
Pratiquement toutes les constitutions démocratiques reconnaissent aux citoyens un droit individuel de pétition et parfois un droit collectif d’initiative législative qui suppose l’appui d’un nombre minimum d’électeurs. Si l’initiative populaire ne comporte aucune obligation à charge du législateur, le droit vaut peu ou rien.
La but de l’initiative peut être de manifester un vœu (initiative faible) ou de trancher un désaccord entre les représentants et les représentés (initiative forte). Seules les instruments d’initiative forte, qui portent à des décisions qui ont force de loi ou valeur constitutionnelle, garantissent le droit fondamental des citoyens.
À l’état actuel le projet de révision de notre Constitution prévoit l’initiative populaire (art. 86 nouveau, avis du Conseil d’État du 6 juin 2012), mais sans en préciser la portée et en déléguant au législateur un pouvoir discrétionnaire pour en fixer les modalités d’application. C’est confier au renard la clé du poul-ailler. Tout change si le parlement doit prendre position (initiative indirecte) ou si l’initiative populaire est indépendante du parlement (initiative directe) pour provoquer une consultation populaire qui tranche définitivement.
On peut distinguer cinq types de référendum de garantie des citoyens, la ratification obligatoire d’une révision constitutionnelle d’origine parlementaire et quatre formes d’initiative populaire forte : l’annulation d’un acte du parlement – qui peut être une loi ordinaire ou une révision constitutionnelle – et la proposition d’une initiative populaire – de nature législative ou de valeur constitutionnelle.
Le droit d’initiative le plus élémentaire est celui de pouvoir demander l’annulation d’une loi, de préférence avant son entrée en vigueur (initiative de rejet), sinon n’importe quand (initiative abrogative). Le droit de chaque citoyen-électeur de déclencher une procédure pour « censurer » par référendum un acte quelconque voté par le Corps législatif a été proposé la première fois en France sous la Révolution, dans le projet de constitution « girondine » élaboré par Condorcet.
En Suisse le référendum « facultatif » permet depuis 1874 à un certain nombre de citoyens-électeurs (aujourd’hui 50 000, à peu près un pour cent des ayants droit), pendant un délai de cent jours à compter de la publication d’une loi fédérale d’en empêcher à travers un référendum l’entrée en vigueur. Le peuple s’exprime à la double majorité absolue des votants et des cantons sans seuil minimum de participation. Au début les lois urgentes étaient exclues du référendum facultatif. Quand le Conseil national en a profité pour émaner un nombre excessif d’actes urgents, les Suisses ont décidé par référendum que le droit d’abrogation vaut toujours, même contre des lois déclarées urgentes qui toutefois s’appliquent provisoirement.
En Italie le référendum abrogatif prévu par la constitution de 1947 permet à 500 000 électeurs (un pour cent à peu près des ayants droit) de demander l’abrogation d’une disposition législative, mais est soumis à des restrictions sévères - de nombreuses matières en sont exclues et les obstacles de procédure sont nombreux – fixées par la constitution ou ajoutées par la loi ou par la jurisprudence. Le verdict populaire ne vaut que si au moins la moitié des ayants droit participe au vote (quorum de cinquante pour cent). Ne prévoyant aucune condition de délai à partir de la promulgation de la loi visée, le référendum, en cas de victoire, produit une situation juridique nouvelle, sans effet rétroactif. Pouvoir annuler des lois est une chose, pouvoir les proposer et approuver en est une autre.
L’initiative populaire forte, supportée par un certain nombre de citoyens-électeurs, peut concerner en théorie n’importe quelle matière et se conclut en principe par un référendum. Aux États-Unis, où l’instrument est reconnu dans 24 États, on distingue entre direct initiative qui va droit au référendum et indirect initiative qui passe par l’assemblée législative qui intervient dans le processus. L’initiative oblige le législateur à prendre position dans un délai relativement bref. Elle peut être formulée comme projet de loi détaillé (notamment en cas d’initiative directe) ou comme simple vœu ou projet sommaire que le parlement est appelé à définir en détail. Si le parlement approuve tel quel le projet détaillé, celui-ci est adopté comme loi ordinaire, sous réserve de référendum facultatif de rejet. Si, en revanche, le parlement rédige en détail un projet présenté par traits sommaires ou si sa réponse est négative, de rejet ou de contre-proposition, alors une consultation publique obligatoire tranche. Le référendum passe normalement à la majorité des votes valables ; souvent on exige en plus soit un certain seuil de participation, soit un seuil de votes favorables calculé sur le nombre des ayants droit.
