Peut-on seulement apprendre quelque chose de l’art – autre chose qu’apprendre à voir ? L’art peut-il proposer des points de vue sur autre chose que sur lui-même ? Quel serait un savoir proprement artistique ? L’historien d’art, chercheur et curateur d’expositions, responsable du département des arts visuels à la Head (Haute école d’art et de design) à Genève Yann Chateigné met la barre haute lors de la première discussion du Cipac 2013 (Congrès interprofessionnel de l’art contemporain), sixième édition, mercredi dernier, 27 novembre à l’École des beaux arts, site Subsistances, à Lyon. Artistes, philosophes et théoriciens s’y interrogeaient, devant un parterre de professionnels du secteur, sur la « recherche et production de savoir en art ».
Yann Chateigné, brillant analyste, y décrit l’artiste comme « figure oblique », défricheur et tête chercheuse ; regrettant que la recherche devienne de plus en plus difficile dans les institutions, où les contraintes de la production prennent le pas sur le temps imparti à la réflexion. Et, citant Thierry de Duve, estimant que les chercheurs en arts et les iconologues décèlent dans le monde réel des images et des formes encore invisibles pour les autres. « L’art, dit-il, produit un savoir sur le monde qui est de l’ordre du non-savoir. »
Professionnalisation Le Cipac chapeaute une vingtaine d’associations et de fédérations de professionnels, des conservateurs aux enseignants des écoles d’art ou des résidences aux centres d’art et des galeries d’art aux critiques – « tout un écosystème très dynamique et solidaire » comme le définit la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, dans son allocution vendredi. Durant les trois jours du congrès à Lyon, l’offre en débats et discussions, platesformes d’information et d’échange sur le thème Nécessités de l’art englobait donc un spectre extrêmement large de sujets, comme par exemple des défis de la professionnalisation (une convention collective est en phase de rédaction), des enjeux de l’éducation artistique, des nouvelles conditions à l’ère du numérique, de l’intervention politique dans le domaine de la création et de la place du privé dans les arts visuels. Aurélie Filippetti est venue soutenir le secteur et écouter ses revendications, consignées dans un épais Livre blanc finalisé à Lyon. Le gouvernement Hollande a lancé le processus de consultation pour une « loi d’orientation sur la création », qui pourrait être finalisée et votée au premier semestre 2014 – et dont le bien-fondé est vu avec scepticisme par les professionnels.
Le législateur peut-il seulement décréter « l’indépendance de la création » ? Pas sûr. Mais il peut protéger les collections des Frac (Fonds régionaux d’art contemporain), qui viennent de fêter leurs trente ans et ouvrent un à un leurs propres lieux ; il peut garantir la place de la recherche dans les écoles d’art, assurer un certain régime social des artistes et acteurs des arts plastiques, garantir un taux de TVA hyper-réduit pour les œuvres d’art à l’import ou « faire entrer les arts visuels dans l’économie de l’exception culturelle » comme le promet Aurélie Filippetti. Pour la ministre, la place accordée au public et à son accès aux œuvres doit être centrale dans tous les projets futurs, elle veillera à ce que ce facteur soit pris en compte dans l’analyse des demandes d’attribution d’aides publiques.
Art et production, une relation conflictuelle La situation décrite par les artistes pourtant est autrement plus complexe. Comme Neven Allanic, sorti des Beaux-arts en 2007, « en pleine crise, il n’y avait plus d’argent en France » : faute de perspectives dans l’hexagone, il décide alors d’aller travailler à l’étranger et se retrouve à Leipzig en Allemagne, où il profite des prix de l’immobilier extrêmement bas pour acheter un immeuble avec des copains et y installer des ateliers et résidences d’artistes. « Il faut désormais se définir comme artiste européen », estime-t-il, et toujours travailler en premier lieu avec et pour le réseau local. En l’absence de grands moyens financiers sur place, le projet Fugitif Research Platform se base sur la générosité, l’échange professionnel et l’intérêt de la recherche personnelle. « Ce qui m’a toujours gêné dans l’associatif, c’est qu’on doit pondre des projets spécifiques pour trouver des soutiens », décrit-il une situation française qui pourrait s’appliquer telle quelle au Luxembourg. « On va alors se restreindre et restreindre son travail par rapport aux projets qui marchent. » (Ce seraient les projets sur la moutarde à Dijon et sur l’argent et la place financière au grand-duché, ndlr.) S’il craint une gentrification à Leipzig, comme ce fut le cas à Berlin, Neven Allanic concède aussi qu’il doit rentrer travailler en France pour gagner l’argent qui permette de financer Leipzig, où la crise est encore plus violente.
