L’OGBL et le LCGB mobilisent pour leur grande manifestation du 28 juin. La CGFP ne semble pas disposée à s’y joindre. Les récentes déclarations de Patrick Dury sur « l’apartheid social » n’auront pas aidé

L’heure de la clarification

Luc Frieden et Nora Back
Foto: Gilles Kayser
d'Lëtzebuerger Land vom 09.05.2025

À moins d’une semaine de son discours sur l’état de la nation, Luc Frieden cherche à calmer l’ire syndicale. Ce jeudi, le Premier ministre doit rencontrer Nora Back et Patrick Dury pour un nouvel échange informel, un conciliabule en off et en cercle restreint. Luc Frieden espère pouvoir annoncer un début de décrispation à la tribune de la Chambre, mardi prochain. Cela fait plus de sept mois qu’il traîne les dossiers des conventions collectives et du travail dominical comme un boulet. Il devra tôt ou tard trancher entre son ministre maladroit, Georges Mischo, et le dernier héros de « l’aile sociale », Marc Spautz. Le chef de fraction CSV se plaît dans son nouveau rôle de vieux rebelle, savourant sa notoriété. Il le répète dans tous les médias et à tous les congrès, comme récemment chez l’OGBL : Sur certaines questions, comme le travail dominical, il refusera de « mettre de l’eau dans son vin ». Une manière de prévenir le gouvernement qu’il ne votera pas le projet de loi en l’état. Frieden se trouve devant un choix cornélien. S’il change le texte dans sa substance, il désavouera son ministre et décevra ses amis de l’UEL. S’il en force le passage, il poussera Spautz à la démission comme chef de fraction. Ce qui laisserait une indélébile impression de froideur sociale.

Le grand chapiteau du LCGB est devenu l’endroit m’as-tu-vu de la notabilité libérale qui vient y alimenter ses fils Instagram et Facebook. La nouvelle présidente du DP, Carole Hartmann, évoque ainsi les deux « rendez-vous traditionnels » du 1er mai : Le « Proufdag » de Vinsmoselle et la fête du LCGB organisée, comme tous les ans, à Remich, « près de la piscine » (comme l’indique l’invitation officielle). Les événements se déroulant à moins de dix minutes de voiture, de nombreux politiciens combinent les deux. Jeudi dernier, Xavier Bettel a fait le saut chez le LCGB, tout comme Lex Delles, Eric Thill, Stéphanie Obertin et Yuriko Backes. Corinne Cahen était également de la partie, « tradition oblige », comme elle le note sur Instagram. (La députée vient de signer une convention collective avec le LCGB pour ses magasins de chaussures.)

Luc Frieden était placé en tête d’une des longues tablées, aux côtés Georges Mischo, Martine Deprez ainsi que de Jean et Marc Spautz. Les pontes du CSV se trouvaient donc à quelques mètres de la scène où Patrick Dury prononçait avec tant de verve et de véhémence son discours, qu’il a fini baigné de sueur, concluant sur un high-five avec son secrétaire général. Pour résumer l’allocution, la journaliste du Quotidien évoque « une suite d’uppercuts assénés à la chaîne ». Pendant que Dury se faisait fêter sur scène, les deux bras levés comme un boxeur, Luc Frieden prenait une gorgée d’eau. Le discours lui aura laissé un goût très amer. Selon RTL, le Premier ministre se serait même dit « blessé ». Le lendemain sur Radio 100,7, Dury a tenté de relativiser : « Dat gëtt einfach vum President [vum LCGB] deen Dag erwaart ». Ces dernières années, le LCGB était considéré comme partenaire « raisonnable », tandis que l’OGBL se voyait stigmatisé comme outsider radical. En mars 2022, Dury avait signé les accords tripartites que Back avait refusés. (Cette année-là, le ministre du Travail socialiste, Georges Engel, s’était rendu à la fête de l’OGBL accompagné de son garde du corps.) Les rôles se sont inversés. Si Frieden caressait encore l’espoir de s’unir avec le LCGB contre l’OGBL, cette stratégie a définitivement volé en éclats jeudi dernier.