Le droit d’initiative forte garantit les opinions nouvelles mieux que la représentation proportionnelle au parlement : une idée valable promue par un mouvement minoritaire, mais susceptible d’être approuvée par la majorité des citoyens – une question politique, sociale ou éthique – a plus de chances d’être réalisée à travers le référendum qu’à travers l’élection d’un nombre restreint de députés.
L’initiative forte permet d’éviter que, chaque fois que le peuple entend rompre l’inertie des représentants ou faire prévaloir son idée de législation, il doive révoquer le parlement et provoquer de nouvelles élections ou, en absence de droit de dissolution, attendre l’échéance normale de la législature.
En Allemagne le seul référendum obligatoire prévue par la Loi fondamentale concerne la modification territoriale entre deux Länder (par exemple la fusion en 1996 de Berlin dans le Brandebourg). Les constitutions des Länder prévoient l’initiative populaire forte, limitée à certaines matières législatives (non uniformes), rarement en matière constitutionnelle (Hesse et Sarre). De nombreux Länder permettent l’initiative pour la révocation du Landtag. Partout le succès de la consultation suppose la majorité (absolue ou des deux tiers) des votants et le plus souvent un quorum des ayants droit qui votent ou qui participent. Un dosage judicieux de ces conditions est essentiel pour assurer l’efficacité de l’instrument.
Passant de la loi ordinaire à la Constitution la logique change. S’agissant de l’organisation des pouvoirs délégués, mis en place pour protéger les droits fondamentaux des individus, toute modification du texte devrait dépendre en dernière instance du peuple souverain.
On peut imaginer cinq mécanismes, partiellement complémentaires, dont les quatre premiers supposent l’initiative du parlement, tandis que les trois derniers expriment différentes formes d’intervention des citoyens : Les pouvoirs du législateur en matière constitutionnelle peuvent être identiques à ceux des matières ordinaires. Une constitution « souple » supprime le pouvoir constituant des citoyens au profit de la « souveraineté » du parlement et porte à la « tyrannie de la majorité ».
La plupart des constitutions du XXe siècle (France IIIe, IVe et Ve République, Weimar 1919, Italie 1947, Bonn 1949 et l’art. 114, alinéas 1 et 2 de notre Constitution) prévoit qu’en matière constitutionnelle le parlement décide à la majorité qualifiée selon des procédures spéciales qui lui permettent d’exclure, à certaines conditions, le peuple, qui perd dans une large mesure son pouvoir constituant. La solution consacre la prédominance de la représentation aux dépens des citoyens.
Selon un troisième modèle toute révision constitutionnelle doit être soumise à la ratification populaire. Le respect scrupuleux de la souveraineté du peuple distingue tous les textes « classiques », la constitution suisse et celles d’une poignée d’autres pays européens (l’Irlande, le Danemark et dans une certaine mesure l’Autriche).
Une solution plus légère et presque tout aussi efficace est la possibilité d’un référendum abrogatif pour toute révision votée par le parlement, à condition que dans un certain délai un certain nombre de citoyens le demande. L’efficacité de l’instrument dépend cependant du choix des conditions. Notre Constitution prévoit cette procédure pour les révisions votées en première lecture par le parlement (art. 114, alinéa 3, 2003) en exigeant comme support initial la signature de 25 000 électeurs, presque dix pour cent du corps électoral, à recueillir dans soixante jours, une condition sans doute excessivement restrictive. Le droit de référendum abrogatif devient sans objet, si les citoyens disposent des deux garanties mentionnées aux points précédent et suivant.
La seule solution entièrement satisfaisante, à combiner avec la ratification obligatoire, est celle qui permet aux citoyens de prendre eux-mêmes l’initiative de la révision à proposer au parlement et à soumettre au vote populaire, à condition de recueillir un support suffisant. C’est le référendum constitutionnel d’initiative populaire (obligatoire) introduit en 1891 en Suisse. Le parlement n’est plus obligé à prendre position, mais en a la faculté. Contrairement à l’initiative pour une loi ordinaire, en matière constitutionnelle la ratification populaire est de toute façon obligatoire et l’approbation par le parlement du projet présenté par un minorité de citoyens (en l’occurrence 100.000 signatures ou deux pour cent des ayants droit en 18 mois) ne suffirait pas. Pour ces raisons la constitution suisse prévoit le référendum obligatoire (dans un délai de deux ans) pour toute révision d’initiative populaire, indépendamment de l’attitude du parlement.
