Celui qui se voulait le CEO se présente désormais comme « ee kompromëssbereete Mënsch ». Il faudrait « peut-être intensifier le dialogue », estime Luc Frieden, samedi dernier dans l’émission « Background ». « En cours de route », le gouvernement devrait « possiblement ajuster quelque peu » ses objectifs. Mais chassez le naturel, il revient au galop. « Zugläich » (on pense au « en même temps » macronien), il aurait pour mission d’implémenter l’accord de coalition : « C’est le mandat que nous avons reçu ». Quelle a été sa réaction au dernier sondage Ilres ? « Net flott », dit Frieden. Pour retrouver illico ses éléments de langage : « Ensuite, on reçoit beaucoup d’énergie pour faire mieux ». RTL-Radio a flairé le politicien affaibli, annonçant son émission par le titre : « Sozialkris zu Lëtzebuerg : Ass de Luc Frieden dee richtege Mann op senger Plaz ? »
La manifestation de ce samedi déterminera le rapport de forces. Pour proclamer une victoire, les syndicats devront au moins mobiliser 10 000 personnes, même si, à l’exception du secrétaire général imprudent du LCGB, les leaders syndicaux se gardent d’avancer ce chiffre. L’OGBL et le LCGB avaient pris l’habitude d’exagérer le nombre de participants, réclamant 30 000 manifestants en 2009 (10 000 selon la police), un biais inflationniste qui les dessert aujourd’hui. Si la mobilisation faisait un flop, ce serait une défaite historique, dont le mouvement syndical ne se relèvera pas de sitôt. La politique se verrait alors confirmée dans sa suspicion que les syndicats ne sont forts qu’à condition de ne pas devoir le prouver. On sent une réelle nervosité chez les leaders syndicaux. Le gouvernement leur aurait signalé « Mir kënnen Iech platt maachen », dit ainsi Nora Back.
En attendant le duel dans la rue, ce samedi, le front syndical OGBL-LCGB a coupé les lignes de communication officielles avec le gouvernement. « Ech ginn dovunner aus, datt si kommen », répète le Premier à propos de la réunion du 9 juillet qu’il a convoquée au ministère d’État. Et de rappeler aux syndicats qu’« il y aura aussi un 29 juin ». Bien que risquée, la politique de la chaise vide fait son effet. Luc Frieden craint devoir implorer un « front syndical » enorgueilli de revenir à la table des négociations. Il envoie des signaux de bonne volonté à Nora Back et Patrick Dury, les assurant de son « grand respect ». C’est sur le tard que Luc Frieden mesure le risque que la manifestation de l’OGBL et du LCGB (annoncée cinq mois en avance) puisse être un succès. Il préfère s’aménager un plan B. Sait-on jamais…
Le plan A, c’est la thérapie de choc et le passage en force. Le gouvernement a abasourdi les syndicats en les mettant devant une suite de faits accomplis, des conventions collectives à la réforme des retraites, en passant par le travail dominical. Le Premier ministre n’a cessé de répéter sa conception verticale du pouvoir. « Le dialogue social fait partie de la démocratie, mais, à la fin, il faut que quelqu’un décide. Et c’est ce que ce gouvernement compte faire », proclamait-il lors de l’état de la nation. À la surprise générale, ce discours ne contenait pas la moindre concession aux syndicats, et ceci malgré trois « tables rondes sociales » organisées en amont. Le modèle social est un instrument de domestication de la lutte des classes, l’État devant équilibrer les intérêts en jeu. Or, Luc Frieden n’est pas perçu comme un honest broker, la grande majorité des sondés du Politmonitor le placent du côté patronal. De nombreux représentants du patronat rêvent depuis longtemps de s’émanciper du consensus social-démocrate, qui, à leurs yeux, pèse comme un couvercle sur la politique luxembourgeoise, empêchant les « vraies réformes structurelles », des retraites au droit du travail. Issu de cette bulle, Luc Frieden a initialement voulu imposer son agenda d’en haut. Il s’y est pris maladroitement.