À relire le discours de Dury, on est frappé par les nombreuses attaques ad personam, visant Luc Frieden et Martine Deprez. Le Premier ministre et « ses collègues de l’UEL » ne pourraient comprendre « comment se sentent les gens qui n’appartiennent pas aux happy few dans les étages de la direction et dans les ministères », croit savoir Dury. Sous le couvert de la modernisation, le gouvernement voudrait « tout casser », et ceci « par décret à la Trump ». Le président du LCGB a fustigé « une alliance entre gouvernement et patronat » telle que le pays ne l’aurait encore jamais vue : « Eng Allianz vum Häuptling vun der UEL a sengem Scharfmacher vun der Fédération des artisans, mat engem Premierminister an Ex-President vun der Chambre de commerce ».

Après cette expérience désagréable à Remich, Luc Frieden semblait presque soulagé de se retrouver au Neimënster chez l’OGBL, à manger une saucisse avec Nora Back. Une photo-op sans discussion de fond, pour l’autoproclamé CEO et ses ministres Deprez et Mischo. Ils n’avaient pas entendu le discours de la présidente de l’OGBL qui venait d’affubler leur politique d’adjectifs comme « onver-
ständlech », « inakzeptabel », « grujeleg » et « eekleg ». (Mais dont la tonalité globale était moins acerbe qu’à Remich.) Le parvis du Neimënster était très clairsemé lorsque Back y a lu son speech. Le Tageblatt avance une estimation d’« environ 250 membres et sympathisants de l’OGBL ». La Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek titre : « Es kamen viele, aber es hätten mehr sein können ». C’est de mauvais augure pour la grande « manifestation nationale » du 28 juin, par laquelle les syndicats veulent inverser le rapport de forces. Plutôt qu’un rendez-vous, ce rassemblement était initialement présenté comme un avertissement. Son annonce, plus de six mois en avance, devait créer, à elle seule, un effet dissuasif. « Ce n’est pas notre voie privilégiée », dit Nora Back au Land. « Mais au jour d’aujourd’hui, elle me paraît inévitable. »

Dans son discours de 1er mai, la présidente de l’OGBL a promis que, ce jour-là, les syndicats « démontreront [leur] résistance », ajoutant qu’on serait prêt à aller « bis zum äussersten ». Vingt kilomètres plus loin, à Remich, Patrick Dury était plus explicite : « Wann et dann néideg ass, bis zu engem Generalstreik ! » Une surenchère syndicale que peu de politiciens auront pris au sérieux. « Vous pouvez compter sur nous, camarades ! », avait lancé Sophie Binet, fin avril, au congrès de l’OGBL. « Je vous apporte tout le soutien de la CGT pour votre grande journée de grève et manifestation du 28 juin ». La secrétaire générale de la CGT avait été mal briefée sur les coutumes locales. La dernière grève générale au Luxembourg remonte à plus de quarante ans, et elle n’est pas à l’ordre du jour aujourd’hui.

La mobilisation pour la manifestation vient d’être lancée dans les entreprises auprès des délégations du personnel, assure Back, qui évoque un gros effort de la part des permanents syndicaux. L’OGBL et le LCGB ont mis en ligne des formulaires d’inscription sur lesquels les membres sont priés de confirmer leur participation. En parallèle, Back a « tendu la main à l’ensemble de la société civile » lors du 1er mai, en évoquant longuement l’avant-projet de loi, relativement répressif, sur le droit de manifester, que les services de Léon Gloden viennent de pondre. Or, une telle convergence avec les ONG, dominées par quelques permanents, ne suffira pas à remplir les rues, un samedi à 11 heures.