En Suisse, le référendum législatif est donc négatif et facultatif, tandis que le référendum constitutionnel est (pro-)positif et obligatoire. Un point délicat est de savoir qui décide si une matière est ordinaire ou si elle mérite la protection constitutionnelle. La question serait sans importance, si les procédures de décision étaient exactement les mêmes, hypothèse improbable ou inopportune.
La Suisse laisse ce choix aux électeurs. Chaque année on y vote, à deux ou trois dates, en moyenne sur au moins un dizaine de référendums fédéraux, outre les nombreuses consultations locales. À travers le référendum obligatoire les Suisses ont allongé, au fur et à mesure des consultations couronnées de succès, le texte de la constitution fédérale par les dispositions les plus disparates qui vont des conventions internationales au colportage des boissons spiritueuses. Pour endiguer cette tendance, les promoteurs d’une initiative peuvent depuis 2006 proposer un projet général au parlement qui doit prendre position, préparer le projet détaillé et décider s’il s’agit d’une loi ordinaire ou d’une révision de la constitution. Dans chaque cas les prérogatives du peuple souverain sont sauvegardées à travers le référendum. Le Tribunal fédéral assure la primauté du droit fédéral sur le droit cantonal, mais (à la différence de la Cour Suprême des États-Unis) il se déclare incompétent pour juger de la constitutionnalité des lois fédérales. Une éventuelle non-conformité resterait sans voie de recours judiciaire. Il n’existe en Suisse aucun juge distinct préposé au contrôle de la constitutionnalité des lois. Il n’en est pas besoin, puisque le pouvoir suprême n’appartient pas seulement en théorie, mais effectivement au peuple souverain.
Il existe une autre solution pour éviter la confusion entre initiatives ordinaires et initiatives constitutionnelles. À la fin du XVIIIe siècle les pionniers de la théorie démocratique et du droit constitutionnel avaient imaginé une procédure de révision d’initiative populaire à travers une assemblée constituante appelée « convention nationale », convoquée sur demande de la majorité des citoyens. Le point commun avec le système helvétique est l’initiative populaire, la différence est que la révision doit être discutée et approuvée par une assemblée représentative élue, pas par référendum direct sur un point précis.
Selon le projet proposé en 1793 par Condorcet, cinquante citoyens pouvaient déclencher au sein de leur assemblée primaire une procédure de révision. Si une majorité des assemblées primaires d’un seul département approuvait l’idée, on procédait à un référendum national qui décidait à la majorité des votants s’il y avait lieu de convoquer une convention.
Le projet prévoyait en outre la convocation obligatoire d’une convention tous les vingt ans. Normalement le mécanisme de révision périodique devait suffire, l’initiative populaire servant de soupape de sécurité, de garantie.
Le projet de Condorcet tient compte du rapport dynamique entre la législation et la justice et respecte scrupuleusement le principe de la primauté de la constitution sur les lois et, au-dessus d’elle, le principe de la souveraineté du peuple : en présence de normes manifestement contradictoires les juges renvoient au législateur qui statue par décret déclaratoire, soumis comme toute loi à la censure populaire.
La différence avec le système suisse est que toute révision de la constitution se fait par représentation, les similitudes sont l’absence de cour constitutionnelle et le respect scrupuleux du pouvoir souverain.
Ailleurs en Europe (à part l’Angleterre différente et la France réticente) le contrôle de la constitutionnalité des lois confié à des juges spécialisés a connu depuis la Deuxième Guerre mondiale un essor spectaculaire, rarement mis en question. La Cour constitutionnelle y est devenue l’arbitre suprême. On pourrait toutefois se demander si un contrôle exclusivement juridictionnel pour contrecarrer la toute-puissance des représentants, une construction qui refuse avec obstination le droit « naturel » des citoyens à intervenir directement, ne rend pas le mur de séparation entre le système représentatif avec ses contrôles « in-ternes », d’une part, et les citoyens tenus artificiellement à l’écart, d’autre part, encore plus insurmontable.
Notre constitution prévoit uniquement le référendum abrogatif d’initiative populaire en matière constitutionnelle, mais ni la censure des lois, ni la ratification obligatoire des révisions constitutionnelles, ni l’initiative populaire forte des lois ordinaires, ni a fortiori l’initiative de révision constitutionnelle, ni directe et ponctuelle comme en Suisse, ni structurée à travers une assemblée élue comme dans le projet de Condorcet.
