L’Europe par ses tragédies Souvent, ça se passe dans la cuisine. C’est là, dans cet espace très intime, où ne se retrouve que la famille et les proches avant le repas, que les langues se délient, que la réalité est révélée. Là où la mère de Ramo Ali cuisinait pour sa progéniture par exemple : elle a soixante (!) petits-enfants, épluchant quinze kilos de pommes de terre tous les jours pour les rassasier. Ramo Ali est Kurde de Syrie, il a fui le pays après avoir été incarcéré et torturé par le régime d’Assad et il raconte son calvaire et sa fuite à ses trois collègues qui sont avec lui sur scène. Il le raconte de la façon la plus naturelle possible, parce qu’ils sont… dans une cuisine.
Empire est la troisième et dernière partie de la trilogie européenne (après The civil wars et The dark ages) de Milo Rau et elle sera montrée à la fin du mois, les 29 et 30 novembre, au Neimënster (voir notre critique dans le Land du 16 juin 2017 et en-ligne). Empire réunit des « histoires de fuite », comme les définit Rau. Ramo Ali est aujourd’hui acteur en Allemagne, comme Akillas Karazissis, qui a quitté sa Grèce natale durant la « dictature des colonels », à la fin des années 1960 pour aller étudier à Heidelberg – où il se l’est surtout coulée douce en fumant beaucoup de joints et en draguant les filles. Il y inventera « l’esthétique du minimalisme dépressif » dans son jeu et c’est totalement désopilant quand il en parle. Rami Khalaf est Syrien et s’était enthousiasmé pour le Printemps arabe – sa participation aux manifestations lui sera fatale, il devra quitter le pays. Et Maïa Morgenstern, l’actrice roumaine qui a tourné avec Angelopoulos et Mel Gibson (dans sa Passion of Christ), a connu l’antisémitisme de ses compatriotes dès l’école primaire. Tous les quatre, de nationalités, d’origines et de générations différentes, narrent leurs vies de la manière la plus naturelle qui soit, dans cette cuisine quelconque installée dans un décor conçu comme pour le cinéma (Anton Lukas). Et ils se racontent dans leur langue natale – le roumain, l’arabe, le kurde ou le grec – face caméra, leurs visages étant projetés en grand format au-dessus des meubles (avec sous-titres). Leurs histoires et celles de leurs familles, faites de fuites et de migrations à travers le continent, à la recherche de paix et de moyens de subsistance, sont très touchantes et signifient l’Histoire avec un grand H du continent européen, traversé de guerres et de conflits ethniques.
Bien que Empire soit une des pièces les plus basiques de Milo Rau, du simple Erzähltheater naturaliste dans sa forme de représentation, on y retrouve les principaux éléments de sa signature : l’approche documentaire, basée sur les faits réels et la narration par des témoins eux-mêmes, le recours à des moyens techniques, notamment filmiques, pour à la fois amplifier les émotions, mais aussi mettre en abyme l’art théâtral, le démasquer comme tel. Dans ce sens, Rau est un digne héritier de Bert Brecht, dont il pratique à la fois le théâtre épique et la distanciation.
Apodictique À 41 ans, le metteur en scène, réalisateur de films documentaires, auteur et essayiste suisse Milo Rau est probablement l’homme de théâtre le plus discuté en Europe en ce moment. Actuellement directeur artistique du NT Gent, où il vient de créer Lam Gods, une réinterprétation de l’autel de Gand, L’adoration de l’agneau mystique des frères Hubert et Jan Van Eyck remontant au XVe siècle, et créera une Orestie sur fond de guerre en Syrie au printemps, Rau vient du journalisme et impose sa vision très forte, carrément apodictique du théâtre comme moyen d’éduquer le public en combinant faits réels et émotion. Il en va ainsi de La Reprise. Histoire(s) du théâtre, créée au printemps au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles et qui tourne depuis dans tous les festivals et théâtres d’Europe. Avec un ensemble d’acteurs professionnels – notamment le toujours impressionnant Johan Leysen – et amateurs, Rau retrace dans cette pièce le racisme et l’homophobie ordinaires ainsi que la banalité du mal qui ont mené vers le meurtre gratuit du jeune Ihsane Jarfi, en 2012 à Liège. Comme toujours, Rau et son équipe sont allés enquêter sur place comme le ferait un journaliste : ils ont rencontré les parents de la victime et les coupables du crime, pour méticuleusement reconstituer les faits sur scène, à la manière de la police. Mais avec l’élément humain, les émotions en sus. Idem pour Five easy pieces, sa pièce sur l’affaire Dutroux, vue au printemps au festival Perspectives à Sarrebruck : Rau raconte le drame par le regard des enfants et du père de Dutroux, Victor, un ancien du Congo qui est soudain réduit à son statut du père de l’homme qui incarne le mal absolu. Five easy pieces a créé le scandale en Allemagne surtout, parce que des enfants de l’âge de Julie et Mélissa y racontent leur calvaire et récitent les lettres réelles. Mais la pièce n’est jamais vulgaire, sa violence est dans la cruauté de ce que rapportent les enfants et dans sa médiatisation.
