L’idée semble être dans l’air du temps : Sebastian Nübling a monté en décembre au Gorki Theater à Berlin In unserem Namen, un spectacle sur les réfugiés en se servant de textes littéraires – d’Échyle à Elfriede Jelinek – et d’actualité (rapports politiques du Bundestag, commentaires de citoyens sur les réseaux sociaux...), demandant même au public d’interagir, de se déplacer. Début janvier, Marc Baum et Ronald Dofing firent de même avec un collage hétéroclite de textes tournant autour de la crise grecque et de ses conséquences pour le peuple grec, misère sociale, souffrance, doutes. Sur le papier déjà, Grexit semblait très ambitieux, tellement les sources de textes sont nombreuses : deux monologues du poète grec Yannis Ritsos, le drame Le renvoi des messagers grecs du polonais Jan Kochanowksi, un texte de l’anthropologue américain contemporain David Graeber, un court extrait de la Cassandre de la romancière allemande Christa Wolf et, en épilogue, le très pessimiste Soleil noir de l’auteur grec Dimítris Dimitriádis – pas de doute, il y a de la recherche et de l’érudition derrière, une réflexion sur l’éternelle reproduction de la Guerre de Troie et de toutes ces guerres fratricides où le fort agresse le faible.
Mais à l’arrivée, la soirée est frustrante pour le spectateur. Parce que ces nombreuses références et ces liens que Ronald Dofing et Marc Baum ont voulu tisser à travers les siècles de tragédies humaines ne se ressentent pas, ne passent pas entre les textes et le public. Grexit se joue dans trois salles différentes et en trois langues. En deux heures et demie, le spectateur accompagne Christiane Rausch, Pitt Simon, Jean-Paul Maes, Max Thommes et Brigitte Urhausen de la salle José Ensch au dernier étage du bâtiment central de Neimënster en passant par la classique salle Robert Krieps au Tuutesall jusqu’au cloître Lucien Wercollier pour une lecture scénique dont on a l’impression qu’elle a dû être bâclée. Il n’y a pas de corporalité, pas de chair là-dedans. Pour preuve : une des scènes les plus émouvantes est de regarder l’acteur grec Solon Tsounis lire un bout du texte de Yannis Ritsos en vidéo. Il est assis dans une salle baignée de soleil, désinvolte, fume une cigarette en lisant, regarde la caméra droit dans l’objectif ou tourne la tête, et on a l’impression de tout comprendre, de saisir la souffrance exprimée dans le texte – et pourtant, il parle grec et rien n’est sous-titré.
La souffrance, justement. L’artiste Serge Ecker, dont c’est la première scénographie, accompagne les différentes scènes avec des projections d’images de nuages ou de révoltés ou en rejouant lui-même une scène de combat de rue dans la cour du Neimënster. Et il a réalisé, dans l’écriture grecque originale, un néon qui dit : Vassanízomé (« je souffre » et « je fais souffrir ») – un graffiti, explique l’historienne d’art Sofia Eliza Bouratsis dans un texte sur l’œuvre, que l’on retrouve partout en Grèce depuis quelques années. Souffrir et faire endurer la souffrance sont aussi les leitmotiv des textes sélectionnés : « Comment se fait-il que d’autres nous dictent notre destin ? », « je ne veux pas être leur jouet ou leur serviteur » « du champ de la mort vers l’espoir d’une indépendance douteuse » (Ritsos), la description du projet européen comme bureaucratie pour la reproduction ou le maintien du désespoir (Graeber) jusqu’à la prophétie d’un « millénaire des excréments » à venir, « une nuit encore plus noire » (Dimitriádis).
Pour aussi ambitieux que puisse paraître le projet Grexit, on n’accroche pas. Probablement parce que sa mise en scène est trop spartiate, parce que les textes si différents et complexes ne nous touchent pas, que la mise en scène n’a pas réussi à lui insuffler vie, parce que les acteurs, si concentrés à maîtriser l’impressionnant volume de mots et de références, ne se sont pas vraiment appropriés les textes. Alors on reste singulièrement distant, si ce n’est pour un cri qui vous glace le sang que Christiane Rausch lance avec sa voix rocailleuse, une envolée lyrique de Pitt Simon ou un sketch plus léger que se permet Max Thommes. C’est à ce moment-là que cela devient du théâtre. Brigitte Urhausen seule dans un nuage de fausse fumée qui susurre calmement le texte violent de Christa Wolf – et la magie opère.