Le référendum sans valeur juridique précise et prédéfinie a été utilisé un peu partout, à la discrétion des gouvernants, à des fins souvent discutables: lier le sort d’un gouvernement à une victoire plébiscitaire facile ou se dérober à la responsabilité de décider.
Au Luxembourg en 1919 des référendums ont décidé du sort de la monarchie et de l’union économique avec la Belgique ; en 1937 un référendum a sauvé le pays de la « loi muselière » restrictive des libertés publiques et en 2005 les Luxembourgeois ont approuvé à une majorité étroite le Traité constitutionnel de l’UE. Chaque fois que le gouvernement en place a pris position, il a risqué : en 1937 le verdict populaire a contraint les promoteurs, qui avaient mal fait leurs calculs, à la démission.
En Angleterre la majorité parlementaire a décidé de recourir au référendum sur des thèmes politiquement sensibles comme l’appartenance à l’UE (1975) ou l’adoption d’un nouveau système de vote (2011).
Dans d’autres pays l’initiative est laissée à la discrétion du chef de l’État. L’usage plébiscitaire du référendum caractérise la Ve République dès sa naissance. Le parlement est affaibli, le verdict est populaire, mais le vrai pouvoir passe à celui qui a l’initiative. La version de 2008 de l’article 11 de la constitution continue à réserver au Président de la République le droit de soumettre au référendum un projet de loi proposé, dans des matières limitatives, conjointement par un certain nombre d’électeurs (dix pour cent des ayant droit) et de députés et sénateurs (vingt pour cent). Dans d’autres pays où le chef de l’État est élu directement, comme l’Islande, le président peut soumettre au verdict populaire une loi votée par le parlement mais qu’il refuse de signer ; en Irlande le référendum présidentiel dépend de la demande d’une majorité des sénateurs.
Si la révision de la constitution peut être décidée en autonomie par le parlement, fut-ce à majorité qualifiée, c’est la majorité de gouvernement élargie qui a le sort du pays entre ses mains. Toute réforme qui favorise les principales forces politiques passe facilement et la démocratie se transforme graduellement en oligarchie des représentants. L’altération du système commence par une loi électorale qui transfère le pouvoir de sélection des candidats aux directions des partis, s’accentue avec une loi qui finance les partis avec les deniers publics, et s’affine avec des mesures en faveur des partis établis, de leurs personnels, des parlementaires, des gouvernants, des fonctionnaires publics, et ainsi de suite, tant que les caisses publiques ne sont pas vides et que les électeurs le permettent. L’autonomie du parlement tend lentement vers une dérive autocratique de la représentation et à la banqueroute de l’État, tandis que l’initiative populaire garantit et complète les institutions démocratiques et permet de bloquer, dans l’intérêt des contribuables, des dépenses publiques inutiles ou excessives. Pas tout est parfait en Suisse et pas tout est dénaturé ou factice en Italie, mais les deux pays illustrent de façon éloquente l’alternative.
Pourquoi refuser d’emblée tout droit d’initiative populaire forte ? L’initiative populaire de révocation, d’annulation ou de proposition avec référendum obligatoire n’est en rien incompatible avec la démocratie représentative ; elle en est en réalité un complément indispensable et l’expression la plus authentique d’une garantie des « droits pris au sérieux ». Pour assurer aux citoyens un moyen légal de faire prévaloir, sur les questions les plus importantes, leurs préférences contre celles des gouvernants, il suffirait de définir des conditions d’exercice (le nombre de signatures, les délais, la possibilité de s’exprimer du parlement, une décision directe ou la convocation d’une assemblée constituante) sévères mais équilibrées qui évitent la confusion et les abus, sans cependant rendre l’instrument inefficace et illusoire. On pourrait imaginer par exemple que l’initiative populaire législative soit directe, tandis que l’initiative constitutionnelle s’exerce à travers la convocation et l’élection d’une assemblée constituante peu nombreuse, ou simplement à des conditions préalables et de vote différenciés. Le juge constitutionnel serait appelé à distinguer si une initiative est de nature législative ou constitutionnelle. La voie ordinaire, non conflictuelle, resterait une révision parlementaire, soumise cependant obligatoirement – aux premières élections politiques – à la ratification populaire.
La simple menace d’une possible action populaire directe serait, la plupart du temps, suffisante pour conditionner profondément le comportement des représentants.