Malaise Toutefois, comme dans toutes les récentes pièces de Milo Rau, tous ces ressorts formels qu’il use jusqu’à la corde ces derniers temps – au point d’en faire un manifeste un rien prétentieux (« il ne s’agit plus seulement de dépeindre le monde, il s’agit de le changer », voir encadré) – créent un malaise. Milo Rau est insatiable et produit à la chaîne des pièces sur les plaies ouvertes de notre époque : la pédophilie, les guerres, les migrations, les morts, les injustices sociales et économiques… Ses détracteurs lui reprochent d’en faire trop, d’être dans l’indignation permanente, comme les réseaux sociaux, de jouer avec des effets faciles et répétitifs qui lui garantissent l’émotion immédiate du public. Que les émotions des acteurs soient constamment amplifiées par les gros plans filmés et projetés en très grand format sur scène est un de ces rassorts faciles. Rau sait quelles ficelles il faut tirer pour atteindre l’effet voulu. Dans un papier dévastateur paru en août dans le mensuel de gauche allemand Konkret, Jakob Hayner lui reproche son actionnisme, son narcissisme et sa paresse intellectuelle : « Milo Rau wird immer mehr zu einem Label, dem linken, kritischen, also guten Gewissen des Kulturbetriebs. Seine Spektakel dienen der Aufrechterhaltung des Werts der Marke ». Rau fou du roi ?
C’est exactement le sentiment qu’on a aussi en visitant l’exposition Europe Trilogy qui lui est consacrée actuellement au Neimënster, dans le cadre de l’accueil de Empire : on y tombe en premier sur le visage surdimensionné de Rau, collé sur une des portes d’entrée, comme un logo, alors que l’installation vidéo est intimiste, les acteurs racontant leur vécu personnel et professionnel sur les projets de Rau auxquels ils ont contribué face caméra, de la manière la plus simple qui soit. Même en créant plusieurs pièces par saison, Rau est au four et au moulin de la militance politico-artistique : il participe au European Balcony Project de Robert Menasse et Ulrike Guérot, qui ont déclaré la « République Europe » le 10 novembre, milite (bien sûr) pour Kirill Serebrennikow, bref, il est de toutes les luttes (symboliques), un peu comme une incarnation de notre mauvaise conscience dans un monde où la violence s’amplifie et les injustices s’accélèrent. Die Enthüllung des Realen – « la révélation du réel » serait son objectif, promet Rau dans son dernier livre, paru chez Theater der Zeit. Or, c’est tout le contraire qu’il fait : il mystifie désormais cette réalité insoutenable qu’il prétend démasquer, en la coulant dans une forme théâtrale excessive, poussant trop loin la recherche de l’effet facile et de l’émotion. Et court-circuitant ainsi toute réflexion critique véritable. En produisant à la chaîne des pièces toutes identiques, il est devenu le Ai Weiwei du théâtre. C’est dommage.
Le Manifeste de Gand
Un : Il ne s’agit plus seulement de dépeindre le monde. Il s’agit de le changer. Le but n’est pas de représenter le réel, mais de rendre la représentation elle-même réelle.
Deux : Le théâtre n’est pas un produit, c’est un processus de production. La recherche, les castings, les répétitions et les débats connexes doivent être accessibles au public.
Trois : Le statut d’auteur revient entièrement à ceux qui participent aux répétitions et à la performance, quelle que soit leur fonction – et à personne d’autre.
Quatre : L’adaptation littérale des classiques sur scène est interdite. Si un texte source – qu’il s’agisse d’un livre, d’un film ou d’une pièce de théâtre – est utilisé au début du projet, il ne peut pas dépasser plus de vingt pour cent du temps de la représentation.
Cinq : Au moins un quart du temps de répétition doit avoir lieu à l’extérieur d’un théâtre. Un espace de théâtre est un espace dans lequel une pièce a été répétée ou exécutée.
Six : Au moins deux langues différentes doivent être parlées sur scène dans chaque production.
Sept : Au moins deux des acteurs sur scène ne doivent pas être des acteurs professionnels. Les animaux ne comptent pas, mais ils sont les bienvenus.
Huit : Le volume total de la scénographie ne doit pas dépasser 20 mètres cubes, c’est-à-dire qu’il doit pouvoir être contenu dans une camionnette qui peut être conduite avec un permis de conduire normal.
Neuf : Au moins une production par saison doit être répétée ou exécutée dans une zone de conflit ou de guerre, sans aucune infrastructure culturelle.
Dix : Chaque production doit être montrée dans au moins dix endroits dans au moins trois pays. Aucune production ne peut être retirée du répertoire NTGent avant que ce nombre ait été atteint.
Gand, le 1er mai 2018