Ce mercredi, le président de l’UEL, Michel Reckinger, a lancé « un appel à la majorité silencieuse » depuis la matinale RTL-Radio : « Je suis venu pour dire aux gens de ne pas aller à la manifestation ». Reckinger a lâché une très violente, et probablement très contreproductive, diatribe anti-syndicats, allant jusqu’à qualifier l’OGBL d’« organisation populiste de gauche, très proche de la CGT et de La France insoumise ». Cette structure prétendument gauchiste aurait fait partie du deep state, insinue Reckinger. Via les ministres socialistes, l’OGBL aurait été « aux manettes pendant trente ans » : « Ils étaient au centre du pouvoir », s’est offusqué Reckinger. Sa haine de l’OGBL (le LCGB n’a pas été mentionné) est étonnamment viscérale et personnelle. Le mois dernier, le front syndical organisait une tournée à travers différentes zones industrielles, s’arrêtant également à Ehlerange, devant le siège de l’entreprise de chauffage de Michel Reckinger. Celui-ci avait très mal pris ce passage, et les traces de graffiti à la craie sur le bitume, et était sorti furibond. Depuis les studios de RTL, le président de l’UEL conseille à l’ex-président de la Chambre de commerce de tenir bon : « Déi Reforme soll si [d’Regierung] duerchzéien ».
Mais le Premier ministre hésite. Il amorce un premier revirement, se disant « évidemment » prêt à discuter « d’autres pistes » pour la réforme des retraites, « si tel est le souhait ». Notamment d’une augmentation des cotisations, que revendiquent les syndicats et que recommande l’OCDE, mais qui était jusqu’ici considérée tabou par la majorité. Dès le débat de consultation du 19 mars, le CSV y voyait « la toute dernière option ». Même son de cloche chez le DP qui estimait qu’il « faudrait l’éviter ». Cette ligne, Luc Frieden l’avait lui-même réitérée durant la désastreuse improvisation qui a conclu son discours sur l’état de la nation. Il l’a fait au nom de la « compétitivité », mais également pour des raisons électoralistes : « Mir sinn ugetrueden, fir datt d’Leit méi Netto vum Brutto hätten. […] Dann huele mir hinnen déi Suen dach net erëm direkt ewech. » Or, une hausse des cotisations aiderait à faire passer la pilule de l’allongement de la durée de vie active. Car contrairement à cette mesure, qui vise exclusivement les salariés, une hausse des taux de cotisation toucherait également le patronat et l’État. Luc Frieden entrouvre une petite porte pour ramener les syndicats à la table des négociations. Ce jeudi, Xavier Bettel lui a volé la vedette, en proclamant haut et fort sur RTL-Radio qu’il faudrait trouver « un cocktail » entre allongement des carrières et hausse des cotisations. « À [s]on avis personnel », il faudrait que tout le monde « mette de l’eau dans son vin ». Pendant ses dix ans à la tête du gouvernement, il aurait toujours tenté de « trouver l’équilibre ». Luc Frieden aura sans doute apprécié cette leçon prodiguée en live par son partenaire junior.
Après « flott », l’adjectif préféré du Premier ministre était « agreabel » dans l’émission « Background ». Le conseil de gouvernement ? On y mènerait « de très nombreuses discussions agréables et utiles ». L’atmosphère entre le CSV et le DP ? « C’est une équipe agréable ». Ce qualificatif apparaissait déjà dans l’état de la nation : « Ce gouvernement fonctionne d’une manière extrêmement agréable et collégiale », assurait le Premier ministre. Mais le DP garde en mémoire les funestes élections de 2004. Dirigé par Henri Grethen et Lydie Polfer, le parti était alors passé de 22,4 à 16,05 pour cent (une perte de cinq sièges), sombrant « im Schatten eines übermächtigen Partners » (d’Land, 18.6.2004). La presse y voyait la confirmation d’une ancienne règle de la politique luxembourgeoise, selon laquelle le coalitionnaire du CSV était quasiment condamné à laisser des plumes.