Chez l’OGBL et le LCGB, on pressent que le succès du 28 juin est tout sauf garanti. Déjà parce que les sujets ne sont, en eux-mêmes, pas très mobilisateurs. La remise en cause du monopole des syndicats sur les négociations collectives reste un thème abstrait pour le gros des salariés. Dans les centrales syndicales, la question est perçue comme une menace existentielle. Nora Back promet qu’elle ne bougera « pas d’un millimètre » sur ce dossier qui touche à « notre core business ». Marc Spautz ne disait pas autre chose au congrès de l’OGBL : « Do geet et em d’Iwwerliewe vun de Gewerkschaften ! Do geet et em d’Iwwerliewe vum Sozialmodell ! » La majorité parlementaire a fait un volte-face dès janvier, votant une motion qui invite le gouvernement à « continuer à reconnaître le rôle exclusif des syndicats ». Or, Back et Dury pointent un autre danger, celui que les conventions collectives soient vidées de leur substance, ou simplement contournées. Fin avril , dans une interview accordée au Tageblatt, Mischo continuait à avancer la piste d’accords d’entreprise que le patron pourrait signer directement avec des délégués du personnel non-syndiqués.

Le travail dominical et les heures d’ouverture ont éventuellement plus de potentiel de mobilisation. Or, les employés du commerce sont faiblement syndiqués et difficiles à mobiliser. Reste le dossier des retraites, politiquement explosif. Or, Luc Frieden se gardera de dévoiler ses intentions lors de l’état de la nation. À quelques semaines de leur grande mobilisation, le gouvernement ne fera pas un tel cadeau aux syndicats. Martine Deprez devrait abattre ses cartes avant les vacances d’été, dans l’espoir qu’une éventuelle indignation s’enfonce dans le Summerlach.

Nora Back préfère ne pas se prononcer sur le nombre de participants auquel elle s’attend pour le 28 juin. Le secrétaire général du LCGB, Francis Lomel a, lui, commis l’imprudence d’avancer le chiffre de 10 000 à 15 000 manifestants. Une prévision qui paraît très optimiste. Les syndicats n’ont pas mobilisé une telle foule depuis la manifestation de 2009, qui avait réuni 15 000 personnes selon la police et 20 000 selon les organisateurs. Parmi ces derniers se trouvait alors la CGFP. Or, la puissante confédération de la fonction publique n’a pas encore décidé si elle se joindra à la manifestation dans un mois et demi. Son comité exécutif était supposé trancher la question ce lundi, « mais la décision définitive n’a pas encore été prise », dit Romain Wolff. Et d’ajouter : « Dat kann nach e bëssen daueren ». On sent la CGFP très peu enthousiaste à l’idée de défiler aux côtés du secteur privé, alors qu’ils viennent d’obtenir un généreux accord salarial. Wolff ne cache pas que les sorties de Patrick Dury lors du 1er mai ne vont pas faciliter les choses.

« Sozial Apartheid ass definitiv eng Realitéit ginn an dësem Land ! », a lancé le président du LCGB lors de la « journée festive » de son syndicat. Le gouvernement détruirait « intentionnellement » la cohésion sociale, s’indignait Dury. D’un côté, il signerait un accord salarial « substantiel » avec les fonctionnaires, et ceci pour des raisons purement électorales, de l’autre, il tenterait de « balayer » les syndicats du privé. La conclusion de Dury : Il faudrait élargir le droit de vote à tous les habitants, « alors notre Chambre des députés sera peut-être de nouveau élu par plus de personnes que la Chambre des salariés ».

Invité le lendemain à la matinale de Radio 100,7, Dury a persisté et signé : Le gouvernement serait « chaleureux » envers les électeurs de la fonction publique et « froid » envers les salariés du privé. Comme on pouvait s’y attendre, Wolff n’a guère apprécié ces sorties, même s’il reste diplomatique. Face au Land, il évoque « eng onglécklech Wuert-
wal », au sujet de laquelle il se serait d’ailleurs brièvement entretenu « avec Patrick ». Dury assure n’avoir visé ni la fonction publique, ni la CGFP, ni l’accord salarial : « Je ne veux pas provoquer une Neiddebatt ». Prise entre deux feux, Nora Back excuse son collègue : « Il ne voulait certainement pas se mettre à dos la CGFP ». Cela fait en effet dix ans que Dury tente de profiler le LCGB comme le syndicat de « ceux du privé ». Il le fait par réflexe, par dépit et par opposition à l’OGBL. (Celui-ci a non seulement avalé le syndicat cheminot Landesverband, mais a également réussi à se doter d’une nouvelle assise dans les secteurs paraétatiques de la santé et de l’action sociale, où il a rassemblé 78,2 pour cent aux dernières élections sociales.)

