« Where the hell is Lichtenburg ? » demande Sally Adams, offusquée, lorsque son ami Harry (Truman), Président des États-Unis, lui donne son assignation pour son premier poste d’ambassadrice, pour services (de financement de campagne) rendus. C’est, rétorque un des convives de sa soirée d’adieu, un pays pas plus grand que Brooklyn. De quoi refroidir l’excitation de l’ambitieuse millionnaire qui s’est enrichie grâce au pétrole et n’a qu’un but dans la vie : briller aux soirées extravagantes qu’elle organise – elle se voit en une sorte de Great Gatsby au féminin. Nous sommes en 1949, l’Amérique domine le monde après la Deuxième Guerre mondiale, son impérialisme est également culturel. Lorsque Sally la libérale qui ne parle qu’en millions de dollars, débarque dans le petit Lichtenburg conservateur, une monarchie appauvrie par la guerre, ce sera forcément le choc des cultures.
Dans le musical Call Me Madam d’Irving Berlin, qui connut un succès considérable lors de sa création à Broadway dans les années 1950, Lichtenburg est bien sûr le Luxembourg et Sally Adams est Perle Mesta, la première femme ambassadrice des États-Unis au grand-duché. Un des auteurs du livret, Howard Lindsay, aurait même fait un voyage en Europe, dit l’historiographie, officielle, pour faire une sorte d’étude de terrain. C’est pourquoi on retrouve des éléments réels dans cette romance de gare, comme le Kachkéis et la Schueberfouer. Bien que consacré au Luxembourg, le musical n’a bizarrement jamais été monté ici ; c’est pourquoi la création de Claude Mangen à Mersch et Marnach est un événement culturel d’intérêt national. L’historien Paul Lesch a bien consacré un documentaire, Call Her Madam (Samsa, 1997) ainsi qu’un livre, Playing her part (Amcham, 2001), à Perle Mesta et on a pu regarder l’adaptation cinématographique du musical de Walter Lang en 1953 (avec Ethel Merman et Donald O’Connor). Mais jamais d’adaptation locale. Et pour cause, c’est une grosse production pour les scènes autochtones, habituées aux pièces à distribution réduite : ici, il y a six rôles principaux qui jouent, chantent, dansent et font même des claquettes ; six danseurs, des chanteurs et figurants ainsi que des musiciens pour l’accompagnement – en tout, une trentaine de personnes sur scène.
Peut-être parce que c’est la première création de la comédie musicale au Luxembourg, comme avec une ambition documentaire, peut-être aussi parce qu’il adore ça, Claude Mangen a opté pour une adaptation très littérale – qui s’avère être la principale faiblesse de la production. Bien que parsemé de chansons très entraînantes, comme You’re just in love ou It’s a lovely day today, le musical est long, très long, en tout et pour tout, on en a pour presque trois heures pour une histoire qui se limite finalement à la personnalité haute en couleurs de l’ambassadrice et à deux amourettes parallèles. Car oui, aucune histoire de Broadway ne tient sans histoire d’amour : ici, l’ambassadrice tombe amoureuse du ministre des Affaires étrangères Cosmo Constantine et l’attaché de presse de l’ambassade s’amourache de la jeune princesse de Lichtenburg. Puis il y a des divagations sur les conflits d’intérêt de l’ambassadrice, son immixtion inappropriée dans les affaires intérieures du pays, le carcan institutionnel dans lequel est enfermée la princesse, les Européens un peu stupides et arriérés.
Le portrait de Sally Adams est assez loin de la vraie Perle Mesta : la première est cruche et naïve, trop bête pour être ambassadrice, alors que la seconde était féministe et une femme de poigne, qui savait exactement ce qu’elle faisait en invitant par exemple tous les bourgmestres une fois par an à l’ambassade : elle les valorisait et leur donnait cette importance qui fit d’eux des amis à vie des États-Unis. 1949, l’année de son arrivée, était aussi celle de l’adhésion du Luxembourg à l’Otan ; Pierre Dupong (CSV) était Premier ministre et Joseph Bech (CSV) son ministre des Affaires étrangères. D’ailleurs, les photos documentaires projetées sur le rideau de scène lors des changements de décor montrent Perle Mesta en compagnie de Bech, s’intéressant à la vie locale. Alors que les historiens s’entredéchirent actuellement pour définir le rôle du gouvernement durant l’Occupation et la difficile réconciliation ou épuration durant l’immédiat après-guerre (1940-1950 – continuités ou ruptures ? demandait un récent colloque), nous sommes ici dans une version tarte à la crème de l’histoire. Dans une optique complètement américano-centriste en plus.
Mais peut-être qu’il ne faut pas trop en attendre. Il s’agit d’entertainment, d’amusement aux frais d’un pays minuscule, fait pour divertir. Claude Mangen a bien compris cela et en ajoute encore une couche dans le frou-frou et bling-bling : les costumes créés par Ulli Kremer sont somptueux, surtout les robes de soirée de Sally Adams. Et s’il le faut, pour ironiser, les filles danseront même en jupettes rouge-blanc-bleues pour la fête nationale. Le Premier ministre Sebastian Sebastian (Clod Thommes est parfait dans ce rôle) est un plouc local de la vieille garde, qui a des dollars dans les yeux dès qu’il voit Sally Adams et ne réchigne devant rien pour avoir ce prêt du gouvernement américain qu’elle avait pour mission d’éviter. Edda Petri est une Sally Adams aussi charmante que glamoureuse, bien que ce soient surtout les jeunes Calvin Hudson (en Kenneth Gibson) et Emily-Jane Ashford (en Princess Maria) qui convainquent par leurs multiples talents de chant et de danse, très anglo-saxons dans leur interprétation. Dans l’ensemble, il y a encore quelques imprécisions et des incertitudes, tout à fait normales pour une production de cette envergure. Malheureusement, elle ne sera jouée que cinq fois en tout, au lieu de plusieurs centaines de représentations comme à Broadway...