Le DP a tiré les leçons de ce traumatisme politique. Sa nouvelle présidente, Carole Hartmann, est censée marquer les distances avec le CSV. Elle profile son parti comme la conscience sociale de la coalition, défendant la tradition du dialogue social « qui a caractérisé notre pays ». Elle le fait de manière courtoise mais systématique, tenant son parti à l’écart des dossiers politiquement explosifs. Voilà qui n’est pas sans agacer le CSV qui se rappelle que l’extension du travail dominical ne figurait pas dans son programme, mais bien dans celui du DP. Or, Hartmann passe aujourd’hui la patate chaude au partenaire de coalition, exigeant que celui-ci s’accorde enfin sur « une ligne ». Cela fait huit mois que Luc Frieden traîne ce dossier comme un boulet. Il a longuement hésité à trancher entre Georges Mischo et Marc Spautz, l’opposant interne, qui a trouvé un allié improbable dans le Conseil d’État. « Ce n’est pas le projet le plus important de la législature », relativisait Frieden sur RTL-Radio. Le moment de clarification devrait arriver mercredi, à la prochaine réunion de la commission du Travail. Le Premier ministre s’affiche « confiant » qu’un compromis sera trouvé, « avant l’été ». Il veut évacuer les dossiers clivants dans la première mi-temps de son mandat, pour ne pas laisser une mauvaise impression avant les élections.
« Tous les sujets qui sont en suspens » pourraient être discutés le 9 juillet, a assuré Stéphanie Weydert, jeudi dernier dans l’émission « Kloertext ». Or, Luc Frieden affirmera, deux jours plus tard, que cette réunion portera exclusivement sur la réforme des retraites. Il précise qu’une séance avec les partenaires sociaux ne sera certainement pas suffisante, tout en annonçant vouloir « conclure la thématique à court terme ». Pourquoi dès lors ne pas s’enfermer quelques jours au château pour retrouver « l’esprit de Senningen » ? Luc Frieden refuse de convoquer une Tripartite avec un grand « t », telle que la revendiquent les syndicats. Cet instrument, répète-t-il, serait réservé aux « crises économiques ou sociales ». Le Premier ministre doit également pressentir que les chances de voir Nora Back et Patrick Dury signer un accord sur les retraites sont très petites. Mais les voies de la Tripartite sont impénétrables. Durant ses sept premières années au pouvoir, Xavier Bettel ne cachait pas le peu d’estime que lui inspirait cette institution qu’il considérait comme une relique junckérienne. Ce n’est que sur le tard, en 2022, qu’il découvre les bienfaits du modèle néocorporatiste, sa dramaturgie médiatique, son efficience politique et son opacité démocratique. Il finit par convoquer trois Tripartites en une année, pour faire face à la flambée inflationniste provoquée par l’invasion russe de l’Ukraine. Xavier Bettel se révélait un excellent maître de cérémonie, sa jovialité affichée aidant à décrisper les tensions.
Plus rigide et maladroit, Luc Frieden associe, quant à lui, des souvenirs pénibles à la Tripartite. En 2010, les syndicats avaient fait fuiter ses mesures d’austérité, le socialiste Nicolas Schmit prenant le relais pour attaquer le dauphin du CSV sur la place publique. (Jean-Claude Juncker fit mine de s’offusquer : Son ministre des Finances serait traité comme un « onbarmhäerzege Familljekiller ».) À sa sortie du gouvernement en 2013, Luc Frieden se confiait aux notables de l’Institut grand-ducal : « Les mécanismes démocratiques classiques et la tripartite n’ont pas abouti aux résultats nécessaires pour relancer la machine économique et rétablir l’équilibre des finances publiques. » Et de plaider pour « d’autres modèles de consensus building and decision making ». Sept ans plus tard, sacré président de la Chambre de commerce, il confiait au Land : « J’étais en fait toujours d’avis que les décisions politiques devaient être prises par le Parlement et le gouvernement, et non à la table de la Tripartite. » À la question de savoir si Xavier Bettel était apte à mener une Tripartite, Luc Frieden répondait alors : « Chaque ministre d’État peut mener une Tripartite ». Jusqu’à preuve du contraire.