La lune de miel entre OGBL et LCGB risquera de se faire aux dépens de la CGFP. Romain Wolff ne cache pas sa nervosité, ce lundi dans Le Quotidien : « J’espère que les deux autres syndicats ne vont pas formuler de revendications [sur la réforme des retraites] qui seraient tournées contre la fonction publique. Dans ce cas, il serait très compliqué de former un front commun. » Face au Land, il tente de désamorcer les tensions. La position commune sur les retraites, « déi steet nach ëmmer ! » Mais, avertit-il, le moment serait « crucial », et les syndicats devraient « se serrer les coudes ».

De manière très solennelle, les présidents de l’OGBL et du LCGB se sont réciproquement souhaités un bon premier mai, l’un depuis Remich, l’autre depuis le Grund : « Mir sinn a Gedanken ganz no beineen », déclarait Back. Les deux ont conclu leur discours par la même exclamation : « Vive notre front syndical OBGL/LCGB ! ». Ce 1er mai, les tracts, affiches et banderoles en rouge et vert du front syndical étaient omniprésents. Le rapprochement entre l’OGBL et le LCGB a été fulgurant. « Nous pouvons remercier Monsieur Frieden », lâche Nora Back face au Land.

Même l’idée d’« Eenheetsgewerkschaft » ne semble plus tabou chez le LCGB. En 1978, le président du syndicat chrétien, Jean Spautz (père de Marc), s’était retiré des négociations secrètes auxquelles John Castegnaro et Jos
Kratochwil l’avaient convié en vue de former l’OGBL. (Pour faire discret, les leaders syndicaux avaient choisi un restaurant à Audun-le-Tiche.) Depuis, le terme de « syndicat unitaire » provoquait l’anathème chez le LCGB. Plus maintenant. Interrogé en février par le Tageblatt sur la question, Dury a répondu que la « collaboration ad hoc » pourrait toujours être « structurée différemment » : « Ich kann nur sagen : Lasst euch überraschen... »

Nora Back explique que les directions des deux syndicats se réunissent régulièrement. On se serait donné « une méthode de travail » pour structurer dans la durée une collaboration qu’elle qualifie de « très agréable ». Même si, au niveau des entreprises, les délégués ne comprendraient pas toujours qu’il faudrait désormais travailler avec des personnes qui, hier encore, étaient considérées comme des « ennemis jurés ». Le rapprochement entre l’OGBL et le LCGB doit beaucoup à ses deux dirigeants. Patrick Dury évoque « une grande relation de confiance et une certaine amitié » qui le lieraient à Nora Back. Celle-ci avoue que les incessantes querelles de part et d’autre l’auraient toujours agacée. Elle aurait regretté que tant d’énergie et tant d’argent aient été dépensés pour se démarquer à coups de gadgets et de drapeaux.

Pour ceux qui connaissent les inimités passées, le rapprochement actuel apparaît d’autant plus spectaculaire. Les deux prédécesseurs de Nora Back n’avaient nullement caché leurs visées hostiles et hégémoniques face au LCGB. Aux élections sociales, leur but affiché était d’écraser le concurrent chrétien, en le faisant passer en-dessous de la barre des vingt pour cent. (Ce qui lui aurait fait perdre sa représentativité nationale, l’excluant des organes tripartites et des négociations collectives.) C’est à peine si Jean-Claude Reding et André Roeltgen reconnaissaient le droit à l’existence au LCGB qu’ils réduisaient généralement à une expression de la « Gewerkschaftsspaltung ». En parallèle, ils ont cultivé une alliance avec la CGFP de Romain Wolff, qui leur a permis de compenser l’érosion du poids électoral de l’OGBL, majoritairement composé de frontaliers et de résidents non-luxembourgeois. La coalition entre l’OGBL et le LCGB risque d’exposer un nouveau flanc.

Bernard Thomas
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