« Ce sont les artistes qui mettent en doute les procédés, les matériaux, les outils, les lieux et les objets, » souligne Bernhard Rüdiger, artiste et enseignant des beaux-arts à Lyon, insistant sur la distinction radicale entre artistes et créatifs, qui, eux, se limiteraient à la création de valeur ajoutée : « Or, création n’est pas synonyme de créativité ». Pour lui, le marché n’a pas vraiment d’influence sur la création artistique, malgré l’arrivée massive des puissants collectionneurs privés dans le paysage des arts visuels, mais il est également persuadé qu’il est essentiel de travailler à partir d’un territoire et de créer des communautés pour s’échanger et s’organiser en tant qu’artistes.
Gunnar B. Kvaran, commissaire invité de la douzième biennale de Lyon (la biennale fut une des raisons de la tenue du Cipac à Lyon), qui dirige par ailleurs l’Astrup Fearnley Museet, musée privé, à Oslo, dépeint une situation norvégienne idyllique, où l’État paye un salaire variant entre 25 000 et 30 000 euros annuels aux artistes afin qu’ils soient libres de créer. Or, cette aide ne revient pas seulement aux artistes plasticiens, mais aussi aux intellectuels, donc aux commissaires ou aux curateurs, qui ont pu profiter de cette liberté pour inventer des espaces d’exposition indépendants et développer ainsi de nouveaux types de diffusion d’art. Une vitalité soutenue par l’État qui, selon l’Islandais, est une richesse et contribue, à côté des acteurs privés, à la « polyphonie » essentielle au monde de l’art.
L’art en pompier « Souvent, l’art est convoqué quand il est trop tard. Or, l’art n’est pas le pompier de l’espace urbain », s’insurge Jérôme Sans, ancien directeur (avec Nicolas Bourriaud) du Palais de Tokyo à Paris et actuel directeur artistique du projet Rives de Saône à Lyon – et on pense forcément au projet Public Art Experience à Belval, où les artistes ne sont convoqués qu’en toute fin de la chaîne, lorsque les urbanistes ont fini d’aménager et les architectes de construire, comme pour ajouter quelque décor dans les interstices. À Lyon, c’est le contraire : depuis 2008, quatorze communes de la région Grand Lyon s’y affairent à réaménager les berges de la Saône, « un véritable projet de reconquête de la rivière » selon Sans, qui veut « redonner à la ville son histoire ». Sur quelque 25 kilomètres du fleuve, les berges doivent être rendues aux piétons pour se promener, déambuler, prendre un bain de soleil, être dans la nature – un projet d’aménagement gigantesque, impliquant autant d’ingénieurs, de paysagistes, de gestionnaires administratifs que d’artistes, impliqués très en amont du processus de planification. Alors que les travaux d’aménagement à proprement parler sont actuellement visibles dans Lyon, le long de la Saône, les premières œuvres d’artistes sont déjà installées, comme un pavillon métallique conçu par Didier Faustino (qui rappelle singulièrement les pavillons du centenaire aux Nonnewisen à Esch), Les Planches et La double rampe de Tadashi Kawamata ou encore la sculpture The Weight of oneself d’Elmgreen & Dragset.
Julien Amouroux, qui travaille sous le pseudonyme Le Gentil Garçon, est intervenu à deux endroits du projet, avec des œuvres in situ, impliquant le contexte social et les usagers des lieux. « Comme l’enfant, cite-t-il Tarkovski, l’artiste ne voit pas le monde, il le découvre », et qu’il est persuadé qu’il faut en premier lieu « déshabituer le regard » lorsqu’on intervient dans l’espace public. Avec un arbre arborant des poissons girouettes et une aire de jeux sur laquelle une météorite (pénétrable) a échouée, il contribue à créer des « mythologies personnelles » pour les utilisateurs de la promenade.
Les publics Si, pour les professionnels français, le Cipac était aussi une grande plateforme d’échanges professionnels sur des thèmes touchant leur travail quotidien – comment faciliter la mobilité et l’échange des artistes en résidence ? quels barèmes ? comment intégrer la recherche dans la programmation ? –, et un moyen de nouer des contacts avec des partenaires avec lesquels ils travaillent ou veulent travailler, pour l’externe1, l’intérêt d’un tel colloque est surtout le condensé d’idées et de théories qu’il offre sur trois jours. Des théories parfois si hétérodoxes qu’elles ouvrent de nouvelles pensées rhizomatiques, comme celle de Lorenzo Benedetti, directeur de De Vleeshal à Middleburg aux Pays-Bas, pour qui l’art conceptuel s’est développé si rapidement à cause de la démocratisation de l’aviation : soudain, il devenait, selon Benedetti, plus facile et moins cher de débarquer à un endroit les mains dans les poches et de faire une nouvelle œuvre sur place que d’affréter à grands frais des œuvres encombrantes et lourdes.