Quelle est la définition de l’amour ? Pas celui du coup de foudre que l’on connaît à vingt ou trente ans. Mais celui qui traverse toute une vie, celui qui vous fait vivre avec ou aux côtés d’une personne durant un demi-siècle. L’amour est responsabilité et l’amour est réciprocité, de cela, Denis est persuadé sur son lit de mort, quand il dit sa gratitude et son bonheur à sa femme Sandra, avec laquelle il a formé un couple durant 52 ans. Cette histoire est racontée par une jeune femme en robe de soirée (Jeanne Werner), installée dans un décor lunaire abstrait, entre discothèque et paysage enneigé. On est au théâtre, le royaume des illusions, pour une pièce appelée ainsi, Illusions, d’un auteur russe (Ivan Viripaev est né en 1974 en Sibérie) – et si l’amour n’était lui aussi que mirage ?
Un homme reprend le récit là où son amie l’a abandonné : un an plus tard, quand meurt Sandra, celle-ci appelle à ses côtés Albert, le meilleur ami de Denis – et l’homme qu’elle a toujours aimé en secret. Et si l’amour n’était qu’abnégation, don et non-dit ? Frappé comme par la foudre par cette déclaration de Sandra, Albert rentre chez son épouse Margaret, lui dire qu’il vient de se rendre compte qu’il ne l’a jamais vraiment aimée, mais que par cette déclaration, il s’est rendu à l’évidence qu’il a toujours été amoureux de Sandra. N’y a-t-il pas de constance dans ce monde chaotique ?
La pièce d’Ivan Viriapaev est une fable sur l’amour et son immatérialité. Mais c’est surtout une pièce sur le théâtre et le pouvoir des mots, qui finissent même par tuer. Racontée en discours indirect par quatre jeunes acteurs, eux-mêmes couples changeants lors des pauses – toujours indiquées par un métadiscours, « pause » – qu’ils passent à boire, à chanter et à danser lascivement dans une ambiance de discothèque. Viripaev parle beaucoup et ses acteurs deviennent conteurs, essayant de donner chair à ces quatre octogénaires tous morts depuis.
Malgré ces artifices dans la forme du récit, Illusions est une pièce touchante parce qu’elle parle de la vie, de ses difficultés et de ses déceptions. Et elle le raconte en citant de petits épisodes, ces « menus éclats » dont elle est constituée, et qui illustrent les angoisses et les interrogations existentielles dont est pavée l’existence. Comme le jour où Albert, qui avait trop fumé de hachisch avec un de ses étudiants, s’est rendu compte que l’univers était tout mou alors que toute sa vie durant, il était persuadé qu’il était dur, comme lui. Il y cette scène aussi où Margaret, la femme si terre à terre, « dotée d’un bon sens de l’humour » s’est enfermée dans leur penderie, ou celle où Denis, en voyage en Australie avec sa femme, ne voulait plus bouger d’une pierre ronde, persuadé d’avoir trouvé « sa place dans le monde ».
« Diable signifie deux. Moi et un ‘autre’ en plus. Moi et ma vision du monde », a dit Ivan Viripaev au sujet de sa pièce. Le dramaturge Youness Anzane y voit des « bombes textuelles » que la metteure en scène Sophie Langevin et lui font exploser dans un travail épuré et lucide. Les acteurs, il faut le souligner, sont tous excellents, Jeanne Werner, Pitt Simon, Eli Johannesdottir et Raoul Schlechter habitent ces longs monologues complexes où il ne faut pas perdre le fil du qui est qui. Avec une mention spéciale à cette scène où Eli Johannesdottir (voir ci-dessous), en overall aguicheur, prend le micro et commence à susurrer People are strange des Doors à Pitt Simon, qui reprend – comme une autocitation de son rôle dans Weird scenes inside the gold mine (Anne Simon, 2011). Et la boucle est bouclée, les conteurs s’inscrivent eux-mêmes dans l’histoire (du théâtre).